Critique

De la nécessité

par Lisha Pu

Fengming, Chronique d'une femme chinoise (Wang Bing, 2007).

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Cet article fait partie d’un cycle

Dans le cadre de la rétrospective consacrée à Wang Bing, le Café des Images montre ce jeudi à 19h Fengming, Chronique d’une femme chinoise. Lisha Pu, qui introduira la séance et discutera du film après la projection, lui consacre ici quelques paragraphes.


Accompagner, c’est avancer ensemble, trouver un rythme et un itinéraire communs, faire fusionner deux perceptions, faire corps avec deux réalités, en somme proposer à la fois une expérience collective et unique. Si ce souci possède une valeur éminemment esthétique et éthique chez Wang Bing, il semble se déployer à son paroxysme dès son deuxième long-métrage, Fengming, chronique d’une femme chinoise.

Assise sur son canapé dans son salon, He Fengming conte le parcours de sa survie à partir de la fin des années 1940 jusqu’au début des années 1990, une histoire personnelle scellée à celle de la naissance de la République populaire de Chine. Durant trois heures, son récit fera naviguer parmi les épisodes historiques majeurs de la Chine à travers sa propre expérience : des camps de travail pendant la grande famine qui décima plus de trente millions de Chinois en trois ans, à la Révolution culturelle puis aux terreurs étatiques banalisées sur tout le territoire.

Radicalité se conjugue avec limpidité : le cinéma de Wang Bing prouve que parfois, une seule voix suffit pour réhabiliter un passé commun trouble et bafoué. A travers cet abyme rugueux, condamné à l’oubli, tout jaillit d’un événement historique de 1957, celui de la Campagne des Cent Fleurs, où le parti communiste chinois autorise les intellectuels à critiquer ouvertement le Parti. En quelque mois, le mouvement incandescent se met à se consumer avec vigueur, la contestation citoyenne fait rage ; au siège du Parti à Pékin, ce sont stupeurs et tremblements. Alors, rapidement, avec un cynisme noir absolu, le gouvernement répond par une violente répression qui a pour but de chasser tous les “droitistes”, dont ceux qui ont osé déployer leur liberté d’expression. Cette campagne de sanction amènera plus de cinq cent mille chinois accusés à tort ou à raison à être déportés dans des “camps de rééducation”, sur le modèle des goulags soviétiques, He Fengming était l’une d’entre elles.

Radicalité se conjugue avec limpidité : le cinéma de Wang Bing prouve que parfois, une seule voix suffit pour réhabiliter un passé commun trouble et bafoué.

Comme souvent chez Wang Bing, ce récit du “peuple” prend peu à peu la puissance d’un souffle épique, la terrible ampleur romanesque de son histoire fait germer dans notre esprit une conscience politique – et pas des moindres -, l’une des plus importantes de l’Humanité : celle de la nécessité des mots.

Au sens le plus politique de la subversion, le cinéaste va au cœur de la vérité, de l’inavouable, des pages arrachées de l’Histoire officielle chinoise. Il faut alors retrouver la Mémoire. Comment le présent peut-il exister si le passé n’a pas été rétabli ? La question mémorielle chez Wang Bing constitue un enjeu majeur et un fil conducteur de sa filmographie, dès A l’Ouest des rails. En trois parties : « Rouille », « Vestiges » et « Rails », il s’agissait en effet de capter ce qui reste de matières, traces et poussières, vouées à une disparition imminente.

Depuis son livre autobiographique publié au début des années 1990, Ma vie en 1957, qui a connu seulement une diffusion locale en Chine, He Fengming continue son combat pour émanciper les syllabes, retrouver les témoignages des autres survivants et par le même geste, devenir l’une des gardiennes de ce qui reste de la Mémoire de son pays. Tandis que cette femme offre son héritage, Wang Bing prend le soin le recueillir. Grâce à son dispositif minimaliste, il prend le temps nécessaire pour accompagner ce long et douloureux accouchement mémoriel. C’est une démonstration virtuose à la fois de la compression et du déploiement temporel. A travers ces mouvements antagonistes du temps, Wang Bing propose une expérience inédite de la durée. En trois heures, nous sommes confrontés autant que He Fengming à trois vecteurs existentiels et à leurs interdépendances. Entre passé, présent et futur : comment le premier grignote le second, comment le second est empreint du premier et comment les deux premiers pourront faire coexister la possibilité du troisième.

L’œuvre de Wang Bing, moins un cinéaste de la résistance que de la persévérance, demeure l’une des plus précieuses traces de notre monde contemporain. Elle résulte d’un devoir mémoriel unissant le pluriel et le singulier. Tandis qu’il existe des femmes, des hommes, des enfants, dont l’Histoire a tenté de rayer le nom, dans la pénombre, face à l’indicible, une voix s’élève. À l’horizontalité du totalitarisme et à l’unilatéralité de l’Histoire, He Fengming répond par une seule affirmation, celle de la verticalité de l’individu : nous existons.

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