Carnets

A l’européenne

par Camille Brunel

Fuocoammare, par-delà Lampedusa (Gianfranco Rosi, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Fuocoammare, de Gianfranco Rosi (2016) – 83′

Fuocoammare n’est pas un film sur les animaux, c’est un film sur les migrants, et sa présence au sein de cette chronique a probablement d’ores et déjà suscité chez le lecteur une méfiance légitime. Le jeune natif de Lampedusa, Samuele, que suit le documentariste, apparaît certes très vite accompagné de son chien Dick, mais on ne reverra pas l’animal de tout le film ; et l’on ne fera pas grand chose non plus des deux ou trois mouettes qui de temps à autre traversent le cadre, très légitimes elles aussi dans le cas d’un tournage sur une île de 20km².

La principale caractéristique de Fuocoammare, cependant, et peut-être celle qui lui a valu l’Ours d’Or au dernier festival de Berlin, est de constamment inciter le spectateur à entendre les échos que se renvoient les scènes du quotidien de Samuele et les séquences tournées au plus près de l’enfer vécu par les réfugiés. On pense à eux quand Samuele a le mal de mer. On pense encore à eux quand il se plaint de ses petites difficultés respiratoires à son médecin. On pense à eux quand Samuele joue à la guerre, ou se bâfre de spaghetti aux calmars avec sa famille. Et l’on peut se demander, alors : durant le plan précédant la scène de repas, qui montrait les calmars agoniser sur le pont d’un bateau, fallait-il penser à eux aussi ?

Dieu sait pourtant que ce n’est pas au sort des calmars que le spectateur, confronté au calvaire des réfugiés, songe le plus. Si cet écho-là n’est pas explicité une seule fois dans le film, c’est que les images suffisent à le donner à entendre suffisamment fort, si fort que c’en est souvent insoutenable : parqués dans des cales sans eau, sans nourriture et sans air, contraints de vivre au milieu de leurs cadavres et de leurs excréments pendant des jours, ces humains sont traités d’une manière que même l’Europe commence à trouver un peu dure pour le transfert du bétail (voir le scandale récent des exportations de bovins de la France vers la Turquie, dans des conditions rigoureusement similaires à celles qui viennent d’être décrites).

Plutôt que de « réhumaniser » les réfugiés – ce qui semble pourtant une urgence – Rosi les filme avec une distance certaine.

C’est ici que le traitement de Gianfranco Rosi devient troublant : plutôt que de « réhumaniser » les réfugiés – ce qui semble pourtant une urgence – il les filme avec une distance certaine. Plutôt que de leur redonner, à chacun, une histoire et un nom, il les montre assignés à des numéros devant des murs blancs ; n’en laisse jamais entendre qu’une histoire commune aux rares moments où l’un d’entre eux prend la parole. Le plus souvent, ils sont muets, ou on ne comprend pas leur langage. Ils ne parlent pas, ils souffrent ; c’est à peu près tout.

Traités comme de la marchandise par leurs passeurs libyens, les voilà recueillis par des agents de Lampedusa vêtus comme des employés d’abattoir, avec combinaison blanche, masque, bonnet hygiénique, gants de latex et plastique autour des pieds. Ils ne parlent pas de morts dans les bateaux, simplement de cadavres – des choses, déjà ; des poids sans histoire à l’intérieur des sacs. Au-delà du docteur qui effectue une échographie sur une jeune femme avec laquelle il ne peut pas parler, on ne verra jamais de Noir fraterniser avec un Blanc, et la vitre sale à travers laquelle Rosi filme au début les réfugiés sortir de leur geôle maritime semble demeurer tout au long du film.

Si bien que l’on ressent un pur frisson d’angoisse lorsqu’un homme lève les yeux et regarde la caméra à travers cette vitre sale : il n’ose pas soutenir le regard de l’objectif, regarde ailleurs. Il se sait observé, il se sait impuissant, aux mains du système qui vient de le récupérer et dont il ignore tout de ce qui l’y attend : l’humanité qui consiste à sauver des humains, ici, passe par un système étonnamment inhumain. On aimerait objecter que le moindre parallèle avec les abattoirs n’a strictement rien à faire là, pour la bonne raison que le système représenté ici est une machine à épargner, pas à tuer. Mais en sait-on beaucoup plus que l’homme derrière la vitre sur le sort qui l’attend ? Tous sauvés, vraiment, les rescapés de Lampedusa ? A ce stade, leur seule certitude est d’être tous triés ; le salut est encore loin.

Reste Samuele. Au début du film, on le découvre en train de jouer avec sa fronde à tuer des oiseaux, ou du moins à essayer de les tuer. Au terme d’une métaphore un peu trop vive qui l’envoie chez l’ophtalmo retrouver la vue, on le voit découvrir un oiseau dans les sous-bois, à la lueur d’une torche évoquant celle qui, peu avant, fouillait les flots en quête de radeaux. Samuele ne cherche pas à tuer l’oiseau, il essaie même de communiquer avec lui, en sifflant, l’air inoffensif. De vive, la métaphore serait grossière, n’était la conclusion du plan : Samuele veut caresser l’oiseau. Mais il ne le caresse pas avec son doigt : il casse un bâton, et le caresse avec son outil. A l’européenne.

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