Critique

Les obsessions du désir

par Eugenio Renzi

Rester vertical (Alain Guiraudie, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Eugenio Renzi est à Cannes pour le quotidien italien Il Manifesto. Il a écrit ce texte sur Rester Vertical d’Alain Guiraudie, que Simona Crippa a traduit pour nous. Nous les remercions tous les deux, ainsi qu’Il Manifesto.


Cannes 69. Rester vertical, le nouveau film « à scandale » d’Alain Guiraudie, vient d’être présenté. On y trouve pêle-mêle un homme à la recherche de loups, une petite bergère, autant d’histoires et d’intrigues plongées au cœur d’une France féérique et inquiète.

Le nouveau film d’Alain Giraudie en compétition à Cannes semble fait pour être interdit. Or le scandale aujourd’hui n’est pas une mince affaire. Le temps est loin où les films de Pasolini déclenchaient plus de querelles qu’ils ne vendaient de tickets. Peut-on dire ou montrer quelque chose qui n’a pas déjà été dit ? Le rôle de l’art est-il encore celui de bouleverser les préjugés et d’épater le bourgeois [en français dans le texte] ? Mais n’est-ce pas là pourtant un préjugé dont l’art devrait aussi se libérer ?

La réponse de Guiraudie se présente comme un conseil : Rester vertical. Réponse géniale parce qu’elle repose sur la forme simple que le cinéaste français a su donner à l’écran au concept d’amour. Mais elle devient complexe quand nous cherchons à la traduire en mots. On peut commencer par en suggérer la géographie. En prenant comme guide le titre qui semblait univoque mais qui ne l’est pas. « Rester vertical » possède au moins trois significations : sexuelle, esthétique, morale.

A l’instar du héros de Théorème de Pasolini, le protagoniste de Guiraudie surgit de nulle part : il apparaît à l’improviste, au volant d’une voiture, au milieu d’une route de campagne, avant de s’arrêter près d’une maison ; en face de celle-ci se tient un garçon, sorte de  « Riccetto » qui semble tout droit sorti des Ragazzi, comme s’il attendait un client. Les choses ne vont pourtant pas se dérouler comme on pourrait l’imaginer. L’homme fait des avances et lance une vague proposition pour un casting. Tu ne veux pas faire du cinéma ? Non, ce Riccetto ne veut pas.

Mais que veut cet homme ? La question est explicitée par une petite bergère que notre homme rencontre dans la montagne. Vierge prenant sans cesse un air boudeur, elle s’appelle Marie. L’homme, quant à lui, lui dit qu’il veut voir des loups. Est-ce que notre homme serait une sorte de Saint François ? Sans doute Giraudie aime-t-il envoyer ses héros dans les bois, près des lacs, au milieu de la nature, pour n’y rien faire si ce n’est exprimer de manière sensuelle leur propre être. Mais en quoi consiste cet être ? L’homme de Guiraudie est à coup sûr un être désirant. Et voilà que la petite bergère passe sa main sur le sexe de notre héros. Les deux s’aiment. Tout d’abord au milieu des montagnes.

Peu après, ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel, dans la maison du père de cette fille. La première « verticalité » est celle-ci : banale, ordinaire. « Naturelle » diraient ceux de la « Manif pour tous ». Mais contrairement à l’homme du théorème pasolinien, celui de Guiraudie n’est pas sûr de lui. Il ne conçoit pas du désir pour les autres, il le cherche. Son parcours n’est pas celui de la conversion mais de la découverte : il devra traverser d’autres désirs avant de pouvoir se reconnaître dans le sien.

Voici qu’un parcours commence à se dessiner. Rester vertical est une expérience semblable à celle qui consisterait à entrer dans une église, lever la tête, rester droit en regardant l’une de ces fresques où l’on raconte, à travers des scènes, des histoires tirées de la Bible ou des Évangiles. Guiraudie a imaginé quatre ou cinq fonds de scène, pas plus. Nous en avons déjà rencontré certains. La route de campagne. La maison sur la montagne. A ceci il convient d’ajouter le passage souterrain dans une ville de province, et un fleuve dans une étrange forêt pluviale, où Guiraudie fait revivre le paysage mental et œdipien de La Nuit du chasseur.

L’essentiel du film joue à venir et à revenir dans ces lieux. Mais pourquoi une telle économie ? Pour essayer de répondre, ouvrons une petite parenthèse. Le héros du film est un cinéaste. Il est en train d’écrire un scénario. Ou mieux, il fait semblant de l’écrire. Finalement, obligé de travailler, il écrit quelques pages dont le producteur se dit enthousiaste, mais que, pour sa part, il trouve horribles. Il est clair que dans cette figure d’auteur qui fuit sa propre écriture, on découvre l’autoportrait d’un cinéaste qui n’aime pas la parole. La parole ferme les horizons, fixe des rôles – mère, fille, amant, père, beau-père – que le film au contraire ne cesse de faire et défaire en produisant des intrigues extrêmes, comme le beau-père qui se retrouve dans le rôle de l’amant. De ces intrigues qui ne sont pas plus audacieuses que les changements de sexe et d’identité que le cinéma, grâce à la comédie, s’est toujours amusé à proposer au grand public.

Cela étant dit, nous ne voulons pas affirmer que le film finira par mettre d’accord les militants LGBT et les catholiques. Du reste, on sait que le jugement de goût est indépendant du jugement moral. Mais c’est précisément sur ce terrain glissant où les concepts de bien, de beau et de bon se touchent que Giraudie essaie de rester debout. La scène « mère » ou la clé de voûte du film où le protagoniste aide un vieil homme à mourir, est à la fois somptueuse, érotique et hilarante. Les hommes sont étendus sur le lit. Le vieil homme boit une sorte de ciguë tandis que l’autre commence à le masturber. Le vieil homme se tourne d’un côté et tend ses fesses, notre homme le pénètre au rythme d’une musique lysergique. La scène est plus douce, plus belle dans ses détails plastiques des corps que celle où le héros, au début du film, faisait l’amour avec la petite bergère. Et si cela ne suffisait pas à faire triompher l’image, Guiraudie s’amuse à la soumettre à un test décisif. Quelques scènes plus tard, le héros lit dans un journal « il pratique l’euthanasie en sodomisant un vieil homme sous le regard de son fils ». Voici comment la parole désacralise une image qui semblait pourtant intouchable.

Il est évident que le désir fait peur. C’est une image qui se projette devant soi-même mais qui n’est déjà plus un soi mais un autre. Rester vertical est ainsi une leçon de perversion. Il ne nous dit pas ce qu’il faut désirer mais comment : en apprenant à son propre héros, et à nous aussi avec lui, à rester droit devant son propre désir, ou pour rester avec Guiraudie, devant son propre loup.

Traduction de l’Italien par Simona Crippa.

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