Critique

L’éthique du héros

par Jean-Sébastien Massart

Batman v Superman : L'Aube de la Justice (Zack Snyder, 2016).

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Batman v Superman : l’aube de la justice, de Zack Snyder, est en salle depuis le 23 mars, mais pas au Café. Il n’empêche : Jean-Sébastien Massart a souhaité y revenir, et évoquer à travers lui la situation cinématographique du super-héros.


Il y a une dizaine d’années, Brad Bird imaginait pour Pixar un programme de réinsertion professionnelle pour les superhéros : ramenés à la médiocre condition d’anonymes en raison de plaintes portées à leur encontre, les personnages des Indestructibles (2004) anticipaient la parodie d’un genre qui offre aujourd’hui le triste spectacle de héros n’ayant plus vraiment d’œuvre à accomplir. C’est surtout dans les productions Marvel récentes que s’est manifesté ce sentiment de déréliction. Dans le dernier Captain America (Le Soldat de l’hiver), Steve Rodgers, le héros le plus emblématique des valeurs patriotiques américaines, est perdu dans un présent incompréhensible : le monde dichotomique dans lequel il a été créé cède la place à une sorte de monstre à plusieurs têtes – l’organisation Hydra s’étant reconfigurée sous la forme d’une vaste conspiration mondialisée menaçant, pour d’obscures raisons, de faire exploser Washington. Bien que Rodgers agisse encore, son action semble presque aussi vaine que celle de Don Quichotte se lançant à l’attaque des moulins à vent, elle n’a plus d’horizon moral. Retrouvant son vieil amour de jeunesse, Peggy Carter, Rodgers lui confie : « J’ai toujours servi la Liberté, mais je ne suis plus sûr de savoir ce que c’est ». 

Bien d’autres héros Marvel ont fait depuis l’expérience de cette vacuité. Dans Avengers : L’Ere d’Ultron, Thor et Captain America se livrent à un duel gratuit au cœur d’une forêt. Dans Ant-man, Scott Lang (Paul Rudd) trouve dans un coffre-fort une vieille combinaison de superhéros et découvre avec effroi ses effets rétrécissants. Il s’agit dans tous ces films de désenchanter la mythologie des comics, en l’attaquant de tous côtés : aussi bien sur le terrain des valeurs (pour quoi se battre encore et contre qui?) que sur celui, plus symbolique, du costume, explicitement ringardisé dans Ant-man. De ce point de vue, le succès assez phénoménal de Deadpool – dernier produit lancé sur le marché par Disney-Marvel – marque une sorte de stade terminal : la croyance à la fable et au spectacle y est incessamment sapée par le ricanement d’un mercenaire cynique (Ryan Reynolds), commentant ses exploits avec l’ironie d’un youtubeur

Au regard de tous ces produits, Batman v Superman – dernier produit de Warner-DC Comics – est étrangement dissonant. Dénué de tout humour, le film de Zack Snyder ne fait que développer des paradoxes moraux et cherche, envers et contre tout, à produire une éthique du héros. Si l’affrontement homérique promis par le versus du titre a bien lieu et s’il est traité dans toute sa démesure épique, selon des codes esthétiques empruntés au jeu vidéo (corps propulsés dans des décors incrustés qui n’existent à l’écran que pour voler en éclats, à l’infini), ce combat sert surtout à prouver par le spectacle la défaillance de l’une des deux figures superhéroïques du film – celle de Superman. C’est manifestement celle-ci qui inspire Snyder, le jeu monolithique d’Henry Cavill servant le projet du réalisateur bien plus que la mélancolie un peu affectée de Ben Affleck. 

Le Batman incarné par celui-ci marche d’un pas lourd, dans une armure remodelée, carapace qui épaissit considérablement la carrure de l’acteur et lui donne l’allure d’un gladiateur antique. Cette manière de redessiner la silhouette du héros marque une rupture assez nette avec le personnage incarné par Christian Bale dans la trilogie de Christopher Nolan (2005-2012). A la fin de The Dark Knight (2008), Nolan faisait de Batman un bouc émissaire sacrifiant son honneur pour redorer le blason du procureur Harvey Dent et l’ériger en modèle d’homme vertueux. Il laissait à Jim Gordon, chef de la police de Gotham, le soin de bâtir cette légende. Chez Snyder, la lourdeur de l’armure peut valoir comme une définition du personnage : Bruce Wayne apparaît avant tout comme un guerrier et son action est une démonstration de force permanente (avant le duel, on le voit sculpter son corps dans une salle de musculation). Moralement, le dilemme qui se pose à lui, assez classique, est résumé par son majordome Alfred (que Jeremy Irons incarne avec beaucoup d’élégance, à la manière d’un Sénèque de Gotham City) : il faut différencier justice et vengeance. Privilégiant la seconde, le personnage pourrait facilement basculer du côté des thématiques droitières chères à Frank Miller (l’auteur, entre autres, du Dark Knight) : l’auto-justice, la quête de moralité dans un monde décadent. Le film choisit pourtant une direction moins évidente, présentant d’abord le personnage de Wayne comme un opposant potentiel de Superman. Tout est dit dès la première scène où l’on voit Wayne sauver une fillette dans les décombres d’une ville dévastée par l’affrontement entre Superman et le général Zod (Michael Shannon). Cette scène habile n’est pas seulement une façon de raccorder le film à Man of Steel, elle situe aussi Wayne en tant que héros de l’après-11 Septembre, c’est-à-dire comme un personnage qui n’a plus de lien avec l’héroïsme classique, celui de Ford par exemple, que Nolan a encore en tête à la fin de The Dark Knight quand il cite le « print the legend » de Liberty Valance. Wayne partage plutôt avec d’autres figures contemporaines (le personnage de Tom Cruise dans La Guerre des mondes, celui de Jessica Chastain de Zero Dark Thirty, le sniper d’Eastwood) une pensée strictement pragmatique : la fin justifie les moyens. 

Ce n’est sûrement pas par ce côté que le film est le plus convaincant : on a vu beaucoup de héros lessivés et désabusés depuis quinze ans et Affleck a tendance à se laisser aller à ce penchant mélancolique – surtout à la fin, où l’aube de la justice, provisoirement éclipsée par la mort de Superman, laisse les survivants dans un monde où l’épopée semble définitivement perdue. 

LOIN DU PATRIOTISME EXALTÉ DU SUPERMAN DE RICHARD DONNER (1978), LE HÉROS DE SNYDER NE PRODUIT PLUS UNE MYTHOLOGIE DE LA CONQUÊTE MAIS DU DEUIL. 

La grande affaire du film, il est temps de le préciser, est la mort de Superman – c’est à elle que Snyder dédie toute la grandeur épique dont il est capable, s’attardant sur la dimension du deuil pour dresser le mausolée du Kryptonien. Aucun réalisateur au service de l’industrie n’a l’inspiration de Snyder quand il s’agit d’enterrer un héros. On trouvait déjà une mémorable scène de deuil au début de Watchmen (2009), le film commençait même par cette phrase : « On Friday, a Comedian died in New York ». Le Comédien en question était un superhéros sacrifié d’emblée, emmenant dans sa tombe les dernières illusions de ses semblables (les watchmen) et, avec celles-ci, toute la mythologie héroïque des comics. Très inspiré par l’esthétique crépusculaire de Sin Ciy de Roberto Rodriguez, Watchmen peut être vu comme le testament des superhéros au cinéma : à l’inverse des films Marvel revenant naïvement vers les origines des comics (Captain America First Avenger, sorti en 2011), il dénonce la culture propagandiste américaine dont procèdent les superhéros, il les fige dans une uchronie – une Amérique très proche de 1984, où Nixon, quatre fois réélu, serait devenu Big Brother – dont ils ont été les principaux fondateurs.

Il est possible de voir Batman v Superman comme un film qui cherche à négocier aussi le deuil des héros. D’où le pathos qui caractérise la mort de Superman lors de son combat contre Doomsday – le mastodonte au service de Lex Luthor. Snyder s’intéresse tellement peu à ce personnage de méchant (l’ennemi juré de Superman dans l’univers des comics) qu’il laisse Jesse Eisenberg en roue libre. De même, Doomsday n’a aucune existence véritable, il n’intervient que pour tuer le héros, comme le serpent marin déchiquetant Hippolyte à la fin de Phèdre. Vient alors un temps de deuil, très étonnant dans un film dont les enjeux économiques sont aussi considérables – et ce temps est peut-être ce qui fait le prix de Batman v Superman. Après avoir raconté, dans Man of Steel, une fable messianique fixant le destin de Superman sur Terre, ce second film est peut-être moins la rampe de lancement d’une franchise (celle de la Justice League, où l’on retrouvera bientôt Wonderwoman) qu’une façon pour Snyder de boucler la boucle. Son héros – Superman – ne fait plus ici la guerre contre l’un de ses semblables (le cadavre du général Zod est filmé plusieurs fois pour mémoire) mais contre tout le monde – c’est-à-dire contre l’Amérique entière. On est très loin du patriotisme exalté du Superman de Richard Donner (1978) : le héros de Snyder ne produit plus une mythologie de la conquête (ce que symbolisait le très rassurant Christopher Reeve) mais du deuil. 

Un ralenti lyrique fige cette essence funèbre dans une scène de sauvetage héroïque à Mexico, le Jour des morts. Ce contexte carnavalesque était aussi celui dans lequel apparaissait James Bond au début de Spectre. Ce n’est pas une coïncidence : les références au Jour des morts marquent des temps de réflexivité à l’intérieur de ces deux machines industrielles que sont Spectre et Batman v Superman. Dans le film de Sam Mendes, Bond revient d’entre les morts (c’est-à-dire du manoir gothique de Skyfall) sous le costume d’un squelette de danse macabre. Dans celui de Zack Snyder, Superman apparaît certes comme un sauveur mais aussi comme le dieu d’un peuple qui célèbre ses morts. La scène est courte – c’est à peine une scène, une vignette plutôt – mais elle convoque une puissante imagerie religieuse qui n’est pas seulement dédiée à la célébration d’un exploit : elle marque aussi l’envers mélancolique et funèbre du film. Une telle vignette nous dit que Superman, premier superhéros de l’histoire des comic books, est déjà mort, qu’il n’existe plus que dans notre imaginaire, à la manière des trois mousquetaires de Dumas. Dans l’une des nombreuses scènes de questionnement moral qui caractérise le film, Clark Kent demande à sa mère (Diane Lane) s’il n’a pas été, au fond, que le rêve épique d’un fermier du Kansas (son père d’adoption, incarné par Kevin Costner). Sans doute, répond Martha Kent, mais c’est ce rêve qu’il faut incarner car le peuple américain, à l’image du père, a besoin de héros : « Be their hero », lui dit-elle. C’est sans doute par cette façon de montrer le devoir héroïque – quand-bien même celui-ci n’existerait plus que dans l’imaginaire et les rêves – que le film est le plus dissonant par rapport aux blockbusters récents, systématiquement marqués par l’autodérision. La question du héros est prise en charge très sérieusement, jusqu’à une mort en forme d’apothéose, qui dit à quel point Superman aura su incarner, jusqu’au sacrifice, la devise Be their hero. L’Aube de la justice raconte à la fois un fantasme héroïque et son deuil : dès lors, il n’est pas surprenant que Superman y soit célébré le jour de la fête des morts.  

Le héros a-t-il été pour autant un bon patriote ? Si son cercueil, comme celui du sniper d’Eastwood, est couvert d’un drapeau américain, Superman n’est pas présenté ici comme le héros d’une fable nationale. Après Man of Steel, Snyder approfondit l’exil de ce personnage trop grand et trop pur, perdu dans un espace-temps qui n’est pas à la mesure de sa qualité. Les questions soulevées par son action héroïque (il est convoqué devant une commission sénatoriale) et la protestation populaire qui s’organise contre lui (un slogan dit : Alien is not American) nous ramènent au procès qui ouvre Les Indestructibles de Brad Bird : le peuple américain veut bien être sauvé, mais il veut l’être sans subir de dommages collatéraux, il ne veut plus revivre les scènes d’apocalypse urbaine qui ont caractérisé le tout-venant du blockbuster, jusqu’à Man of Steel. Une page s’est tournée : le combat de Superman contre Batman a lieu – symboliquement – dans une zone industrielle et au moment de revenir parmi les hommes (Superman apparaît dans le ciel au-dessus du Capitole), le héros est couvert d’opprobre. Rien pourtant ne parvient à altérer sa vertu – au sens le plus ancien du terme, c’est-à-dire son cœur, son courage – rien, pas même la haine populaire, n’a su ébranler l’éthique héroïque du personnage. Dépourvu de tout cynisme, Superman a donc été dans ce film le lieu d’une rencontre impossible entre un héroïsme antique qui n’a jamais cessé de fasciner Snyder (et qui a pris forme de manière un peu pompière dans 300) et un présent qui ne correspond plus à l’idéal moral du héros. C’est le pragmatisme de Bruce Wayne qui est présenté comme viable dans le monde de Gotham, l’aube de la justice n’a rayonné que furtivement avant de se confondre, définitivement, avec le Jour des morts.

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