Critique

Cinéma droite et gauche

par Roland Barthes

Le Beau Serge (Claude Chabrol, 1958).

Voir les 2 photos

Le 26 avril, Tiphaine Samoyault et Jean Narboni seront au Café pour parler de Roland Barthes et du cinéma. La première a publié il y a un an une biographie monumentale de Barthes, au Seuil ; le second a fait paraître à l’automne, chez Capricci & Les Prairies Ordinaires, un essai qui est la fois un récit de la conception de La Chambre claire et une lecture neuve de ce livre, le dernier de Barthes, dont il fut l’éditeur. Tous deux présenteront et discuteront du Beau Serge (1958), premier long métrage de Claude Chabrol. Barthes publia à son propos un article d’une grande intelligence et précision, qui prouve qu’il sut aussi voir les films, et que nous sommes heureux de republier.


Me rappelant les premières images du Beau Serge, je me dis une fois de plus que, chez nous, le talent est à droite et la vérité à gauche : que c’est cette disjonction fatale entre la forme et le sens qui nous étouffe : que nous n’arrivons pas à sortir de l’esthétique parce que notre esthétique est toujours l’alibi d’une conservation. Voilà notre paradoxe : que l’art soit dans notre société à la fois l’extrémité d’une culture et le commencement d’une nature ; que toute la liberté de l’artiste ait pour beau résultat de nous imposer une image immobile de l’homme.

Ce qu’il y a de terrible dans le cinéma, c’est que le monstrueux y est viable.

J’aurais donné beaucoup pour amputer Le Beau Serge de son histoire. Je ne suis même pas sûr que cette histoire ait un sens pour son auteur ; on dirait que l’anecdote devient mélo, parce qu’en fait elle est indifférente ; que la vérité est dans le style, la concession dans le fond, et que par un paradoxe de structure l’être du récit n’est qu’un attribut de sa forme ; d’où un divorce général entre une vérité des signes, toute une façon moderne de voir justement la surface du monde, et une imposture des arguments et des rôles, tirés négligemment du folklore bourgeois le plus grossier, celui qui va de Paul Bourget à Graham Greene. Or la désinvolture du regard peut fonder un sarcasme ou une tendresse, bref une vérité ; celle du sujet fonde un mensonge. Aucun autre art ne supporte longtemps cette contradiction : l’innocence de l’argument ruine très vite la modernité de la forme ; ce qu’il y a de terrible dans le cinéma, c’est que le monstrueux y est viable ; on pourrait même dire qu’actuellement toute notre avant-garde vit de cette contradiction : des signes vrais, un sens faux.

Toute la surface du Beau Serge est juste (sauf lorsqu’elle traduit expressément l’histoire : la neige est fausse, par exemple) : les champs, le village, l’hôtel, la place, les vêtements, les objets, les visages, les gestes, tout ce qui dure sous le regard, tout ce qui est littéral, tout ce qui signifie seulement une existence insignifiante, ou dont la signification est très loin hors de la conscience de ses participants. Il y a une élégance fondamentale dans tout ce début du film : par grâce, il ne s’y produit rien, sinon une fine contradiction de l’existence rurale, pincée, comme il se doit pour qu’il y ait spectacle, par l’irruption d’un jeune bourgeois en duffel-coat et en écharpe volante, qui lit Les Cahiers du Cinéma en prenant son mauvais café de bistrot. Tant qu’il n’accouche pas du monstre, de l’Anecdote, ce frôlage est correct, c’est-à-dire voluptueux. Pour ma part, je me serais bien passé du Sentiment ; j’aurais vu pendant des heures avec plaisir le déploiement de cette double existence tout entière réfugiée dans ses signes les plus intelligents, goûté la justesse d’une description dont l’objet n’est pas le village lui-même (rien de plus casse-pieds que le réalisme rural ou ivrogne), mais plutôt cette dialectique patiente qui unit l’urbanité du jeune dandy et la difformité de la « Nature ». En somme, ce qu’il y a de bon dans ce film, c’est ce que l’on pourrait appeler son micro-réalisme, la finesse de ses choix ; il y a dans Chabrol un pouvoir de correction : par exemple, dans la partie de football que les enfants jouent dans la rue, Chabrol a su trouver les gestes fondamentaux, ceux qui persuadent par ce que Claudel appelait la détonation de l’évidence. Formellement, dans sa surface descriptive, Le Beau Serge a quelque chose de flaubertien.

Le.Beau.Serge.1958.1080p.BluRay.x264-CiNEFiLE.mkv_snapshot_01.10.52_[2011.09.26_10.40.32]

La différence – elle est de taille – c’est que Flaubert n’écrivait jamais une histoire ; par une science profonde de ses fins, il savait que la valeur de son réalisme était dans son insignifiance, que le monde signifiait seulement qu’il ne signifie rien. Le génie de Flaubert, c’est la conscience et le courage de cette déflation tragique entre les signes et les signifiés. Au contraire, son réalisme est en place, Chabrol y investit un pathos et une morale, c’est-à-dire, qu’il le veuille ou non, une idéologie. Il n’y a pas d’histoire innocente : depuis cent ans, la Littérature lutte avec cette fatalité. D’un mouvement à la fois excessivement lourd et excessivement désinvolte, Chabrol refuse toute ascèse de l’anecdote, il raconte massivement, il produit un apologue : on peut sauver un être si on l’aime. Mais sauver de quoi ? Où est le mal du Beau Serge ? Est-ce d’avoir eu un premier enfant difforme ? d’être socialement un raté ? son mal est-il plus généralement celui de son village, qui meurt de n’avoir rien, de n’être rien ? C’est dans la confusion de ces questions, dans l’indifférence de leurs réponses que se définit un art de droite, toujours intéressé par le discontinu des malheurs humains, jamais par leur liaison. Les paysans boivent. Pourquoi boivent-ils ? Parce qu’ils sont très pauvres, parce qu’ils n’ont rien à faire. Pourquoi cette misère, cet abandon ? Ici l’investigation s’arrête ou se sublime : ils sont sans doute bêtes par essence, c’est leur nature. On ne demande certes pas un cours d’économie politique sur les causes du misérabilisme rural. Mais un artiste doit savoir qu’il est entièrement responsable du terme qu’il assigne à ses explications : il y a toujours un moment où l’art immobilise le monde, le plus tard possible est le mieux. J’appelle art de droite cette fascination de l’immobilité, qui fait que l’on décrit des résultats sans jamais s’interroger, je ne dis pas sur les causes (l’art ne saurait être déterministe) mais sur les fonctions.

Il y a toujours un moment où l’art immobilise le monde, le plus tard possible est le mieux.

Le désespoir du beau Serge tient, d’une façon ou d’une autre, à la France entière, voilà le fondement d’un art vrai. Et comme une œuvre n’est pas un graphique, un bilan ou une analyse politique, c’est aux rapports de ses personnages que l’on saisit la totalité du monde qui les fait. Dans La Terre tremble de Visconti, le rapport des deux frères engage de proche en proche tout le capitalisme sicilien, l’amour impossible de la sœur et du jeune maçon écrase du poids de la terre entière. Parce que Chabrol a choisi de donner à ses créatures des relations intensives, son village reste folklorique : c’est un drame « humain », dans un cadre « particulier », formule qui exprime parfaitement cette inversion du réel que Marx a décrite à propos de l’idéologie bourgeoise, puisqu’ici, en fait, c’est le drame qui est « particulier » et le cadre « humain ».

En somme, ce que l’anecdote permet à Chabrol d’esquiver, c’est le réel. Rebelle ou impuissant à donner à son mode une profondeur, une géologie sociale, par exemple de type balzacien (le jeune cinéma n’a que mépris pour les lourdeurs « dépassées » de l’art engagé), il a pourtant refusé l’ascèse flaubertienne, le désert d’un réalisme sans signification ; trop raffiné pour accepter la « politique », il est trop complaisant pour au moins donner un sens éthique à ce refus. Le mélo (cette insipide histoire de neige et d’accouchement) est l’énorme soufflet dans lequel il évacue son irresponsabilité. Être bon ? Chabrol croit-il que tout est dit quand on veut l’être ? C’est quand le film de Chabrol finit, que le vrai problème commence : l’être de la bonté ne tient pas quitte de ses modes, et ses modes sont solidaires du monde entier, en sorte qu’on ne peut jamais être bon tout seul. Dommage que ces jeunes talents ne lisent pas Brecht. Ils y trouveraient au moins l’image d’un art qui sait faire partir un problème du point exact où ils croient l’avoir terminé. 

Lettres Nouvelles, le 11 mars 1959.

Rubrique « Mythologies », Chronique sur le film de Claude Chabrol, Le Beau Serge.
beauserge3big