Le Café en revue Le Trésor de Corneliu Porumboiu : ceux qui creusent
Critique

Le Trésor de Corneliu Porumboiu : ceux qui creusent

par David Vasse

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Cet article fait partie d’un cycle

Vu le 17 février 2016 au cinéma Lux.

Du cinéma roumain, il est convenu de mentionner la neutralité apparente, la morosité à peine contrariée par une ironie tout aussi commune, la terne tonalité résiduelle des années postcommunistes. Au point qu’il est toujours un peu curieux d’entendre parler de « nouvelle vague » à propos de la génération 2000, appellation davantage inspirée par un dégel de la production et de la distribution que par un renouveau esthétique. A l’Est quoi de nouveau, au fond comme dans la forme ? Difficile de distinguer parmi les films qui nous parviennent un semblant de décalage, l’existence d’un contre-champ un peu saisissant, comparable par exemple aux premiers films de Lucian Pintilie distribués en France au début des années 1990. L’équation varie peu : double platitude de l’existence et de l’image, double frontalité du constat social et du plan, complicité en demi-teintes du dérisoire et de la dérision. Comment faire pour critiquer cela ?

A l’Est quoi de nouveau, au fond comme dans la forme ?

C’est l’opération que mène Corneliu Porumboiu depuis 2006, année de son premier film, 12 : 08 à l’est de Bucarest. A première vue chez lui, rien ne perturbe l’ordinaire de la facture roumaine. S’y conjuguent hiératisme du plan séquence et mine pâle d’un pays encore un peu à la traine, n’ayant pas soldé les comptes de son histoire en contrepoint de son entrée dans l’Union européenne il y a presque dix ans. Toutefois, subrepticement, quelque chose réussit à déranger l’austérité presque déposée du dispositif : l’introduction du commentaire comme exercice de perforation plein cadre d’une aphasie sociale, politique et historique. A la raideur d’usage s’interpose un patient et drolatique travail de déconstruction par les circonvolutions argumentatives d’un discours autrement mis à nu. Il n’est qu’à s’en tenir à la principale figure qui régit ses films pour s’en convaincre : toute situation bloquée, faisant face à ce qui indispose – un refus, une surdité volontaire, un malentendu – est en permanence sujet à retournement, en des termes à la fois comiques et dialectiques, sous couvert d’une même obstination.

Mais ce blocage est avant tout celui du sens, pris entre deux excès, le familier et l’incongru. Blocage dont la source est sans doute à chercher dans les germes de la conscience politique et morale du cinéaste. Âgé de quatorze ans au moment de la chute de Ceausescu en 1989, Porumboiu est de cette génération marquée par l’image télévisuelle du procès et de l’exécution du dictateur et par l’envie de la décrypter, techniquement et idéologiquement. La sidération devant le caractère à la fois glaçant et improbable de l’événement ainsi diffusé invitait à l’analyse en direct des moyens de sa réalisation. Il semble qu’imaginairement, Porumboiu ne s’en soit pas remis. Et que ses films continuent de porter cette tension insolite entre une réalité à peine croyable et la peine qu’on se donne à quand même vouloir y croire par le raisonnement et par l’explication. Là où il y a de quoi rire est ensuite dans la question de savoir si cela, au fond, sert à quelque chose.

En Roumanie, cinéma et télévision ont partie liée jusqu’à donner l’impression de ne partager qu’une seule et même image, comme un lointain souvenir du monopole de l’information du temps de Ceausescu. Il y aurait là comme une matrice visuelle dont la reconduction sur grand écran n’aurait de sens, pour Porumboiu, que dans la démonstration quasi théorique de son absurdité. Ce n’est pas un hasard si son premier film se déroule en grande partie dans un studio de télévision à l’occasion d’un débat surréaliste sur ce que pouvaient bien faire les habitants de Bucarest le 22 décembre 1989, plus exactement avant ou après 12 : 08, c’est-à-dire avant ou après le départ du tyran. Ni que Match retour (2014) se cale intégralement sur la retransmission télé du derby historique de 1988, Steaua Bucarest-Dynamo de Bucarest, images sans le son commentées hors champ par l’arbitre de la rencontre à son fils, le réalisateur lui-même.

L’écran de télévision constitue le format d’origine du cinéma de Porumboiu mais sa référence désigne moins un repoussoir trop facile à dénigrer que l’état d’une image irrémédiablement consignée dont il faudra bien venir à bout. Cet effet d’à-plat, qu’on pourrait à bon droit juger ingrat ou comme le signe d’une démission, est en réalité la condition nécessaire à ce qu’un jeu rhétorique parvienne à le déverrouiller et en faire progressivement une surface dérobée, un pan subtilement dénivelé. Le Trésor en fournit une illustration parfaite avec la scène du voleur professionnel chargé par la police de faire sauter la serrure du petit coffre déterré par les deux compères : tout ce qui se présente dur et ferme (un cadre, un coffre, une règle) s’expose à une défaillance, à l’influence d’une percée elle-même incertaine, pouvant donner sur le vide ou sur le plein, le tout ou le rien.

Chez Porumboiu, l’absence de perspective est le comble de ce qui fait partout autorité, de ce qui ne se discute pas. Qu’on décide au contraire de discuter constitue la première brèche, l’encoche par quoi il est possible de voir plus loin, d’imaginer plus grand. En vrai, les choses se compliquent dès que la loi de l’image se confond avec celle du texte, surtout lorsque celui-ci fait foi tel le cachet d’un système embourbé dans ses procédures. Loi du texte et texte de loi représentent cette paroi contre laquelle se cognent les personnages. C’est en cette vertu-là que l’écrit occupe régulièrement toute la surface de l’image ; des rapports de police dans Policier, adjectif (2010) à la calculette numérique du Trésor où se négocie le partage de la vente des actions Mercedes en passant par les enluminures des pages de Robin des bois que lit Costi à son fils de six ans. Plus tard, lorsque Cornel, l’expert en détection de métaux ferreux, fera état de ses recherches sur le petit ordinateur raccordé à son appareil, les résultats tout en couleurs s’afficheront aux dimensions du Scope. Exhibés de la sorte, des chiffres et des lettres s’étendent à la mesure d’une bureaucratie toujours aussi toquée de réglementations et de formulaires appliqués à l’aveugle. Adossée au temps et à l’espace de l’administration, l’image est vite classée, dressée comme un procès-verbal.

La solution, là où loge le comique de Porumboiu, sera justement de contrecarrer la clôture du procès par les tours et détours du verbal. Ses films sont toujours le lieu d’une confrontation entre le texte (ce qui pénalise) et l’explication de texte (ce qui vaut la peine). Dans Policier, adjectif, il fallait pour échapper au marbre de l’appareil judiciaire se pencher sur la fonction sémantique de ses composantes et démontrer ainsi son inefficacité. On retrouve, dans Le Trésor, cette propension à délibérer sur les choix à faire, les décisions à susciter et les modalités d’action à mener dans la perspective d’une sortie de crise individuelle. C’est par le discours et le temps nécessaire à le rendre convaincant que Costi et Adrian fissureront la triste toile de leur condition tout en conservant le risque de s’y fourvoyer.

Sur ce point, tout le cinéma de Porumboiu est mis en abîme dans le merveilleux personnage de Cornel. Muni d’un appareil de détection qui scanne les différentes nappes du sol afin de repérer l’endroit où sont enfouies les pièces métalliques, Cornel a besoin de l’image fixe pour analyser la profondeur. Porumboiu fait de même : il scanne d’abord l’image, ensuite il la creuse en différents endroits dans la durée du palabre. Et qu’est-ce qu’on y trouve ? Des pages de l’histoire de la Roumanie comme de celle, démente, de l’ancienne propriété familiale dont le jardin cacherait un inestimable butin. Le butin, métaphore de la fiction qui ne demande qu’à jaillir et à se remplir les poches du rêve des crédules. Tout creuser – le sol, le temps, le sens – pour ne pas avoir à rester prisonnier des pauvres paradigmes, c’est l’endurance d’un cinéma qui n’hésite pas à cracher dans ses mains pour extraire un peu de légende.

Porumboiu scanne d’abord l’image, ensuite la creuse en différents endroits dans la durée du palabre.

A un moment, de la bouche de Cornel, le film avance que le monde roumain se diviserait en deux catégories : les travailleurs et les intellos, ceux qui triment et ceux qui pensent. « Un vieux slogan communiste », répond Adrian avec un brin d’agacement. D’autant que le voici, avec Costi, dans l’obligation de nouer contact avec la terre, avec la sainte expérience du labeur, réactivant à son corps défendant la mémoire du partage collectiviste des trésors de la nature. Eux qui auparavant s’échinaient à évaluer les bénéfices d’une telle aventure, à faire estimation des avantages et des inconvénients, les voici à ne plus compter leurs efforts en l’honneur d’une autre utopie. C’est peut-être ce que Le Trésor a de plus touchant et de plus amusant : le mal qu’on se donne, de la tête aux pieds et du bas vers le haut, pour le bien d’une croyance.

Ce n’est pas pour rien que le film s’ouvre et se conclut sur l’enfant, car c’est en son nom que cette histoire de magot mystérieux prend corps, que les dessins liminaires de Robin des bois, son héros, trouvent à s’animer dans la peau des deux voisins. Plus encore : c’est à ses yeux que cette histoire se doit d’être crédible. Et croire nécessite une preuve. C’est à la fabriquer de toutes pièces que tend le scénario. Après avoir touché le pactole grâce au rachat par sa banque des antiques actions Mercedes, Costi s’empresse de le dilapider en diamants et rubis dont il remplira les petites cases du coffre exhumé à l’intention de son petit garçon, conformément à l’image que celui-ci se faisait d’un trésor de pirate. Autrement dit, en accordant la réalité aux représentations imaginaires, il trouve un nouveau moyen de combler un trou après avoir lamentablement manqué de rester au fond du sien – rentrer bredouille. Happy end hasardeux derrière ce soleil un peu trop scintillant au terme du dernier plan du film ? Nullement, si on remarque que les gosses, tout à leur joie de récupérer les bijoux généreusement distribués par Costi, s’arrangent pour ne pas avoir à les partager entre eux. Service rendu au début et pelletées nocturnes au milieu, le coup de main, à la fin, est lui aussi de l’histoire ancienne.

A suivre.

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