Carnets

Mère et fils et film

par Maud Wyler

Sur le tournage de "Le lion est mort ce soir" de Nobuhiro Suwa.

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Cet article fait partie d’un cycle

Ce troisième jour opère pour moi comme un premier jour de tournage. Les scènes d’aujourd’hui ont davantage besoin de moi que précédemment. Ce sont des scènes avec Jules, simplement entre une mère et son fils. C’est la première fois que je me retrouve à jouer vraiment la maman. Ça change tout, à peu près comme quand on devient parent. Il y a, présente, une autre dose d’inquiétude. On porte avec soi cette autre responsabilité, élever un enfant, le voir heureux.

Dès ma première rencontre avec ce garçon, je me sens mue par le presque devoir d’être là sur ce tournage, comme pour veiller à ce qu’il s’y plaise, qu’il s’y sente apprécié. Jules est un enfant sensible. (Comme tous les enfants?) Il a des antennes. Ne pas la lui faire à l’envers. Il a à cœur de réussir cette mission-là, à savoir, interpréter ce Jules de fiction, qui a perdu son père et qui se lie d’amitié avec un vieil homme, lors d’un jeu d’enfant né de l’ennui estival : le tournage d’un film.

Chacun, face à la caméra et à des degrés divers, doit gérer sa pudeur. Ou plutôt la part de son intimité qu’on laisse apercevoir. Jules a ce mélange particulier, de dévoiler tout, totalement, mais de biais, ou par en-dessous. Sous ses longues mèches rousses, on voit passer de denses cumulus, et aussi parfois des éclats de lumière qu’il faut alors s’empresser d’emporter avec soi, d’en garder un bout pour la route. Enfin ça, c’est le boulot de la caméra. Léaud me répondait, quand je lui demandais pourquoi il n’avait pas été tenté plus que ça par le théâtre, que selon lui, ça ne servait à rien si son travail n’était pas enregistré. Demandez aux acteurs de théâtre, il y a certains soirs où vous aimeriez secrètement que ce moment magique que vous venez d’éprouver sur scène, cette communion parfaite, cette écoute ténue, soit gravé quelque part. Dans le meilleur des cas et c’est alors effectivement, à mon sens, plus beau que n’importe quoi, le spectateur fait ce travail de bobines et garde en mémoire cette émotion qui vient de le parcourir.

Cela dit, sur ce tournage, avec Monsieur Suwa, on oublie que la caméra est là. On sent que l’espace de jeu autour de soi est immense, que la caméra ne nous donne pas d’ordre. Elle est comme un vieux chien malin, dans un coin de la pièce, qui comprend tout sans dire un mot.

Avec Monsieur Suwa, la caméra est comme un vieux chien malin, dans un coin de la pièce, qui comprend tout sans dire un mot.

C’est très fort de réussir ça. De laisser tomber l’autorité que confèrent la technique, l’imposant matériel d’enregistrement. De faire confiance à quelque chose dans l’air qui ferait que les imaginations s’accordent à raconter, mieux, à transmettre, un sentiment.

Qui disait, qu’une caméra qui tourne agit pour l’acteur comme un commandement tacite, presque divin, à ce qu’il se « passe quelque chose »? Enfin j’ai dû transformer la phrase.

Mais ici par exemple, on le vérifie un peu quand les enfants si légers et chahuteurs hors plateau, deviennent sérieux une fois « l’action » lancée. Il se produit certainement la même chose chez les adultes, ils se gardent simplement de l’évoquer.

J’ai toujours cette impression que le métier d’acteur est double. Au théâtre je pense qu’être un bon ingénieur du son, en adaptant son placement de voix aux (si) différentes acoustiques de chaque salle, en arrivant sans gueuler à timbrer correctement son texte, résout déjà en grande partie le problème d’être ou non un bon comédien. Au cinéma, il faut plutôt être un bon architecte, sentir l’espace autour de soi, pour y évoluer le plus librement possible.

Chez Monsieur Suwa, on peut naviguer largement dans le temps et l’espace. Les prises sont longues, le cadre est large. Quelque chose veille, confiant.

Avant de tourner, il nous rappelle la scène. Son traducteur, Yu, nous la rend en français. Et pendant que ça parle japonais, on attend donc on réfléchit mieux. Du temps encore, du luxe.

Ce que je suis sage sur ce tournage, qu’est-ce qu’on peut avaler son rôle…

Dans la grande scène du 3, autour de la table, on fera 5 prises. C’est beaucoup, mais le cahier des charges est compliqué, Suwa fait un mouvement de bras de bas en haut pour indiquer que la scène commence haut, diminue, et puis remonte. On doit parler du père absent, c’est toutefois moins dur que de rire à gorge déployée. Je me retrouve, dans la dernière prise, à littéralement faire n’importe quoi, à endosser moi, le rôle du sale gosse. C’est une sacrée mission de dérider un enfant à qui toute une armada a demandé de rester bien calme la minute précédant le « caméra tourne ». Le cinéma a constamment besoin d’insolence malgré ses cadres strictes, ses zones de lumière délimitées. Organiser la désorganisation.

Jules est content de la scène. J’aime bien jouer avec lui, il n’a pas peur. Je ne crains pas de le troubler. Il a parfaitement compris que c’est pour de faux, pour de rire.

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