Le Café en revue Déconstruire les légendes du spécisme : John Huston (part.2)
Carnets

Déconstruire les légendes du spécisme : John Huston (part.2)

par Camille Brunel

Les Désaxés (John Huston, 1961).

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Cet article fait partie d’un cycle

African Queen, de John Huston (1951) – 105′

Les Racines du Ciel, de John Huston (1958) – 121′

Les Désaxés, de John Huston (1961) – 124′


On se serait gardé de programmer ici John Huston s’il s’était contenté du spectacle spéciste d’African Queen et de l’hapax animaliste des Racines du Ciel ; mais Les Désaxés enfonce le clou. Nous sommes cette fois en noir et blanc : au fin fond du Nevada, Roslyn, jeune femme en instance de divorce, et son amie Isabelle, rencontrent un mécanicien et deux cow-boys tout aussi paumés qu’elles. Ils passent le week-end ensemble, entre séances de jokari, de rodéo et de chasse  ; finalement les trois hommes tombent amoureux de Roslyn, qui, elle, n’aime rien tant que les animaux.

Dans ce qui sera son dernier film, Marilyn Monroe incarne ainsi l’une des premières véganes du cinéma – proche des bêtes, débordante d’empathie et révoltée (« You care », lui dit-on  : « Si quelque chose arrive à quelqu’un, c’est comme si ça t’arrivait à toi aussi. »). Il faut la voir jouer avec le chien, aussi bien Roslyn que Marilyn, totalement désintéressée des dialogues échangés par les hommes ; puis la voir trouver des excuses à l’animal qui vient pourtant de la mordre. A l’instar du personnage de Juliette Gréco dans Les Racines du Ciel – de façon certes un peu clichée d’ailleurs – Roslyn se retrouve momentanément associée à l’amour des oiseaux, en exprimant discrètement sa compassion à leur égard  : « Les oiseaux ont bien du courage de vivre ici, surtout la nuit… Alors qu’ils sont si petits, vous savez »...

Dans ce qui sera son dernier film, Marilyn Monroe incarne l’une des premières véganes du cinéma – proche des bêtes, débordante d’empathie et révoltée.

Le scénario de Miller distille lentement la présence animale au fil du film, d’un personnage chargé de tuer les aigles à un autre décidé à tuer le lapin qui lui mange ses laitues (sursaut militant de Roslyn : « I can’t stand anything being killed. It’s a rabbit, it doesnt’ know any better ! »), pour s’acheminer vers une interminable séquence de chasse aux mustangs dans le désert ; de façon assez prévisible, les qualités de «  roper  » de Gable (ses talents avec un lasso) présagent de sa capacité à « attraper » Marilyn – Pas de Printemps pour Marnie, de Hitchcock, et la réplique sexisto-spéciste du personnage de Sean Connery à Marnie (« I tracked you, I caught you, and by God I’m gonna keep you  !») sortira trois ans plus tard, en 1964 ; ce n’est pas une mode, mais pas loin.

La réflexion entamée sur le tournage d’African Queen, où Huston rencontra l’assassin sans gloire de l’éléphant qui avait tué son fils, et poursuivie avec Romain Gary sur Les Racines du Ciel, histoire d’un activiste souhaitant bouter les braconniers hors d’Afrique, porte dans Les Désaxés des fruits particulièrement explicites. Gable explique que l’exportation des mustangs du Nevada a cessé parce qu’il n’en reste plus ; et les six pauvres chevaux que l’on voit détaler devant un avion rabatteur font  peine à voir lorsqu’on a en tête la gigantesque débandade d’éléphants dans Les Racines du Ciel. Or sans doute Huston l’a-t-il en tête, précisément, cette débandade – le noir et blanc des Misfits soulignant peut-être le sentiment de perte et de désuétude des plaines américaines, déjà vides, à l’inverse des plaines africaines, encore colorées parce que grouillantes de vie. Marilyn exprime sa nostalgie du temps des animaux (« I wish I’d been there then  »), Montgomery Clift exprime sa rage des chasseurs ayant tué son père par accident (« Damn fool hunters !  ») ; difficile de croire qu’on est toujours chez Huston, big game hunter.

Le tournage, quoiqu’entièrement centré sur le personnage de Monroe, qui ne faisait pas semblant d’aimer les animaux, fut loin d’être exemplaire – lorsque les chevaux du rodéo ruent parce qu’une lanière de cuir leur écrase les testicules, lorsque les mustangs sont étranglés par le lasso, aucun membre de l’AHA n’est là pour signaler des cas de maltraitance évidents, filmés plein cadre. C’est tout le paradoxe du film – peut-être de Huston lui-même – que de regarder la condition animale avec une certaine impassibilité, tout en donnant la parole à un personnage affirmant que ce monde-là doit changer (Morel dans Les Racines du Ciel et cette fois Roslyn, qui est très claire : les rodéos devraient disparaître, parce que les animaux souffrent).

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La seule occurrence de l’adjectif du titre, misfits, désignant a priori les personnages humains mais n’étant appliqué qu’aux chevaux, seuls dans le désert puis traqués («  they’re nothing but misfit horses  »), on peut avancer sans trop se tromper que l’analogie entre la condition des hommes et celle des animaux est centrale ici, la métaphore fonctionnant dans les deux sens : si les humains souffrent comme les chevaux ; les chevaux souffrent comme les humains.

Découvrant que les mustangs capturés seront vendus aux abattoirs et changés en pâtée pour chiens, Roslyn s’insurge. Alors, comme les nombreux personnages refusant de signer la pétition de Morel dans Les Racines du Ciel, Clark Gable tâche de justifier sa position : sans la mort des chevaux, on n’aurait jamais colonisé le Nevada ! Il faut bien que quelqu’un le fasse ! Toi aussi, tu fais des erreurs ! Ce dernier argument fait mouche : sensible à la culpabilité, Roslyn finit par se laisser amadouer, et embrasser.

Rejeter la culpabilité sur les autres semble l’arme favorite du chasseur joué par Gable : une fois la traque aux chevaux terminée, celui-ci se tourne vers le chien et lui lance, l’air de rien, «  Shame on you, you old fool  », répétant exactement les reproches qu’Isabelle lui faisait à lui, quelques scènes plus tôt (« Vous les cow-boys, vous adorez les animaux, mais dès que vous avez du temps, vous allez embêter ces pauvres chevaux… Shame on you  ! »).

Nulle innocence du côté des chasseurs, encore une fois. Lors de la longue séquence dans le désert, la fatigue et la panique des fugitifs sont palpables ; Huston a d’ailleurs dû couper certaines plans au montage. Du côté des acteurs, les anecdotes de tournage ne décrivent pas vraiment une ambiance de joyeux drilles (Clift, Gable et Monroe étant plutôt dégoûtés par ce qu’on faisait faire aux chevaux). Roslyn/Monroe finit même par se placer littéralement du côté de l’animal lorsqu’elle se met à tirer la corde dans la direction inverse du cow-boy ; pour qui le spectateur perd toute sympathie en le voyant caresser le menton d’un cheval qu’il vient de ligoter, et dont on sait qu’il est promis à la mort. « The fewer you kill, the worse it looks », admet le chasseur repenti : moins on en tue, plus c’est choquant.

LES DESAXES raconte ce rapprochement, cette illustration, cette prise en considération de l’ancien gibier.

Le montage lui-même semble se ranger du côté des bêtes persécutées : lorsque le poulain trébuche sur sa mère en train d’être ligotée, un coup de cymbales souligne sa chute ; peu après la crise de colère de Roslyn (« Horse killers ! Murderers  !! You’re only happy when you see something die ! Why don’t you kill yourself to be happy ? Butchers ! Murderers !»), la scène se conclut par l’image du poulain venant chercher sa mère. Rien n’obligeait pourtant Huston à ne pas couper après l’image des deux hommes comptant leur argent, et de laisser oublier leurs victimes… 

Ce n’est cependant pas le cas. Le film entier raconte ce rapprochement, cette illustration, cette prise en considération de l’ancien gibier. Voyant Roslyn pleurer pour les chevaux comme elle a pleuré pour lui, le personnage de Montgomery Clift se rachète, prend le pick-up, libère les prisonniers. Frustré, Gable se venge, tente d’en terrasser un dernier à mains nues lors d’une scène finale qui n’est autre qu’une réécriture de Moby Dick, dont encore une fois la proie repart vivante. Et Gable, au contact de Roslyn et de son amour des animaux, se rend compte qu’il doit changer de façon de vivre, au nom de la compassion – « Just gotta find another way to be alive, now ». En 2016, cela ne manque pas de faire sourire.

Arthur Miller, contrairement à Romain Gary, avait-il la moindre idée de la possibilité d’un changement radical d’existence lié à la prise en considération des animaux ? Ce n’est pas clair. En l’état, le script des Désaxés parle pour lui-même. On sait simplement qu’après son divorce d’avec Monroe, Arthur Miller se remaria avec une photographe un peu plus jeune que lui, envoyée par l’agence Magnum aux côtés de Cartier-Bresson sur le tournage de Misfits. Elle s’appelait Inge Morath. Miller restera avec elle jusqu’à sa mort, en 2002. Elle était végétarienne.

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