Critique

Le travail en Cène

par Félix Rehm

Cène, d'Andy Guérif.

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Cet article fait partie d’un cycle

Le 11 janvier prochain, Maestà, la Passion du Christ, sera projeté au Café des Images. Ce film d’Andy Guérif reproduit le polyptique éponyme de Duccio di Buoninsegna (vers 1255 – 1318). Ses vingt-six panneaux sont présentés tous ensemble, de face, à la faveur d’un long plan – séquence fixe. Les cases de cette immense planche de bande – dessinée s’animent, une à une, au gré de l’avancée du Christ vers la croix. Comme l’indique le titre, c’est le trajet du Messie qui donne vie à la reconstitution de chacun des tableaux. Une histoire alternative est toutefois proposée, dans un panneau situé en haut, à droite de l’image. Deux ouvriers y construisent le tombeau de Jésus, jusqu’à son arrivée à la fin. L’un des deux est interprété par Andy Guérif qui donne ainsi à voir en direct une partie infime du travail artisanal qu’il a mené pendant sept ans pour reproduire chacun des tableaux. Ce récit de la fabrication rappelle Cène, premier film du réalisateur, dans lequel la construction dudit panneau de la Maestà était montrée entièrement. Guérif, entouré de douze compères, y développait, un manifeste esthétique, sur lequel nous avons choisi de revenir ici.


Comme Maestà, Cène est un plan-séquence dont le cadre reste fixe reste : des travailleurs nous sont montrés pendant 30 minutes en train de construire un décor qui s’adapte progressivement au rectangle de l’image. On découvre, à la toute fin, qu’il s’agit d’un tableau dans lequel les ouvriers, qui ont revêtu entre temps des costumes, incarnent les personnages et prennent la pose. Le film donne à voir la re-production de la Cène, peinte par le maître siennois de la pré-Renaissance Duccio di Buoninsegna au sein du polyptique La Maestà. Le choix de cet artiste est significatif. Duccio est considéré comme le dernier grand représentant du style gothique en Italie, qui va disparaître avec la Renaissance inaugurée par son contemporain Giotto. Ce dernier use de la perspective dans une visée naturaliste pour donner à voir des espaces cohérents sur le plan spatial et architectural, tandis que Duccio, étranger à ce système de représentation, se préoccupe avant tout du récit. Dans sa Cène, les orthogonales du plafond convergent vers une zone qui ne correspond pas au point de fuite des parties latérales : cette technique rudimentaire de perspective permet certes de donner l’illusion de la profondeur de chaque partie prise séparément, mais non de l’espace en tant qu’unité. En re-produisant cette toile en direct, Guérif donne à voir la mutation de son image : à la profondeur de la perspective cinématographique se substitue, peu à peu, une simple surface. L’espace dans l’image et l’espace de l’image ne forment finalement plus qu’un.

Le matériel est tout d’abord présenté : des planches de bois, des costumes, des parpaings. Au bout de quelques secondes, des hommes investissent le champ et se mettent à emporter une partie de ce matériel hors du cadre : l’image est partiellement vidée pour laisser entrevoir, quelques instants, le mur blanc destiné à être recouvert. Puis le travail commence : ces hommes, presque tous barbus, se passent des objets, s’interpellent (« le panneau central Julien ! »), jouent de la scie électrique. Les planches sont fixées au mur, sur lesquelles on dispose deux chevrons. Ils tiennent mal : Andy Guérif, presque constamment à l’image, crie des directives à des compagnons hors champ pour qu’ils les recollent. Le terrain du labeur est le rectangle du cadre, mais le travail ne se déroule pas, pour autant, uniquement à l’image. Le hors champ influe de deux manières importantes sur le tableau en train d’advenir : il constitue la charpente de l’image, mais également sa réserve, dont sort continûment des travailleurs (qui ne cessent de faire des aller-retours), des outils, du matériel. Sa capacité de stockage illimitée permet de « décharger » la surface visible pour mieux dévoiler sa métamorphose. Chaque nouvel élément du décor, chaque nouveau coup de peinture équivaut à un changement de plan. Les images défilent devant notre œil, devenu attentif aux détails. Rares sont les films où le cadre est aussi bien mis en valeur. Ses bords, ses coins, habituellement délaissés par notre regard centripète, deviennent des lieux stratégiques, vecteurs de suspense.

Dans l’agitation, les cris, une harmonie picturale directive est en train d’apparaître.

La disposition des panneaux latéraux de chaque côté de l’image représente un moment important dans la vidéo. Au cadre qui délimite l’espace de l’image s’ajoute un surcadrage qui délimite un certain volume dans l’image. Les regards ne peuvent plus se perdre : tout désormais sera à voir dans ce volume. Dans l’agitation, les cris, une harmonie picturale directive est en train d’apparaître. La table (déformée pour que sa surface soit visible), les costumes, le plat d’agneau rôti font leur entrée en scène ; les travailleurs revêtent des toges et des auréoles marquées à leur nom (pour que la distance avec la tête soit identique au tableau) ; les projecteurs reproduisent les lumières picturales. Enfin, tout le monde prend la pose. À mesure que l’image se fige, s’aplatit, la Cène peinte par Duccio apparaît, et la troisième dimension s’évanouit. Jusque là saturé de bruits, le film se fait silencieux pour ce finale dont la beauté récompense le travail accumulé. L’espace figuré se confond alors avec le rectangle de l’écran : la vidéo se transforme pour quelques instants en tableau. Le choix de Duccio comme modèle rend le résultat particulièrement saisissant. Le cinéma aborde une forme de représentation qui, par son étrangeté, lui fait violence. Par la précision et l’exigence du travail, le film d’Andy Guérif parvient à s’ablater d’une de ses dimensions, à nier sa propre forme pour aller à la rencontre d’un Art radicalement différent. Une passerelle est alors établie entre une toile de 1311 et une vidéo de 2007. Cette prise de contact n’apparaît qu’à la fin, mais elle est ensuite rétroactive. En effet, le travail – qui a permis l’avènement de cette toile fugitive, est, en retour, resémantisé.

Sur le tournage de Maestà, la Passion du Christ.

Sur le tournage de Maestà, la Passion du Christ.

La Maestà de Duccio est à deux faces : d’un côté, un énorme tableau de la vierge destiné à la grande masse des fidèles, de l’autre, le célèbre polyptique narrant la vie de Jésus qui n’était, à l’époque, admiré que par les officiants et quelques nantis. Cette seconde face et ses vingt-six panneaux ont fait la célébrité de Duccio pour les qualités de narration dont elles témoignent. À l’instar de son contemporain Giotto, quoique plus symbolique, le peintre siennois est un grand conteur. La mise en parallèle du tableau et de la vidéo invite donc à s’interroger : y a t-il un récit dans Cène ? Le film livre tout d’abord le récit de la fabrication d’une œuvre d’Andy Guérif, secondé par des aides, comme l’était plusieurs siècles auparavant son pair italien. Le privilège des nouveaux nantis, les spectateurs, consiste à être introduit dans l’atelier du plasticien. Cette interprétation n’est pas fausse, mais romantique et trop centrée sur la figure de l’artiste ; le film ne montre pas une telle division. Guérif peut être reconnu au fait qu’il donne des directives à ses compagnons, mais il apparaît plus comme contremaître que comme artiste : il se contente, en général, de coordonner les opérations et de demander « aux gars » de se dépêcher. Ces derniers savent déjà ce qu’ils ont à faire. Sa volonté d’accélérer la cadence peut témoigner d’une urgence à remonter vers le passé et la toile de Duccio. On peut également imputer cette rapidité à la peur de faire trop durer le plan-séquence, qui deviendrait interminable. Mais Andy Guérif vise surtout à créer, grâce à la vitesse, un mouvement collectif, et ainsi à figurer le geste du travail. Ce film brechtien ne montre pas que des travailleurs construisant une œuvre, mais également le déploiement d’une activité productive. Le récit n’apparaît téléologique qu’a posteriori. Aucune hiérarchie ne régit cette pure dépense, pour la simple raison qu’aucun personnage n’apparaît face caméra : les ouvriers, de dos, n’accèdent pas au statut de figures. Aucune distinction ne prévaut entre ces corps, le panneau, les instruments et les sons. Une scie électrique impose aux ouvriers et aux spectateurs son cri strident, une planche portée par deux futurs apôtres cache pendant quelques secondes la moitié du panneau. Pendant les 27 premières minutes, l’image est un plan de travail « bordélique » sur lequel tout est disposé indifféremment.

Les ouvriers fabriquent le tableau tandis que les spectateurs montent, grâce à leurs yeux, dans le plan-séquence.

En tant que spectateur, on peut se sentir exclu de ce microcosme, de cette ruche de travailleurs. Pourtant, en nous confrontant à cette activité productrice, le film nous enjoint à y participer. Les ouvriers fabriquent le tableau tandis que les spectateurs montent, grâce à leurs yeux, dans le plan-séquence. Les uns comme les autres sont des auteurs. Ce phénomène est décrit par Walter Benjamin dans « L’auteur comme producteur » lorsqu’il parle des lecteurs de journaux soviétiques. « Là, le lecteur est à tout moment disposé à devenir un scripteur, à savoir un descripteur ou encore un prescripteur. C’est à titre d’expert – fût-ce non pas pour une spécialité, mais uniquement pour le poste par lui occupé – qu’il accède au statut d’auteur. » Il conclut en qualifiant l’association entre ces deux types d’auteurs : « Et le travail lui-même prend alors la parole »[1]. Pendant 28 minutes, le film d’Andy Guérif fait entendre cette singulière prise de parole.

Le plan-séquence qu’est Cène devrait faire sentir le passage du temps. Pourtant, son écoulement finit par se confondre avec le travail : un présent d’activité intense, de concentration est produit. La mobilisation incessante que requiert la création anéantit le sentiment d’une durée étale. À quelques détails près. Ce présent est, de part en part, traversé par du passé : parce qu’il en vient, et parce qu’il se dirige vers lui. La disposition du matériel dans le cadre pour le premier plan, la connaissance qu’a chacun des travailleurs de son rôle, les barbes que tous ont laissé pousser témoignent d’une grande préparation en amont. L’efficacité du travail au présent, la réussite du tableau final sont donc redevables à l’organisation du projet par le plasticien. La vue du film oblige à replacer ce présent dans le temps puisqu’il est la condition de possibilité d’un futur ou d’un retour vers le passé : la reconstitution du tableau de Duccio.

Le choix de ce tableau crée un enchâssement de temporalités : Cène (2007) est une vidéo qui rend hommage à un panneau de Duccio (1311) qui célèbre un événement dans la vie du Christ (33 ap JC). Le film de Guérif porte donc sur une œuvre qui affronte déjà la question de la mémoire. Et ce, non pas simplement parce qu’un épisode du passé y est figuré (c’est le cas d’une infinité de tableaux), mais parce que Duccio est le représentant d’une peinture alors sur le point de disparaître, que l’on peut qualifier de « mnémonique ». Ce mode de représentation, clos, répétitif, sert uniquement à rappeler et à commenter le passé. Avec Giotto et la perspective, la peinture, rhétorique, visera, selon les mots de Daniel Arasse, à « convaincre, émouvoir le spectateur de ce qu’elle raconte » [2].

Andy Guérif ne se contente pas de reproduire un panneau de Duccio, il expérimente, dans son film, une manière pour le cinéma d’être, lui aussi, clôturé, répétitif, « mnémonique », et ce, dès les premières images. L’absence de profondeur de ses tableaux permettait à Duccio d’y disposer les Écritures, de les rappeler, de les commenter ; sur le plan de travail qu’est Cène, ce sont des images qui sont exposées. Elles se succèdent, engendrées à la fois par nos yeux devenus experts, à l’affût de chaque mouvement de dos, de chaque coup de pinceau, et par nos esprits consultant, au fur et à mesure de l’avancée du film, notre répertoire mental de tableaux. Cène oblige les spectateurs à accepter leurs statuts d’auteurs et de participer au projet : il faut monter avec ses yeux et faire jouer sa mémoire.

cène - guérif 01

 

[1] Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur » in Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique éditions, 2003, p 128

[2] Daniel Arasse, « De la mémoire à la rhétorique » in Histoire de peintures, Paris, Éditions Gallimard, 2008, p 175.