Le Café en revue Identifications d'une bête (1/2)
Carnets

Identifications d’une bête (1/2)

par Eric Loret

Annelise Ragno, Still Life (2012) Capture d'ecran.

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Soixante projets exposés à la galerie Ropac de Pantin jusqu’au dimanche 24 janvier, pour la 66e édition de Jeune Création, salon d’art contemporain. Moyenne d’âge des artistes : 30 ans. Beaucoup d’excellentes idées, de trouvailles. Des adresses emails pour les contacter. Si l’on se tient à l’art vidéo (le fil de ces carnets depuis le début), on est arrêté par au moins deux corpus de travaux. Le premier est d’Annelise Ragno (Dijon, 1982, dit sa fiche). Il met en regard une photographie représentant une crête de coq et trois vidéos : un vieil homme courant, des brebis dans une étable, un homme d’âge moyen en bleu de travail mimant des manœuvres sur une piste d’atterrissage (peut-être). Le second, lauréat du prix Jeune Création cette année, est de Yann Vanderme (Grenoble, 1979). Présenté dans et sur une cabane en bois, il consiste en deux vidéos montrant deux muppets évoluant dans un décor de carton (un musée, un bureau) et devisant en anglais avec un accent français à couper au couteau. Sacrifice d’un côté. Dérision de l’autre. Dans les deux cas, la limite de l’homme et de l’animal, sa ressemblance, est posée. Deux histoires de poils et de peluche.

« quelqu’un qui, du fond d’une vie dite animale »

Au moment où l’on entre dans l’espace Ropac de Pantin, la première œuvre qui frappe (non pas absolument, mais étant données les conditions : froid, terrorisme, éclairage de la salle, etc.) est donc cette installation d’Annelise Ragno, composée d’une photographie, Parade (2013), et d’un écran en regard diffusant trois vidéos muettes à la suite. Et au moment où l’on arrive, on y voit un vieil homme courant, le col automne sur une nature estivale. Il est cadré en buste, sa poitrine pendante perçant sous le vêtement. Cul de jatte totalement. Cette absence de jambe lui interdit d’avancer réellement (« mouvement perpétuel » écrit Jacques Py à propos de l’œuvre de Ragno). La vidéo s’intitule Inlassablement (2012).

Inlassablement – 2012.

Il ne vit ni ne meurt, il ne se lasse pas, ne se fatigue pas, il peut continuer l’effort de la vie. Mais en même temps, il ne va nulle part, puisque la course est la seule destination de la course. Ses lunettes ne lui permettent pas de regarder ailleurs qu’en lui-même, ou même pas : au bord de lui-même. Effet Koulechov oblige, on interprétera différemment le visage du vieil homme selon ce qui suit, précède et côtoie. La crête de coq (ou de poule, on n’est pas spécialiste) de Parade, séparée de la tête comme un trophée clinique, tranché et naturalisé, mis en regard d’un vieillard courant peut évoquer la fin de la virilité comme force. Bientôt il ne courra plus. Se maintenir en forme, mais de quoi ? De vivant ou de mourant ? De vanité, pour le moins.

La vidéo change. C’est à présent Still Life (2012), soit nature morte en français, mais « vie immobile » en anglais. Naturalisation à nouveau : la nature domestiquée, non telle qu’elle est mais devrait être (c’est-à-dire la nature quoi qu’il en soit, indéfinissable en dehors de notre domestication). On n’a jamais vu d’animaux filmés de cette manière. Le clair obscur de l’image et l’éclairage de la galerie (reflets sur l’écran) ne permettent pas d’abord de reconnaître de quel animal il s’agit, cheval, chien, vache, brebis – à cause des gros plans insistant sur les yeux. Il n’y a plus qu’un regard de bête. Vision : plis, rides, humeurs, comme si le visage du vieil homme suant se retrouvait, fragmenté, regardé en morceaux par l’artiste, dans ce qui devient soudain un visage animal, non pas prêt à parler comme croient les ânes (« il ne lui manque que la parole »), mais nous observant. C’est la première fois peut-être qu’on voit représenté ainsi un animal nous voyant.

Still life – 2012.

Vous qui voyez cet extrait vidéo sur cet écran, vous voyez bien qu’il s’agit de vaches et de brebis (fraîchement tondues). On pourra associer la brebis au sacrifice d’Abraham si l’on veut. Quoi qu’il en soit, il est question ici de distance et d’empathie, d’être dans l’œil de l’animal comme collé à un miroir. Still Life fait un effet bœuf, c’est le cas de le dire, qui ne s’explique guère autrement que par le trouble palpitant, épidermique, gluant, que provoquent ces images qui nous regardent. Le cadrage de la vache, en particulier, sur le front de celle-ci, face aveugle (on ne voit qu’un œil, en bas à gauche), obsède – là encore au sens littéral. On se rappelle que Derrida a écrit des choses fines à ce sujet. On ne les a pas tout à fait lues au moment où l’on découvre la vidéo de Ragno, c’est le moment de s’y plonger.

L’animal que donc je suis (Galilée) est en partie une conférence de 1997 prononcée à Cerisy. Elle s’ouvre sur un chat regardant le philosophe nu. Pas un chat fabuleux, précise Derrida, une invention de philosophe. Non, c’est d’une vraie expérience qu’il nous parle. Commentant le livre de la Genèse, il rappelle que l’animal vient avant l’homme et que ce dernier « crie les noms » des animaux sous le regard de Dieu qui l’observe. Lorsque je regarde l’animal, j’oublie que celui-ci me regarde aussi : « Depuis cet être-là-devant-moi, il peut se laisser regarder, sans doute, mais aussi, la philosophie l’oublie peut-être, elle serait même cet oubli calculé, il peut lui, me regarder. Il a son point de vue sur moi. Le point de vue de l’autre absolu, et rien ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un chat. » (p. 28). L’altérité absolue est celle de Dieu qui me laisser crier les noms « pour voir » ce que je vais faire. Mais Derrida, s’il ne croit pas que les animaux pourraient parler, rappelle que l’animal du moins s’adresse : il est « quelqu’un qui, du fond d’une vie dite animale » (p. 32) s’adresse à nous, d’une adresse qui nous rappelle qu’elle nous regarde, au sens éthique du terme. Le prochain, l’humain est évidemment au cœur du rapport à l’animal, mais par-delà cette différence d’espèce, la question est aussi celle de ce qui me constitue comme vivant.

En relisant tout le texte, on trouverait d’autres moyens de comprendre Still Life, en songeant par exemple à la question du mutisme animal, de sa privation de parole (dans un film muet, donc) et de la question de la souffrance comme stillness « Peuvent-ils souffrir ? » revient à se demander : « Peuvent-ils ne pas pouvoir ? » », p. 49) ou en suivant le fil humoral tracé par Derrida dans Un ver à soie (in Voiles, 1998) sur la différence sexuelle qu’évoque la salive du ver « ce lait devenu fil, (…) filament prolongeant leur corps » (p. 59 de L’animal que donc je suis) qu’on retrouverait dans l’humidité des yeux des vaches ou la bave à leur bouche. La dernière vidéo des trois présentées est Ebauche du vertige (2012). Contrairement aux précédentes, elle montre son sujet en pied, plan d’ensemble : l’homme est toujours contraint par le cadre et la répétition (course, respiration pour les deux autres vidéos) mais cette fois-ci il l’arpente, le mesure plus souverainement. D’où sans doute un sentiment d’ouverture.

« l’immense énigme touffue du poil, du pelage, de la pelure et de la peau »

Il arrive, entre le début de la rédaction de ce texte et le point présent, que le second artiste dont on voulait parler, Yann Vanderme, reçoit le prix du Salon. On décide donc de s’arrêter là pour l’instant et de lui consacrer un autre texte sous (très) peu, qui se demandera ce qu’on fait avec un animal en peluche, en particulier quand celui-ci « crie le nom » des choses. En attendant, il faut aller voir ses vidéos (et tout le reste de l’exposition) à Pantin.

Yann Vanderme, Hello ! (2015). Capture d'écran.

Yann Vanderme, Hello ! (2015). Capture d’écran.