Critique

Finir Frantz

par Jean-Marie Samocki

Frantz (François Ozon, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Les deux dernières images du film de François Ozon, malgré la simplicité du découpage, peuvent prêter à confusion. Anna, l’héroïne de l’histoire, accompagnée d’un jeune inconnu, regarde avidement au Louvre un tableau d’Edouard manet, Le Suicidé. En voix off, elle confesse au spectateur que cette œuvre lui donne « l’envie de vivre ». On pourrait croire rapidement à la provocation morbide, voire à une forme d’humour noir qui fait résolument basculer le film du côté du cynisme ou de la sournoiserie. C’est exactement le contraire qui se produit, et cet aveu fait entendre un credo esthétique vibrant et bouleversant, en dépit même de sa sécheresse apparente.

Sur le plan du scénario, Ozon donne clairement l’initiative à son personnage féminin, et cet épilogue de quelques plans nous indique la direction que pourra suivre son destin. Ce ne sont pas l’effusion hémorragique ou le malheur tragique qui guident la main du scénariste, mais un optimisme ardent, placé sous le sceau de la promesse et de la réinvention de soi. Alors que le récit est structuré autour de grandes brisures irrémédiables (l’horreur de la guerre, l’horreur du meurtre, la séparation définitive), Ozon clôt sur un très beau geste de devenir et de liberté. Tout le trajet d’Anna est d’aller vers l’Ouvert : elle quitte l’Allemagne, désire un inconnu, elle avance et cette avancée se fait dans l’ignorance complète de ce qui peut survenir ensuite. Ozon nous montre Anna sans Adrien, qui ne l’aime pas comme elle aurait voulu, mais avec son souvenir, qui contamine le corps de l’homme qu’elle rencontre. Cet inconnu porte la moustache d’Adrien mais son visage rond est plutôt celui de Frantz. Ce visage masculin passe très vite, trop vite, le spectateur a juste le temps de s’apercevoir des ressemblances et d’un air de famille. Il ne s’agit pas d’un fantôme, même si la scène de rencontre est artificielle, chimérique ; quelque chose des traits ont migré d’un visage à un autre, et le désir de reconnaître Frantz et celui de ne pas perdre Adrien crée ce beau visage énigmatique. Nous évitons finalement la fin mélodramatique attendue : il n’y a ni la perte définitive d’Adrien, ni le sabotage d’un désir amoureux non advenu. Surtout, Ozon évite une résolution dramatique trop marquée : qu’aurait-il pu se passer lorsqu’Anna recherche Adrien et comprend qu’il en aime une autre ? Une trahison, un meurtre plus vraisemblablement, qui aurait mieux collé à l’atmosphère hitchcockienne de cette seconde partie (avec secret de l’homme aimé, rivalité avec l’absent et mère envahissante, voire infantilisante). Ozon évite le surgissement du crime, et une symétrie trop facile sans doute entre le destin d’Adrien et celui de Frantz. C’est que son sujet n’est pas le surgissement des pulsions et l’envie de tuer mais les négociations difficiles avec son propre désir et l’envie de vivre. Il évite aussi l’inverse du crime, qui serait une grâce imprévue et absolutrice, sur laquelle Une nouvelle amie se terminait (l’aimé revenait miraculeusement à la vie grâce à l’abnégation de la vivante – c’était un très bel hommage au Secret magnifique de Sirk). Celle-ci passe alors par des mouvements, des passages, des frôlements, par lesquels l’absent revient pour redoubler un peu les mouvements et les apparences des vivants.

Frantz raconte la quête d’un droit à mentir au nom d’un désir ou d’une affection qui transcendent le réel.

Cette piste est centrale, mais pas déterminante. Cette envie de vivre passe surtout par deux actes, qui encadrent d’ailleurs la rencontre dans le musée et lui donnent sa nécessité : l’acte de mentir et celui de regarder un tableau. Le mensonge concerne essentiellement la lecture et l’écriture des lettres : Anna ment à ses parents lorsqu’elle lit la lettre qu’Adrien lui a envoyée, elle ment également à la toute fin pour décrire le bonheur qu’elle connaît avec lui et qui n’a jamais eu lieu. La lettre est fausse dans tout ce qui concerne les faits : Anna invente ce qu’elle aurait certainement aimé vivre, elle donne à lire à ses parents également ce qu’aurait été une version romanesque de sa vie si les sentiments amoureux avaient été reconnus et partagés. Pourtant, la lettre ne ment pas sur l’essentiel : Anna raconte comment elle a obtenu une paix intérieure qui l’a orientée vers la vie et non plus vers le suicide et ce mouvement vital est crucial. Sans doute essaie-t-elle de préserver ses parents de la cruauté de la réalité et des secrets enfouis, mais Ozon insiste sur la nécessité d’une consolation enfin un peu rassasiée, et non sur la quête de la vérité. Le film raconte même la quête d’un droit à mentir au nom d’un désir ou d’une affection qui transcendent le réel. C’est le mensonge ici qui mène au pardon et non les ténèbres de la lucidité. La reconnaissance de l’Ouvert passe par les exigences du Faux, qui deviennent ici la manifestation la plus assumée d’un souci éthique. Cette positivité du mensonge est particulièrement étrange, et vive. Toutes les lettres sont marquées par l’évidence d’une trahison, d’un mensonge délibéré, voire d’une violation de l’intime. Pour un autre cinéaste de la génération d’Ozon, Arnaud Desplechin, l’échange épistolaire, dans Trois souvenirs de ma jeunesse, conditionne la naissance du lyrisme amoureux et l’éveil même de la personnalité. On y écrit pour se dire ce qu’on croit vrai, quand bien même on se mentirait à soi-même au moment de l’écriture. On ne peut qu’écrire beaucoup pour conjurer la séparation et convertir les souffrances de la vie en péripéties romanesques. Ozon cherche au contraire à se séparer des illusions de la passion, et en particulier de la passion de la vérité. L’écrit vrai blesse à mort, et ne surgit que des limbes (on pense à ce moment-là, lorsqu’Anna lit la dernière lettre de Frantz à la fin du film de Douglas Sirk, Le temps d’aimer et le temps de mourir, lorsque le soldat reçoit la lettre de sa fiancée au moment même où il meurt). La lettre réinventée, réécrite protège et rend heureux.

Cette préoccupation éthique non conventionnelle rejoint une déclaration esthétique, qui n’est pas si classique d’ailleurs. Le dernier plan du film n’est pas offert au visage de l’actrice ; il est entièrement dédié au tableau de Manet, recadré, donné à la contemplation du spectateur. Pourquoi l’image du suicide nous permettrait-elle de vivre ? Est-ce simplement parce que l’art a la vertu de transcender tous ses sujets, et en particulier l’horreur de la mort, et de la mort volontaire en particulier ? Est-ce parce que la beauté doit avoir le dernier mot, a fortiori dans une œuvre cinématographique ? Est-ce pour prolonger un travail de dédoublement et de mise en abyme qui concerne en premier lieu la création ? Je ne crois pas. Ozon cherche un optimisme, pas un angélisme. Lorsqu’Anna essaie de jouer en trio avec Fanny et Adrien, elle n’y arrive pas. L’art n’a certainement pas toutes les vertus. C’est ici la permanence du suicide qui compte, qu’Adrien a certainement frôlé dans son désespoir et qu’Anna a connu en marchant dans le lac comme pour se donner à lui. Il ne s’agit pas exactement de ce deuil, dont le terme même est devenu aujourd’hui un stéréotype psychologique. Le tableau fait coïncider une naïveté de la couleur avec la permanence horrible d’un acte volontaire et morbide. Il conserve et commémore ; il place le scandale du suicide au coeur même de la possibilité d’exister. C’est là que se situe l’envie de vivre : dans le rappel permanent de l’horreur par-delà la paix intérieure. L’art rejoint un acte de foi qui rend la souffrance indissociable d’un geste d’existence. Cette préoccupation se retrouve dans les plus beaux films de François Ozon, comme Sous le sable, Le temps qu’il reste et Le refuge, et Frantz, derrière son geste élégant et apparemment classique, en représente, pour l’instant, l’apogée.

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