Le Café en revue "De nos jours, le cinéma est partout."
Entretien

« De nos jours, le cinéma est partout. »

par Craig Keller

Michael Lonsdale et Bernadette Lafont dans l"épisode 4 de Out 1, de Jacques Rivette. Ressortie par Carlotta en 2015.

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À l’occasion de la ressortie d’Out 1, Craig Keller et Vincent Paul-Boncour avaient évoqué dans la première partie de cette discussion les enjeux spécifiques liés à la restauration et à la distribution du film monumental de Jacques Rivette. Dans cette seconde et dernière partie, il s’agit d’élargir le propos. De la naissance de Carlotta, la société fondée par Vincent Paul-Boncour, jusqu’à son implantation sur le marché américain, se raconte autant le succès d’une entreprise souvent aventureuse dans ses choix éditoriaux, que la dispersion du cinéma et le développement exponentiel d’un marché, celui du « film de patrimoine ».

Ces propos ont été recueillis en américain. Vous pouvez les consulter dans leur version originale en cliquant ici.


Craig Keller : Comment votre société, Carlotta, est-elle née ?

Vincent Paul-Boncour : Carlotta a été fondée il y a 17 ans, avec l’idée de travailler sur les films cultes, les classiques, les reprises. À l’époque, le DVD existait à peine – le marché était donc très différent. En France, où la tradition cinéphile est particulièrement forte, des sociétés de distribution occupaient déjà le créneau des ressorties en salles depuis plusieurs décennies. Les films qu’elles proposaient étaient des “classiques” au sens historique du terme : il s’agissait de longs-métrages produits durant l’âge d’or d’Hollywood. Les films plus récents, c’est-à-dire postérieurs aux années 1950, étaient considérés comme trop nouveaux par les exploitants et les distributeurs pour bénéficier d’une nouvelle sortie. Notre pari a justement été de travailler des titres des années 1970, voire 1980. Nous voulions à la fois être plus proches des jeunes cinéphiles, et montrer qu’il pouvait aussi être intéressant de proposer des films plus tardifs, dont les réalisateurs étaient encore vivants. Il s’agissait de montrer au cinéma les œuvres de ces cinéastes avec lesquels nous avions grandi en les découvrant à la télévision ou en VHS, dans des versions souvent doublées en français.

Nous avons donc commencé par distribuer les films de la fin des années 1970 et du début des années 1980 de De Palma, Scorsese, Coppola. À l’époque, il était bizarrement très difficile de les voir sur grand écran.

C.K. : S’agissait-il des films que ces cinéastes du Nouvel Hollywood avaient tournés pour les studios ? Si oui, avez-vous rencontré des difficultés pour en obtenir les droits ?

V.P.-B. : Il y avait différents cas de figure. Même si certains détenteurs de droits étaient indépendants, ces films appartenaient pour la plupart aux studios. Il fallait donc passer par eux, ou par des agents commerciaux, afin d’acquérir les droits pour la France. Parfois, il pouvait être difficile d’obtenir les copies.

C.K. : Les contrats ne concernaient-ils que les sorties en salles ?

V.P.-B. : Oui, absolument. Nous avons commencé par les sorties en salles. Les choses étaient alors bien distinctes : il y avait d’un côté les distributeurs qui s’occupaient des salles, et de l’autre ceux qui s’occupaient de la VHS. Mêler ces deux activités était très rare. Lorsque le DVD est arrivé, certaines sociétés, comme Carlotta, ont considéré que ce support offrait un prolongement au travail effectué pour les ressorties en salles. C’est ainsi que nous avons commencé à développer cette activité.

Mêler la distribution salles et la VHS était une activité très rare.

C.K. : Vous arrivait-il alors de ne pouvoir obtenir les droits que pour une sortie en salles ? Ou faites-vous toujours en sorte de pouvoir également distribuer le film en DVD et en VOD ?

V.P.-B. : À partir du moment où nous avons étendu nos activités, nous avons essayé d’obtenir les droits pour tous les types de sorties. Mais cela dépend évidemment de chaque cas. Actuellement, il n’y a pas vraiment de règles. Nous pouvons acquérir les droits simplement pour la salle, ou simplement pour le DVD. Cela dit, vu la difficulté du marché, il est impératif pour nous de pouvoir obtenir le plus souvent possible l’intégralité des droits. Le travail que nous faisons en tant que distributeur est d’autant plus visible que le film est disponible en DVD et projeté en salles. Là encore, cela varie en fonction du film. Si nous voulons que le film soit vraiment redécouvert sur grand écran, nous pouvons n’acheter les droits que pour la salle.

C.K. : Pouvez-vous préciser ce que signifie « acheter tous les droits », sur un film ?

V.P.-B. : De nos jours, le cinéma est partout, d’une certaine manière. Vous pouvez regarder un film sur bien des supports. D’abord, et avant tout, en salles. À mon avis, la salle ne disparaîtra jamais. Quand bien même il y a de plus en plus de moyens de regarder les films, les gens vont aujourd’hui au cinéma plus que jamais. Évidemment, les inégalités se creusent – un film ou une ressortie peut rencontrer un succès inédit, mais il y a de plus en plus de films qui font de moins en moins d’entrées. Ainsi fonctionne la société actuelle.

Tous les droits, cela signifie : la sortie en salles, le DVD / Blu-ray, la V.O.D. (la V.O.D. est plus complexe, car elle peut fonctionner par abonnement [à un service de streaming, comme Netflix], ou selon un principe d’achat ou de location [par téléchargement, comme iTunes]) et enfin, la télévision.

C.K. : En plus de ressortir les films d’une génération de cinéastes plus récente, la raison d’être de Carlotta était de les proposer en version restaurée. Est-ce que les copies en circulation à l’époque étaient usées à ce point ? Votre idée était-elle de vous assurer que ces films seraient à nouveau visibles dans de bonnes éditions ?

V.P.-B. : En effet. Le but était de présenter le film dans les meilleures conditions possibles, après restauration. À l’époque, évidemment, il s’agissait uniquement de copie 35 mm ; il n’y avait pas de numérique, donc pas de DCP. Tout était très différent. Néanmoins, les producteurs et les détenteurs de droits faisaient déjà ce travail de restauration – ce que le numérique n’a pas inventé mais généralisé. Nous tirions de nouvelles copies, avec de nouveaux sous-titres, une nouvelle publicité, comme s’il s’agissait d’un film d’actualité. C’est un parti-pris que nous avons toujours eu, que de considérer tous les films comme des “nouveautés”, peu importe leur date de production. Nous n’avons jamais tenu à présenter nos films comme des “classiques”, moins encore comme des “vieux films”. De fait, bien des spectateurs voyaient le film pour la première fois !

C.K. : Il s’agit alors pour vous de faire de chaque sortie un événement, afin que la presse s’y intéresse.

V.P.-B. : Exactement.

C.K. : Combien faisiez-vous de restaurations par an à l’époque de la pellicule ? Combien en faites-vous aujourd’hui ?

V.P.-B. : De plus en plus, surtout ces dernières années. Au moment où le HD est devenu la norme – au cinéma, en vidéo, à la télévision, en VOD, etc. – les ayants-droits du monde entier ont eu besoin de nouveaux supports numériques et de nouvelles restaurations pour exploiter un titre. En France, par exemple, où l’État est toujours beaucoup intervenu à travers le CNC, il existe depuis quelques années un nouvel organisme chargé d’aider les ayants-droits à financer les restaurations, notamment en format 2K ou 4K. Le nombre de sorties et la somme de travail ont donc considérablement augmenté – et en un sens, c’est bien. Peut-être qu’à un moment il y en aura trop : pas en terme de restauration ou de conservation mais en termes de quantité de titres mis sur le marché. À mon avis, l’un des principaux problèmes concernant le marché français et la distribution des films est qu’il y a trop de sorties chaque semaine. Pas seulement des nouveautés mais aussi des reprises. Le public ne peut pas tout suivre, pas à ce rythme.

C.K. : Le problème vient-il du fait que le public se retrouve confronté à un choix trop important ? Ou est-ce dû à un manque de salles pour les projeter ?

V.P.-B. : Un public existe pour les ressorties en salles, mais il est difficile de dépasser un certain seuil, ou un certain cercle, si ce n’est pour quelques films très particuliers et rares. En tant que distributeur, nous nous adressons donc plus ou moins toujours aux mêmes personnes. Si vous proposez trois ou quatre ressorties par semaine, ce qui est désormais le cas en France, il est évident que vous divisez la possibilité d’avoir une audience importante. Les spectateurs iront peut-être voir un de ces films dans la semaine, mais rarement plus – d’autant qu’il y a aussi les nouveautés. Quand bien même vous proposez des films différents, tant au point de vue du genre, de la nationalité ou de l’époque, c’est toujours aux mêmes spectateurs que vous vous adressez. C’est un problème.

Même s’il s’agit aujourd’hui de DCP et non de copies en 35 mm, ce qui est censé faciliter la circulation des films, une autre limite se pose : les cinémas ne peuvent pas absorber tous les titres proposés par les distributeurs. Il y en a simplement trop. La situation est donc de plus en plus difficile.

C.K. : Le format DCP facilite-t-il les projections spontanées ou exceptionnelles dans d’autres lieux que les salles de cinéma ? Avez-vous un nombre limité de DCP pour chaque nouvelle sortie – parce que ce n’est pas seulement un fichier numérique, c’est aussi un objet physique ?

V.P.-B. : Le DCP est le format d’aujourd’hui. Comme les cinémas, en France et presque partout dans le monde, se sont convertis au numérique, les projections en 35 mm ont pratiquement disparu. Cela vaut aussi pour les nouveaux films. Depuis 2 ou 3 ans maintenant, tous nos titres sont en numérique.

Le DCP ressemble à un disque dur. On peut y mettre un film entier, ainsi que d’autres versions, différents sous-titres, etc. – tout cela sur un disque dur de la taille d’un smartphone. On le connecte à l’ordinateur installé dans la cabine de projection ; on télécharge les fichiers. Et avec le matériel numérique, on peut ensuite projeter ces fichiers.

C.K. : Combien coûte la reproduction d’un DCP – si on veut faire x exemplaires d’une sortie, par exemple ?

V.P.-B. : C’est moins cher qu’en 35 mm. Le plus coûteux, c’est d’obtenir le premier DCP. Le montant varie selon le travail à effectuer en amont. Ensuite, produire un DCP ne coûte que quelques centaines d’euros – contre quelques milliers pour une copie 35.

Quand j’ai commencé il y a 15 ans, et c’est encore vrai de nos jours, une copie coûtait entre deux et quatre mille euros. A cela, il fallait ajouter le prix des sous-titres – on devait les faire imprimer sur la pellicule – et les frais d’expédition si ce travail était réalisé à l’étranger. C’est pour cela qu’il y avait moins de ressorties. Aujourd’hui, physiquement, on peut faire presque tout ce qu’on veut.

C.K. : Que ce soit à Paris ou à Los Angeles, le 35 mm est-il devenu un argument commercial ? Je pense au New Beverly Cinema, la salle de Tarantino, qui projette en 35.

V.P.-B. : Je ne crois pas qu’une projection en 35 mm représente en soi un événement, même pour les cinéphiles, ou les « cinéphages ». Du moins en France. À New York ou à Los Angeles, cela peut effectivement constituer un argument commercial. Je n’ai pas souvenir d’une sortie en 35 mm autour de laquelle une salle ou même un festival ait fait une communication particulière. De toute façon, en France, on parle de restauration, mais plus du tout de format.

C.K. : Possédez-vous des salles à Paris ?

V.P.-B. : Je me suis occupé du Nouveau Latina pendant six ans. Nous l’avons vendu l’an dernier. Il s’agissait d’une salle de première exclusivité. Les ressorties étaient intégrées à la programmation “ordinaire”.

C.K. : Pensez-vous que de nouvelles salles puissent être construites à Los Angeles ? Compte tenu de l’importance de la ville dans l’industrie du cinéma, et comparé à New York, il y en a très peu.

V.P.-B. : Oui, je le pense. Il y déjà beaucoup de salles à L.A., mais par rapport à la taille de la ville, il est encore possible de développer des cinémas Art et essai. Certains quartiers, qui pourraient légitimement en accueillir, en sont dépourvus. Il pourrait y avoir vraiment plus de salles dédiées à la fois à l’Art et essai et aux grands classiques. Par exemple, je ne crois qu’il y ait ici d’équivalent au Film Forum de New York.

C.K. : Le Cinefamily pourrait s’en rapprocher….

V.P.-B. : Oui, le Cinefamily fait un très bon boulot, mais cela reste différent de la « cinéphilie ». En tout cas, c’est une cinéphilie “rajeunie”: des séries B, des classiques mais plus récents, plus “hipster”. Même si c’est un lieu intéressant, ils ne peuvent pas couvrir toutes les ressorties.

Il y a aussi le circuit Laemmle. Ils font beaucoup de reprises mais je ne pense pas, au vu de leurs rétrospectives, que leur identité soit comparable à celle du Film Forum de New York. Même si l’on peut voir beaucoup de grands classiques à L.A., la couverture médiatique n’est pas la même qu’à New York.

Out 1 sera projeté au BAM, [Brooklyn Academy of Music] à Brooklyn, pendant 2 semaines, mais seulement un weekend au Cinefamily. Cela dit, il pourra être montré dans d’autres quartiers, d’autres endroits, mais de façon vraiment plus dispersée. À Los Angeles, on a une façon différente de voir les films.

C.K. : Qu’est-ce qui vous a incité à déménager à L.A. et à lancer une branche américaine de Carlotta ?

Nous n’avons jamais tenu à présenter nos films comme des “classiques”.

V.P.-B. : Nous avons eu la volonté de développer notre activité à l’international en essayant de placer certains titres sur le marché mondial. Il nous a semblé intéressant de poursuivre notre travail en France, sur le plan des copies comme sur celui de la communication. C’est un petit développement pour Carlotta qui n’est cependant pas si simple, car mis à part les trois principaux marchés que sont la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, les marges sont très étroites dans le commerce des ressorties. Hormis ces pays, seuls quelques festivals sont concernés et ils n’offrent pas de débouchés conséquents sur le plan économique.

Boy meets girl

Boy meets girl, Leos Carax, 1984. Ressortie par Carlotta en 2014.

Nous avons décidé il y a deux ans de développer aux États-Unis une activité en rapport avec les grands classiques et les ressorties, l’idée principale étant de travailler sur des titres français. Ce que l’on a fait avec les deux films de Carax, Mauvais sang (1986) et Boy Meets Gir (1983), et maintenant avec Out 1. Nous avançons pas à pas concernant le nombre de sorties, en essayant de comprendre la spécificité du marché américain, qu’il s’agisse de la distribution ou du public. J’ai ainsi décidé de déménager à L.A. pour m’occuper du marché américain, avec l’aide d’un assistant pour la programmation et les sorties new-yorkaises. Nous sommes une très petite équipe. C’est comme revenir 17 ans en arrière, au moment de la création de Carlotta, mais avec plus d’expérience ! Nous devons être capables de faire exister l’entreprise, de la rendre viable et de la développer, en équipe réduite et avec peu de moyens, tout comme nous l’avons déjà fait avec Carlotta Films en France.

C.K. : Concernant la VOD et la numérisation des films pour leur diffusion via les plateformes numériques, existe-t-il un format universel que toutes les plateformes peuvent utiliser, aussi bien Hulu, Amazon, iTunes que Netflix ?

V.P.-B. : Non, il y a différents formats. Les États-Unis sont très en avance par rapport à la France concernant l’exploitation du potentiel et de la visibilité de la VOD. En France, le territoire que je connais le mieux, la question de la VOD est très compliqué. Les formats pour iTunes et les autres plateformes diffèrent et Amazon ne dispose pas encore de son propre service. Selon la plateforme, il faut fournir un format différent.

La diffusion VOD est donc plus développée aux États-Unis qu’en France – même s’il se passe beaucoup de choses à cet égard en France : n’oublions pas par exemple que Netflix est arrivé il y a un an, et de nouveaux projets sont à venir – le tout VOD (l’achat ou la location d’un film) ne concerne quasiment pas les films d’auteur et encore moins les ressorties. Il me semble que, en termes de VOD, nous nous occupons à l’heure actuelle plus de la dimension locative. Il y a eu un moment où la location de films était un gros marché, en France comme aux États-Unis. J’ai bien l’impression que c’est le même genre de films qui étaient loués à l’époque dans les vidéos-club qui le sont aujourd’hui via la VOD. Or les restaurations et les classiques, sauf pour quelques rares exceptions, ne fonctionnaient pas en vidéoclub…

C.K. : Pouvez-vous évoquer votre expérience quant à la différence entre la cinéphilie en France et aux États-Unis, au niveau de l’attribution des numéros de visa ?

V.P.-B. : La France est un marché unique au monde. On sort des films qui n’auraient jamais eu leur place en salles aux États-Unis ou au Royaume-Uni, car il est possible d’attirer un public plus large. Cela dit, la difficulté principale aujourd’hui, c’est d’attirer ce public. L’enjeu est de toucher un public plus vaste mais aussi plus de salles, non seulement à Paris mais aussi dans le reste de la France, dans des villes de petite, moyenne ou grande taille qui seront capables de présenter une ressortie, une restauration, à l’affiche dans leur programme hebdomadaire, aux côtés des sorties d’actualité. Je connais moins le Royaume-Uni – je n’ai aucune expérience sur ce territoire – mais aux États-Unis, il existe bel et bien une cinéphilie et un potentiel de public, mais il est évident qu’il y a aussi beaucoup moins de villes à cibler. Les deux principales sont New York et Los Angeles – New York en premier à mon avis. Même si à peu près chaque ville « importante » dispose de sa propre salle d’art et essai, et qu’il est donc possible de temps en temps d’y montrer des restaurations, cela ne semble sur le long terme pas très viable. Il ne faut néanmoins pas négliger la présence de ce marché.

Je crois qu’il y a différents types de cinéphilies aux États-Unis. L’intérêt des salles pour les classiques de la Nouvelle Vague française et pour les titres américains est très fort. En France, de nos jours, je dirais que le spectre de choix est plus éclectique. Les classiques américains étaient très demandés il y a quelques décennies. Je crois que cette courbe s’inverse aujourd’hui. Par exemple, quand j’étais ado, on pouvait voir des ressorties de Gilda (Charles Vidor, 1946), Casablanca (Michael Curtiz, 1947), Citizen Kane (Orson Welles, 1946) – à chaque fois, le public était au rendez-vous et les films ressortaient tous les deux ans. Aujourd’hui, ces titres existent encore, mais ils attirent moins le public, qui s’intéresse à des choses différentes : des films italiens, anglais, ou du monde entier, des films très rares que l’on voit très peu en salles ou ailleurs. Je suis convaincu qu’en France, le public, au sens général, est plus curieux de choses différentes.

Mais il est difficile de comparer ces deux marchés. Comme je le disais précédemment, en France, il y a trois ou quatre ressorties chaque semaine, sans compter toutes les cinémathèques, les festivals, etc, etc. C’est énorme.

C.K. : Pouvez-vous citer l’exemple d’une ressortie pour laquelle vous avez constaté ou prévoyez un succès en salles en France, mais pas forcément aux États-Unis ?

La Servante, Kim Ki-Young, 1960.

La Servante, Kim Ki-Young, 1960. Ressortie par Carlotta en 2012.

V.P.-B. : Des sorties récentes, comme le film coréen La Servante, de Kim Ki-Yong (1960), ou A Touch of Zen (1970) et Dragon Inn (1967), de King Hu, qui sont des films hong-kongais. L’année prochaine, nous sortons deux films de Lino Brocka : Manila in the Claws of Light (1975) et Insiang (1976). Ce sont des titres qui ressortiront d’abord dans des salles parisiennes – ce ne seront pas des sorties énormes, mais elles seront importantes en termes de qualité de la restauration, de nombre de copies, de promotion, etc. Ces films ne sortiront sans doute pas aux États-Unis et au Royaume-Uni, ou alors il s’agira d’une sortie minuscule, qui ne sera pas gérée par un distributeur s’occupant vraiment de sortir le film en salles dans les villes-clés, etc. Aux États-Unis, ces films sont déjà sortis, ou sortiront prochainement, en DVD et Blu-Ray mais la sortie américaine en salles ressemblera plus à une soirée ou à une projection spéciale, ce sera un événement mineur comparé à la ressortie en France, où le film sera présenté à l’affiche au titre de l’une des nouvelles sorties de la semaine. [NB : les films mentionnés ci-dessus figurent tous au catalogue de The Criterion Collection.] 

C.K. : Lorsqu’un film de votre répertoire fait le tour des salles américaines et sort dans toutes les villes – même s’il s’agit seulement d’une sortie sur un week-end ou d’une projection unique –, les marges engrangées sont-elles assez importantes pour amortir les frais ? Ou bien ces projections servent-elles de stratégie de lancement promotionnelle pour la sortie DVD, Blu-ray ou VOD ?

V.P.-B. : En France et aux États-Unis, nous partons de la même philosophie. D’abord, si nous possédons les droits d’exploitation, même si nous ne possédons pas les autres droits, notre but est de sortir le film, car il est important pour nous que le film connaisse une vie en salles. Et aussi, évidemment, parce que l’aspect économique est inaliénable, il nous faut atteindre des objectifs en termes d’entrées et de recettes. Chaque sortie possède sa propre économie en termes de dépenses et de recettes. Il nous faut donc trouver, ou tenter de trouver, un équilibre. Ce n’est pas simple. Et si on a les autres droits, cela ne signifie pas que nous allons tout récupérer puisque par la suite, il faut vendre le film à la télévision ou à un service de VOD, plus le DVD. Pour poursuivre notre activité, il nous faut maximiser les sorties salles et ne pas considérer cette étape comme une fenêtre promotionnelle pour la diffusion via les autres médias. Parce que ceux-ci ne sont pas non plus évidents. Le DVD et le Blu-Ray connaissent une perte de vitesse considérable depuis quelques années. Le public est toujours là, mais il ne garantit pas de rentrer automatiquement dans ses frais.

C.K. : Vous avez évoqué les ventes télé. Je crois savoir que la France possède de nombreuses chaînes qui jouent des films restaurés : Arte, France 2…

V.P.-B. : — Canal +, Orange —

C.K. : Aux États-Unis, en revanche, il n’y a qu’une seule chaîne…

V.P.-B. : — TCM, oui. Si vous parvenez à vendre votre film à TCM, vous êtes un sacré veinard car c’est la seule option. En France, il est vrai qu’il y en a plus. Même si c’est de plus en plus dur, vous avez différentes voies pour vendre des titres classiques. Et ce pas seulement de grands auteurs et de grands classiques. On n’obtient pas forcément les droits télé pour un gros film d’Hitchcock ou Casablanca, alors on place plus de films indépendants ou des objets différents. Mais en France, il est toujours possible d’obtenir une diffusion. Aux États-Unis, il est vrai et je pense qu’on ne me contredira pas, que TCM est le seul biais. Dans quelques temps, la VOD remplacera sûrement, en termes économiques, l’étape de la vente télé aux États-Unis.

C.K. : Parlons un peu de Los Angeles : la topographie de la ville, son étendue démesurée qui implique une logistique compliquée pour se déplacer d’une salle de cinéma à l’autre, l’ambiance dans chaque quartier, etc.

V.P.-B. : Los Angeles est une ville complexe. Elle compte beaucoup de salles de cinéma – des multiplexes bien sûr, comme dans le monde entier, mais également beaucoup de petites salles. Le Landmark circuit, par exemple, ou le Laemmle. Il y a aussi des salles indépendantes comme le Cinefamily. L’enseigne Alamo Drafthouse va ouvrir une salle dans le centre qui comptera sept ou huit écrans et je crois qu’ils fonctionneront comme dans l’Alamos originel [situé à Austin, Texas] et projetteront une grande variété de films : des films d’auteur, des restaurations, des séries B… Il y a aussi beaucoup de cinémathèques : la cinémathèque américaine, répartie dans deux lieux différents : l’Egyptian Theatre et l’Aero Theatre à Santa Monica et à UCLA [University of California in Los Angeles]. Le LACMA [Los Angeles County Museum of Art] y organise chaque semaine la projection d’un classique. Au bout du compte, il y a énormément de possibilités, mais les films disparaissent vite de l’affiche, aujourd’hui plus que jamais. Cela signifie que les spectateurs doivent se rendre très vite en salles, s’ils veulent voir des films comme les dernières sorties françaises, ou The Assassin de Hou Hsiao-hsien (2015 – Prix de la Mise en scène au festival de Cannes), ou encore les restaurations. C’est ça, Los Angeles – il faut pouvoir se déplacer d’un lieu à l’autre. Et être assez en forme pour faire le déplacement jusqu’à Santa Monica quand on se trouve à l’autre bout de la ville.

Ces dernières années, un nouveau type de cinéphilie a vu le jour, grâce à des « projections événementielles ». Pendant une période de quatre mois, il y a de nombreuses projections en plein air dans une foule de lieux différents. Elles jouent à guichet fermé. On peut y voir des films des années 70 ou 80. Beaucoup de films américains, parfois de grands classiques, comme Psychose (Alfred Hitchcock, 1960), Sunset Boulevard (Billy Wilder, 1950) ou Certains l’aiment chaud (Billy Wilder, 1959)… Ce sont des projections en plein air, ou sur des toits d’immeuble. En centre-ville, il y a quelques-unes des plus belles salles de cinéma du monde, des « palaces » des années 20 qui n’ouvrent plus tous les jours aujourd’hui mais qui rouvrent pour des projections spéciales, des concerts, etc.

À New York, la salle la plus prisée pour les sorties d’actualité et les restaurations est le Film Forum. Il n’y a pas d’équivalent du Film Forum à LA. Cela n’existe tout simplement pas. En même temps, le Cinefamily est un lieu unique qui n’a pas son pareil à New York. C’est très intéressant.

Peut-être avez-vous entendu parler de ce film pour le moins très étrange : Roar, (Noel Marshall, 1981) (comme le rugissement du lion), avec Melanie Griffith. Un genre de série B des années 80, avec également Tippi Hedren. C’est d’ailleurs le mari de Tippi Hedren qui l’a réalisé. Il raconte la vie d’une communauté entourée par les lions en Afrique. C’est un film très bizarre, qui a été sorti aux États-Unis par Alamo Drafthouse. À Los Angeles, Cinefamily l’a programmé un temps, puis reprogrammé pendant quelques semaines. Puis, j’ai vu qu’il venait de sortir à New York, où il n’était programmé qu’à minuit. Parce que c’est plutôt un film culte, pour un public un peu hipster : un public bien présent à Los Angeles et pas forcément autant à New York.

À Paris, il y a un nombre formidable de salles dans le Quartier Latin. Bon nombre d’entre elles programment tout au long de l’année des films restaurés, ce qui est unique au monde. Six ou sept salles programment des restaurations. Une toute nouvelle salle, dont vous avez peut-être entendu parler, a ouvert récemment : Les Fauvettes. Elle appartient au groupe Pathé. C’est une salle toute neuve avec cinq écrans, dont le but est de se spécialiser dans les ressorties et les copies restaurées, en tant que multiplexe, en tant que société non-indépendante, et dans un quartier (le 13e arrondissement de Paris) où il y a bel et bien des salles de cinéma, mais qui ne compte pas vraiment de salle cinéphile. C’est intéressant, nous verrons bien ce que ça va donner.

C.K. : Nous avons assisté récemment à une expansion massive des salles de cinéma à Los Angeles. Pouvez-vous nous dire quelques mots des transformations que la ville a connues au cours des cinq à dix dernières années ? À quoi ressemble le Los Angeles d’aujourd’hui, peut-on toujours la qualifier de populaire ?

V.P.-B. : C’est assez difficile à dire pour moi car je suis nouveau, ici, à L.A. : je n’y vis que depuis un an. Mais je remarque que la ville change chaque jour un peu plus. Je suis sûr qu’il est plus facile de la comparer à ce qu’elle était il y a dix ans, mais même ces jours-ci, de nouveaux quartiers se gentrifient, se développent. Le centre-ville est l’un des quartiers très en vogue, un endroit qui avait un temps la réputation d’être très malfamé, aucun « Angelenos » ne s’y aventurait. C’est pareil pour tout l’est de L.A. : il y a 10, 15 ans, des guerres de gangs éclataient à Silver Lake et à Echo Park – aujourd’hui, tous ces endroits se sont gentrifiés, des familles s’y sont installées, etc. Los Angeles est si vaste : on voit chaque jour, chaque mois, de nouveaux lieux ouvrir leurs portes – des restaurants, des cafés ou des cinémas : un nouvel endroit à la mode ouvre là où il n’y avait absolument rien, parce que les gens s’y installent et bougent d’un quartier à l’autre. On sent qu’il règne une énergie incroyable. Tout particulièrement sur le plan culturel, non seulement dans le milieu du cinéma, mais aussi de la musique, de la peinture, des galeries d’art, etc, etc. Je ne suis sûrement pas le mieux placé pour en parler puisque je n’étais pas là il y a dix ans, mais il est certain qu’une nouvelle énergie se diffuse. Un nouveau musée vient également d’ouvrir : The Broad, un immense musée d’art contemporain Downtown. D’après ce que m’ont expliqué les gens qui sont installés ici depuis plus longtemps que moi, cette dimension culturelle manquait beaucoup à la ville. Vous pouvez être sûr que L.A. est en train de s’y atteler sérieusement pour pouvoir rivaliser, et vite, avec New York sur cet aspect.

C.K. : Pensez-vous qu’Uber ait contribué au développement de cette énergie ?

V.P.-B. : Oui, c’est une évidence. Uber, Lyft, et tous les autres. Car bien sûr, l’usage de la voiture est toujours majoritaire. Mais j’ai le sentiment que, même s’il s’agit d’une minorité, une nouvelle génération souhaite vivre d’une façon différente à Los Angeles. Le métro s’agrandit et une ligne reliant Santa Monica à Downtown va ouvrir très bientôt. Cette ligne ira jusqu’à LACMA, où jusqu’à présent il n’y avait pas de métro. Sans compter les vélos, les trains… Il y a beaucoup de changement, même si la voiture restera le premier moyen de transport pendant encore un bout de temps à cause de l’immense étendue de la ville et des distances à parcourir. Mais à ce petit niveau au moins, il y a un réel changement dans la philosophie de la ville.

C.K. : Pour avoir un ordre d’idée, quelle distance sépare Downtown de Santa Monica ?

V.P.-B. : C’est un long trajet. Sans embouteillages, vous y êtes en trente minutes. Mais s’il y a des embouteillages, ça peut vous prendre une heure, une heure quinze. Il y a trente kilomètres entre Santa Monica, à l’ouest, et Silver Lake ou Los Feliz, à l’est.

C.K. : Pour se replonger dans le vieux Los Angeles, parlons de Body Double (Brian de Palma, 1984). Qui est à l’origine de la restauration de ce film ?

V.P.-B. : Nous n’avons les droits de Body Double que pour le territoire français. Nous le sortons en VOD, en DVD et en Blu-Ray. C’est l’une des sorties qui a compté en cette fin d’année en France pour le DVD et le Blu-Ray. Nous le sortons dans une nouvelle collection d’éditions collector très spéciales, que nous inaugurons avec ce film.

Nous n’avons pas participé à la restauration. C’est Sony qui s’en est occupé. Ils investissent beaucoup dans les titres de leur catalogue et font beaucoup de restaurations 4K. Comme pour beaucoup de leurs restaurations, celle-ci a été réalisée par Grover Crisp, dont le travail est remarquable. Nous avons donc récupéré une copie déjà toute restaurée en 4K par les soins de Sony, dont nous avons obtenu une licence. C’est un événement inédit sur le marché français. N’oublions pas que le marché du DVD est de plus en plus difficile d’accès. La demande va de plus en plus dans le sens de l’édition exceptionnelle, du beau coffret.

Nous avons compris en travaillant sur nos ressorties précédentes que se contenter de sortir un beau DVD ou un Blu-Ray avec une jaquette soignée ne suffisait pas : le support physique a perdu un peu de son attrait. Une version sous-titrée a pu sortir par le passé sur une édition DVD précédente. Le public devrait par conséquent l’acheter de nouveau. Nous avons donc décidé de lancer des éditions collector spéciales. Pas un coffret de plusieurs films, ou consacrés à la filmographie d’un réalisateur, mais sur un film précis. C’est le cas de Body Double. Il est accompagné d’un livret de 200 pages illustré de nombreuses photographies et d’archives. L’objet se situe quelque part entre un livre et un coffret DVD ou Blu-Ray. Nous voulions un bel objet avec à l’intérieur le plus de contenu possible sur le film concerné, pour avoir envie de le préserver. Il sera légèrement plus gros qu’un DVD ou qu’un Blu-Ray classique.

Il faut essayer d’être le plus unique possible.

Sortir ce type d’édition spéciale pour un titre en particulier fait naître une euphorie d’un nouveau genre auprès du public des cinéphiles. Ces éditions seront limitées à 3000 unités et elles ne seront pas rééditées dans un format plus léger. Elles sont donc extrêmement limitées. Il faut tenter d’innover, même si des essais de ce type ont déjà été entrepris dans d’autres pays. Body Double sera notre #1. Nous souhaitons sortir un nouveau titre de cette collection tous les trois mois, pour en avoir quatre par an, afin d’entraîner notre public dans un rythme accessible.

C.K. : Cela me rappelle les modalités selon lesquelles le vinyle a fait son retour.

V.P.-B. : Exactement. L’objet physique est si banalisé de nos jours qu’il nous faut y apporter quelque chose en plus. Le public est tout à fait prêt à intégrer ces objets dans son mode de consommation. Mais ce n’est pas facile parce que cela implique beaucoup de travail et de nombreuses exigences : il faut essayer d’être le plus unique possible. Sans quoi, vous faites juste une sortie DVD à l’ancienne et même si le titre est susceptible d’intéresser le public cinéphile, cela ne suffira pas compte-tenu du fait que, pour une dizaine d’euros, ce public a très simplement accès à des centaines de films. Alors, comment inciter ce public, qui suit votre travail de près parce que vous avez les mêmes affinités, à acquérir les objets que vous fabriquez ?

C.K. : Les éditions limitées ont bel et bien la faculté d’accroître l’intérêt du public pour la sortie d’un titre. Par exemple, Masters of Cinema a lancé un coffret «  Late Mizoguchi », avec les huit derniers films de Mizoguchi, en le tirant à 3000 exemplaire, chacun accompagné d’un livre de 300 pages, qui se sont vendus très rapidement.

V.P.-B. : Avec un seul titre de Mizoguchi, ce coffret ne se serait pas vendu. Ce qui marche, sans aller jusqu’à la filmographie entière d’un auteur, c’est d’offrir quelque chose de plus complet. C’est ça que les gens veulent aujourd’hui. On fabrique volontiers des coffrets spéciaux sur un réalisateur, mais si un film en particulier le mérite, que l’on parvient à trouver plus de contenus inédits, et que l’on imagine que cela pourra intéresser le public, puisqu’on ne peut pas le faire pour chaque titre et pour chaque cinéaste – il ne faut pas hésiter. Surtout aujourd’hui alors qu’il existe des biais bien plus simples et bien moins chers pour voir un film de ce genre.

Traduit de l’américain par Raphaël Nieuwjaer et Cloé Tralci.

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Juliet Berto dans l’épisode 8 de Out 1, de Jacques Rivette.