Critique

Et il bouge encore

par David Vasse

Ce vieux rêve qui bouge (Alain Guiraudie, 2001).

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Cet article fait partie d’un cycle

Dans le cadre de la rétrospective que le Café consacre à Alain Guiraudie, David Vasse présentera le dimanche 28 août, à 20h30, Ce vieux rêve qui bouge.


Nous sommes au début des années 2000. Un regain d’intérêt pour l’usine est en train de gagner le cinéma français. En réaction à la déconfiture mondialisée, Le Guay, Cantet, Beauvois, pour ne citer qu’eux, investissent son théâtre des tensions sociales avec des fictions de déclassement économique et symbolique. Perte généralisée : des repères, des pères, des leviers de solidarité. L’heure est au démantèlement et aux tentatives d’y substituer un programme de résistance aux accents de tragédie. Des histoires de vengeance, de règlements de comptes œdipiens, de luttes claniques, autant de matières à fiction pour raconter ce qui se noue et se dénoue, se fait et se défait dans l’espace sanctuarisé du travail en usine. Pour autant, aucune réponse à la crise ne sous-tend ces scénarios de la riposte vouée à s’éteindre elle aussi, tout juste y perçoit-on l’urgence de redonner un peu de vigueur aux représentations des groupes victimes de leur dislocation sous les assauts du libéralisme.

Se dépêcher de filmer une usine avant son extinction, recueillir les derniers gestes ouvriers avant le grand départ, tel est le projet d’Alain Guiraudie.

Se dépêcher de filmer une usine avant son extinction dans quelques jours, recueillir les derniers gestes ouvriers avant le grand départ, tel est le projet d’Alain Guiraudie pour son deuxième moyen métrage après Du Soleil pour les gueux. Et pour cela, mieux vaut arriver en avance, partir tôt, c’est-à-dire de loin. Et pourquoi pas des débuts du cinéma. Les premiers temps dès le premier plan en inversant le mouvement pionnier : l’entrée de l’usine Guiraudie, avec les ouvriers au compte-goutte jusqu’au contremaitre Donand pour fermer la marche. La sortie se fera à l’autre bout de la chaine, avec un plan à la Chaplin en conclusion d’un temps qui n’a plus rien de moderne. Lumière s’éteint mais Guiraudie aura bouclé la boucle, un siècle plus tard. Fin XIXème et fin XXème se rejoignent dans l’enregistrement d’un nouveau lien symbiotique entre cinéma et travail.

Ramener une origine du cinéma pour filmer la fin d’un monde ouvrier n’est pas une mince affaire. Guiraudie la réalise dans un format inversement proportionnel à celui de Wang Bing qui, quasiment au même moment, entreprenait avec A l’ouest des rails une opération similaire sous la forme documentaire : muni du plus simple appareil, faire archive d’un temps et d’un espace bientôt révolus, se servir d’une petite machine (la caméra) pour filmer des grosses à l’arrêt ou sur le point de l’être, fossiles fumants, déchets gigantesques, le tout glané à perdre haleine. Dans l’usine de Ce vieux rêve qui bouge, Guiraudie ne se hisse pas à pareille hauteur. Il témoigne néanmoins d’une égale détermination à faire sentir la pression d’un basculement inéluctable dans l’inconnu. A la fin de la semaine, tout va disparaitre. Quoi faire après ? Dans quoi investir sa prime de licenciement ? Son envie de retravailler ? Son envie tout court ? Chacun a ses idées, ses perspectives plus ou moins floues, ses doutes en somme. Pour l’instant, on attend. Que Jacques finisse de démonter la dernière machine. Il a jusqu’à vendredi. Après ce sera trop tard. Il est le seul à s’activer, les autres, au chômage technique, lui proposent de temps en temps un coup de main ou un godet, tapent la discute en refaisant avec lui un monde impossible à refaire (probablement le plus beau dialogue de tout le cinéma de Guiraudie), ou bien l’observent de loin, en silence, curieux ou attirés. Assez vite, la force de travail se voit remplacer par celle du désir, l’inactivité des corps par l’activité des sens. Regarder, sentir, toucher. C’est le désir comme seul maillon à sauver d’une chaine d’activités encore productive. Autre mouvement d’inversion parallèle : au démontage progressif de la machine correspond un montage de plans de circulation du désir en circuit fermé.

ce vieux rêve

Un circuit en triangle, avec son sommet en profondeur de champ incarné par Donand, témoin régulier et jaloux des discussions entre Jacques et Louis, le « vieil » ouvrier de cinquante et un ans. De loin, il se tient à la dérobée. De loin, il arrive vers nous. Il y a toujours au fond d’un plan de Guiraudie l’indice d’une zone où se concentrent indissociablement la source d’une envie à projeter et la conscience de sa butée, la déception de devoir peut-être faire demi-tour. Chaque plan ou presque est construit sur ce principe d’étagement reliant l’avant-plan à sa perspective. En salle des machines comme dans le vestiaire, tout est réglé pour que quelqu’un s’approche ou s’éloigne, selon un dispositif déjà bien rodé de la tangente permanente entre l’ici et l’ailleurs. Le fond du plan, c’est tout aussi bien son horizon, son horizon lointain. Départ ou destination, celui-ci agit littéralement comme le point cardinal de l’utopie.

L’utopie, cette chose qui avait du sens à l’époque et dont Guiraudie aujourd’hui semble revenir. Réalisée par le film lui-même, suggérée à maintes reprises par les personnages (répliques choisies : « C’est pas bien de vouloir ce qu’on ne peut pas avoir », « Il ne faut pas croire à des choses qui n’existent pas »), l’utopie d’un monde où l’effort pour rien l’emporte sur l’effort utile, où le travail et la pause ne sont pas sans affinités, où transporter des parasols oblige aux mêmes gestes que pour du matériel d’usine, constitue bel et bien le fondement moral et politique du cinéma naissant de Guiraudie. Dans Ce vieux rêve…, il n’y a plus rien à produire mais beaucoup à partager grâce au maintien des gestes du partage, beaucoup à restaurer du collectif par le regard et les panoramiques.

Car l’utopie, la vraie, relève bien de l’esthétique chez Guiraudie. Elle se loge nulle part ailleurs que dans une reconfiguration dynamique des relations entre les personnages et l’espace qu’ils occupent. Dynamique et géométrique. Si ce vieux rêve bouge encore, c’est parce que partout on reste dans le vertical. Intérieurs des bâtiments dressés comme des cathédrales désaffectées, alignement de colonnes rouillées, angles découpés au soleil à l’entrée de l’usine, pieds de parasols plantés droit dans la terre sèche, tubes métalliques érectiles, le tout rehaussé par le 1 : 33, il n’y a pas d’autre choix que de se tenir debout et d’avancer. De suivre en quelque sorte les conseils de Léo à la fin du dernier film. Et prendre l’avenir comme il vient, dans l’espoir de nouvelles aventures.