Le Café en revue L'antispécisme raconté aux enfants
Café des Images

L’antispécisme raconté aux enfants

par Camille Brunel

Zootopie, de Byron Howard, Rich Moore & Jared Bush (2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Cat Fishin’, de William Hanna & Joseph Barbera (1947) – 7’30

Creature Comforts, de Nick Park (1989) – 5’17

La Légende de Manolo, de Jorge Gutiérrez (2014) – 1h35

Zootopie, de Byron Howard, Rich Moore & Jared Bush (2016) – 1h48

 

Les gosses adorent les animaux, et le cinéma d’animation le leur rend bien : on pourrait consacrer un cycle d’un an à l’anthropomorphisme des héros dessinés, qui courrait d’Oswald le lapin à Zootopie, un autre d’un an aussi à la relation des héros humains à leurs amis animaux, du fox terrier de Tintin au caméléon de Raiponce ; et un troisième aux films qui eux, mettent des animaux à l’écran pour parler des animaux – quoique ce dernier, il faut bien l’avouer, serait sans doute plus court que les deux précédents.

Commençons donc par celui-ci, avec une programmation kid friendly qui se composerait d’un Tom & Jerry où le rôle des animaux (hameçon, pêcheur, poisson) passe successivement d’un personnage à un autre ; de l’Oscar du meilleur court-métrage d’animation en 1990 (Creature Comforts, de Nick Park) ; d’un film mexicain passé injustement inaperçu en 2014, La Légende de Manolo (The Book of Life en VO, de Jorge Gutierrez) ; et du premier champion 2016 de l’écurie Disney, au titre évocateur : Zootopie, de Byron Howard, Rich Moore et Jared Bush (Zootropolis ou Zootopia en VO, ce n’est pas très clair). Dans chacun de ces films, la leçon habituelle qui veut que les animaux soient nos amis, mais pas n’importe quels animaux et pas n’importe quels amis, se trouve un peu pervertie.

Ces films pervertissent la leçon habituelle qui veut que les animaux soient nos amis, mais pas n’importe quels animaux et pas n’importe quels amis.

Dans Creature Comforts d’abord, des journalistes interviewent des animaux de zoo comme on interrogerait des passants dans la rue. Les personnages sont en pâte à modeler, fidèles au style des studios Aardman, dont les œuvres suivantes seront toutes plus animalistes les unes que les autres : un chien plus intelligent que son maître (les Wallace & Gromit), des poulets cherchant à échapper au fermier (Chicken Run), le « premier film d’horreur végétarien » (Wallace & Gromit et la malédiction du lapin-garou), des moutons sympathisant avec le fermier chargé de les tondre (Shaun le Mouton)… Creature Comforts est l’un des tout premiers courts-métrages du studio (le cinquième) ; entre 2003 et 2006, il sera même décliné en 27 épisodes de 10 minutes chacun.

Au fil des interviews, certains animaux se plaisent dans leur enclos, vantant sa sécurité et son confort ; d’autres regrettent l’exiguïté des cages et l’absence de liberté, selon une répartition des mentalités assez humaine entre valeurs de droite et de gauche. Le clin d’œil politique ne saurait cependant concerner les enfants, de la même manière que la présence de carapaces sur les animaux les moins aventureux n’est pas un symbole très important. Non, ce qui fait merveille ici, c’est la voix prêtée aux animaux plutôt que le discours qu’ils tiennent : les ours polaires parlent comme des enfants avec un accent cockney parfait ; et si le puma d’Amérique du Sud arbore un accent brésilien assez attendu, il est plutôt geignard, ce qui ne va pas sans trancher avec son apparence de prédateur. L’hippopotame aux narines énormes a un bel accent très propre de petit lord, tandis que le gorille a l’air parfaitement civilisé, s’exprimant avec une voix de jeune femme qui, encore, détonne avec les attentes d’un public nourri à Tarzan, qui aurait spontanément associé une voix virile un peu fruste à un primate aussi fort.

En dissociant la voix de l’apparence, Nick Park ne se contente pas de donner la parole aux animaux : il combat les clichés qui leur sont associés et, par là même, distingue l’apparence de l’animal de son intériorité – c’est-à-dire de son individualité. Ce n’est pas rien dans un monde anthropomorphisé où souvent l’aspect d’un animal est consubstantiel de son caractère (le renard rusé, le lion noble, le lapin lâche…), réflexe mental ayant pour conséquence d’uniformiser les animaux (qui, à nos yeux, se ressemblent beaucoup entre eux) et de renforcer dans l’esprit du public l’idée qu’ils sont des choses, ou les clones d’un même animal type dont ils descendraient tous – « l’instinct » étant le mot inventé par les hommes pour aligner l’intelligence animale sur leur corporéité, faisant de leur savoir une sorte de prolongement de leurs organes, quelque chose d’offert avec le code génétique, en quelque sorte, minimisant par là les œuvres de leur intelligence.

Nul instinct chez Nick Park, juste du bon sens : le fait même que tous les animaux ne soient pas d’accord sur le fait que le zoo est une prison (tatous et tarsier ont l’air contents) va à l’encontre de l’idée d’une nature animale homogène et univoque. En 1989, Nick Park remporta l’Oscar pour un film où l’antispécisme est une donnée de base – comme dans cette blague loin d’être innocente, remarque de bon sens encore, d’un ours polaire à son grand frère : « puisque tu aimes les steaks, est-ce que tu aimerais les steaks de lion ? »

La Légende de Manolo est le film préféré de ma nièce de 4 ans, Eva. Je l’ai interrogée hier : « Est-ce que tu dirais que les gens sont gentils avec les animaux dans ce film ? » Elle en est aussitôt venue au fait : « Manolo il n’a pas tué le taureau, du coup Maria elle a applaudi. Le père de Manolo, lui, il dit : il faut tuer. » Quelques explications s’imposent, certes : Manolo (doublé par Diego Luna) est le descendant d’une famille de toréadors. Le film raconte comment sa préférence pour la guitare et son amour pour Maria le détournent de la tradition familiale, qui le dégoûte : il refuse catégoriquement de mettre à mort le taureau au terme de sa première corrida, ce qui lui vaut les huées de la foule, mais les applaudissements de Maria. « Ah, ces jeunes, avec leur manie de ne pas tuer ! » (« …with their no killing stuff ! »), déplore la grand-mère, comme le ferait la grand-mère d’un végane de nos jours.

Maria n’est en effet pas n’importe qui : doublée par Zoé Saldanha, elle parle avec la voix de Neytiri, l’extra-terrestre qui défendait sa forêt dans Avatar, et qu’interprétait la même actrice. Le début de La Légende de Manolo est consacré à l’enfance des protagonistes – Manolo le toréador, Maria, et Joaquin (doublé par Channing Tatum), qui complète le triangle amoureux constituant, avec le conflit familial de Manolo, l’autre arc narratif majeur du film. Lors de ce prologue, une séquence a également marqué Eva : « Il y a un méchant monsieur, il voulait faire à manger avec les cochons. Maria a dit quelque chose à Manolo, elle a pris une épée, elle ouvre le [portail en] bois, ça veut dire qu’elle a sauvé les cochons ».

Eva ne vient pas d’une famille de végétariens, loin s’en faut, et mange volontiers le jambon que lui servent ses parents ; mais elle n’est pas moins sensible à l’héroïsme féminin (et féministe, convergence des luttes oblige) dépeint dans ce prologue. Très jeune, Maria décide qu’il faut libérer les animaux ; par la suite, elle adopte l’un des cochons qu’elle sauve, qui devient son ami. Le lien entre cochons et bacon est explicité par la suite, soulignant l’intention du réalisateur derrière la séquence inaugurale de libération animale. Lorsque des brigands attaquent la ville de Maria, ils insistent pour qu’on leur remettent argent, bijoux… et bacon : au moment où ce dernier mot est prononcé, une grosse main s’abat sur un cochon, et l’enlève. Mais sans doute Eva remarquera-t-elle ce détail plus tard, au fil de ses visionnages.

Ce qui compte pour l’instant, c’est le rapport à l’animal que présente le film comme étant naturel ; et qui apparaît donc comme tel aux yeux d’Eva. Le cochon est ainsi présenté comme un animal de compagnie, alors que dans l’écrasante majorité du cinéma spéciste – ou de tradition spéciste – l’animal de compagnie est un animal exotique (un poisson clown, un phacochère, un caméléon, un perroquet…). C’est à la rigueur une monture, mais animée comme un chien (le cheval de Raiponce, le renne de La Reine des Neiges) : ce qui importe dans tous les cas, c’est d’inculquer à l’enfant de la sympathie pour tous les animaux… sauf ceux qu’il est appelé à manger. En proposant de prendre en sympathie un cochon, qui miaule comme une sorte de chat et se montre fidèle comme un chien, Jorge Gutierrez (dont on ignore s’il est végétarien ou non, mais le film a été produit par Guillermo Del Toro, dont c’est le cas) abat la frontière spéciste qui sépare généralement les animaux de compagnie et de chair.

Cat Fishin’, de William Hanna & Joseph Barbera (1947) / La Légende de Manolo, de Jorge Gutiérrez (2014).

Cat Fishin’, de William Hanna & Joseph Barbera (1947) / La Légende de Manolo, de Jorge Gutiérrez (2014).

Zootopie, sorti début 2016, pousse le curseur encore un peu plus loin en choisissant une lapine comme personnage principal – soit l’animal partagé entre sa condition d’animal de chair et de compagnie par excellence. Judy Hopps, c’est son nom, est la première policière lapine de Zootopie, une ville où les animaux ont cessé de se manger entre eux, c’est-à-dire où les prédateurs ont appris à canaliser leurs pulsions pour se comporter de façon civilisée, dans un monde où les particularités de chaque individu sont prises en compte, selon l’idéal antispéciste le plus parfait : un séchoir pour les hippopotames qui sortent de l’eau pour aller travailler, des portes de métro adaptées à toutes les formats d’individus, un quartier réservé aux petits animaux, des tubes permettant aux girafes de récupérer les boissons qu’elles commandent aux snacks, des marchands de glaces pour pachydermes où les portions sont géantes…

D’abord bizutée par les autres animaux, Judy doit s’allier à un renard, Nick Wilde, pour faire ses preuves et montrer qu’un lapin peut être mignon, mais beaucoup d’autres choses aussi – notamment lors de cet échange, où le terme même de « spécisme », pourtant pas si populaire que ça, semble poindre sous le non-dit lorsque Judy rétorque à un guépard obèse qui la trouve mignonne : « vous savez, les lapins peuvent se dire qu’ils sont mignons entre eux, mais quand c’est un autre animal qui le dit, c’est un peu… » – « spéciste », oui, s’il faut ici transposer à la différence d’espèce la remarque qui, dans le monde réel, aurait reposé sur une différence de sexe.

Et en effet, on peut se demander s’il est bien question d’animaux dans Zootopie : toute la parabole, antiraciste, antisexiste, égalitaire et optimiste, peut s’appliquer à la tolérance entre humains sans s’appliquer une seule seconde aux animaux. Encore une fois cependant, on voit dans le discours d’Eva que quelque chose dans la représentation de l’animal est en jeu, en particulier lorsqu’elle me raconte l’histoire en évoquant à un moment donné un « mouton-fille » (la secrétaire effacée du maire-lion, qui s’avère en fait la véritable détentrice du pouvoir). Le réalisme avec lequel les animaux sont représentés, tant dans la texture de leurs pelages que dans leurs particularités d’animaux (les animateurs ayant paraît-il passé 18 mois à en étudier de vrais, ce qui peut sembler étonnant compte tenu du degré d’anthropomorphisme général) entre en contradiction avec la certitude que ce sont des gens comme les humains.

Lorsqu’elle parle du film, Eva se réfère ainsi tantôt à un personnage par son prénom, tantôt par le nom de son espèce, selon son comportement. Elle dit « Nick » quand le renard est victime de quelque chose (« Ils ont tiré sur Nick »), mais dit « renard » lorsque, victime d’un mystérieux sérum, Nick se retrouve à se comporter en animal sauvage (« A la fin Judy a peur du renard »). Lorsque je lui demande de me parler de Tom & Jerry, ses personnages préférés, elle ne dit du coup jamais « le chat » pour parler de Tom, parce que celui-ci ne chasse jamais que de façon humaine – par exemple avec une canne à pêche, comme dans le court-métrage proposé dans cette programmation.

Je lui demande alors de me parler de Jerry. « Jerry, c’est une souris, elle est marron », répond-elle ; je lui demande alors comment elle sait que Jerry est une fille – Jerry étant, à la base, un prénom de garçon. Est-elle influencée par le féminin du mot « souris » en français ? Réponse d’Eva : « Jerry rigole comme une fille ». Encore une fois la voix fait l’individu, et même le sexe du personnage – tout comme dans Creature Comforts. Et dans Zootopie, quel est son personnage préféré ? « La dame qui chante, elle a une très belle voix ». A aucun moment Eva ne note la bizarrerie du fait que la « dame » en question est une gazelle – elle confirme pourtant qu’elle trouve que le personnage ressemble beaucoup plus à une gazelle qu’à une dame.

Eva est, certes, totalement habituée au phénomène de l’anthropomorphisme comme des milliards d’enfants avant elle, mais dans son cas de petite spectatrice de quatre ans en 2016, elle se retrouve confrontée à un film qui met en scène, de façon très novatrice, à travers le succès d’une petite lapine dans le milieu de la police, une fable dont la morale immémoriale consiste à ne pas s’arrêter à l’apparence des gens pour définir leur personnalité – une morale vieille comme le monde, mais qui, ici, s’applique à des animaux.

« Judy ressemble à un lapin, et j’adore les lapins », conclut Eva. Voilà qui interpelle : Judy est-elle appréciée en fonction de son espèce ? Ou parce qu’elle est l’héroïne du film, gentille, valeureuse, drôle, mise en valeur par la musique et le marketing chez Quick ? C’est précisément ce que tend à transcender le film, qui apprend à aimer aussi les animaux qui ne sont pas les ressortissants d’une espèce pré-aimée – ainsi du renard, animal honni depuis toujours, car rusé, car insaisissable : celui-ci finit par intégrer les rangs de la police, à son tour premier de son espèce à se libérer des clichés qui y étaient associés. L’idée de ruse demeure, mais elle est retournée, rendue positive.

PEU IMPORTE L’ESPÈCE À LAQUELLE IL APPARTIENT : S’IL VIT, C’EST QU’IL A BESOIN D’ÊTRE PROTÉGÉ.

Leçon d’empathie, de la conception de la ville à la morale du film, Zootopie aurait été intégralement joué par des humains que son discours ne se serait pas moins prêté à une lecture antispéciste, tant il est question de renverser les frontières – celles-ci pouvant aussi bien être celles que l’on dresse entre les animaux, et que renversaient déjà l’hippopotame cockney de Creature Comforts et le cochon de compagnie de La Légende de Manolo. Cerise sur la fable, Zootopie suggère que même les prédateurs ont besoin d’être défendus : et bien-sûr il n’est pas question de dépasser sa peur des prédateurs humains, mais animaux, souvent chassés du fait de la peur qu’ils suscitent (demandez aux loups).

Peu importe l’espèce à laquelle il appartient : s’il vit, c’est qu’il a besoin d’être protégé – c’est ce que suggérait aussi l’autre production Disney de ces derniers mois, Le Voyage d’Arlo, où la valeur du petit animal était soulignée par le fait que ce compagnon quadrupède et sauvage avait l’aspect d’un enfant humain, tout en restant un animal aux yeux du dinosaure parlant qui l’adoptait. Bientôt sortira Le Livre de la Jungle, qui partira exactement du même postulat, sans doute pour l’emporter dans de nouvelles directions encore : des animaux qui parlent, un humain ré-ensauvagé, et l’extension à tous les animaux de l’ancienne morale qui veut qu’on ne saurait arrêter notre jugement des gens à leur simple apparence.

Creature Comforts, de Nick Park (1989).

Creature Comforts, de Nick Park (1989).