Le Café en revue "Que l'ordinaire déploie ses merveilles"
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« Que l’ordinaire déploie ses merveilles »

par Le public du Café des Images

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Cet article fait partie d’un cycle

« Écoute, ô Roi bien heureux. » L’apostrophe de Schéhérazade aura résonné par trois fois dans la salle Jacques Tati du Café des Images, l’après-midi du dimanche 28 juin, comme trois invitations à laisser aux Mille et une nuits de Miguel Gomes le loisir de se dérouler en ordre et toutes entières. Trois films et plus de six heures de projection. Pour prendre le pouls de la traversée, éclaireurs, suivants ou guetteurs, Emmanuel Burdeau et Yannick Reix ont entre chaque volet recueilli les paroles des spectateurs nées des rencontres avec « L’Inquiet », « Le Désolé » et « L’Enchanté ». Pour prolonger ces échanges, nous avons invité David Vasse, professeur de cinéma à l’Université de Caen et critique de cinéma, présent lors de la séance, à développer ses interventions sous la forme de sept notes. La trilogie sera projetée une ultime fois au Café des Images le dimanche 4 octobre prochain.


Préambule – Avant la séance

Yannick Reix : Bonjour. Bienvenue à tous. Quelques rapides mots d’introduction et de contexte avant de voir le premier film de la trilogie des Mille et une nuits : « L’Inquiet ». Avec Tabou (2012), Rédemption (court-métrage, 2013), et bien sûr aujourd’hui avec Les Mille et une nuits, Miguel Gomes ne cesse de s’intéresser à l’Europe et à ses politiques. Je ne sais pas s’il s’y intéresse d’une manière qui résonne avec l’actualité si troublée de l’Europe, mais je crois qu’il est important de le signaler d’emblée. Cette nouvelle trilogie aborde plus directement la crise qui frappe le Portugal. Le projet s’inscrit par ailleurs dans un registre qui peut a priori paraître documentaire, mais qui est en réalité beaucoup plus riche et plus vaste… Ce sont sans doute deux des aspects — la crise portugaise et européenne, le mélange des « genres » — sur lesquels nous allons revenir au cours de la discussion. Au cours des discussions, plutôt, puisque nous nous retrouverons pour discuter ensemble à l’issue de chacun des trois films.

Emmanuel Burdeau : Bonjour à tous. Yannick a raison d’insister sur la permanence d’une inspiration européenne chez Miguel Gomes ; et il a également raison de rappeler l’importance de Rédemption, bref film « expérimental » mal connu, je crois — en dépit d’une sortie en salle —, dans lequel trois chefs d’État, portugais, français et allemand, sont mis en scène à travers la convocation d’archives et de textes lus off à travers lesquels chacun cherche à faire amende honorable, à se repentir, à atteindre ou à solliciter une forme de rédemption. Il se pourrait que la rédemption — par la fable ? — soit encore au cœur de ces Mille et une nuits.

Ce n’est pas non plus la première fois que Gomes conjugue la fiction et le documentaire. Son deuxième long-métrage, Ce cher mois d’août (2008), articulait déjà l’un et l’autre pour suivre des musiciens dans la campagne portugais et narrer l’histoire d’un film échouant à se faire.

Les deux premiers films de Gomes, La Gueule que tu mérites (2005) puis Ce cher mois d’août, ont connu des diffusions assez restreintes. Ce n’est qu’avec la sortie de Tabou que Gomes a pu bénéficier d’une reconnaissance internationale à la fois critique et publique. Le film a réuni 180 000 spectateurs en France, ce qui est assez extraordinaire aujourd’hui : en un film, Gomes est devenu la coqueluche des festivals du monde entier ; il a passé presque une année à voyager, à présenter Tabou, à recevoir des prix et des compliments… Ceux qui l’ont croisé à Cannes ont pu mesurer combien cette expérience, qui aurait pu en étourdir plus d’un, l’a au contraire « assis », ce qui est heureux.

La trilogie des Mille et une nuits est évidemment un projet à part. Gomes a d’abord engagé une petite équipe de scénaristes et journalistes, qu’il a chargés de relever chaque semaine les faits divers et articles susceptibles de nourrir le récit d’un film se proposant de rendre compte de la crise portugaise par les moyens du conte. Un seul long-métrage était initialement prévu. Cependant, quelque chose s’est produit en cours de route qui l’a convaincu qu’en vérité il s’agissait, qu’il devait s’agir d’une trilogie. Il a alors appelé son producteur en lui disant (c’est en tout cas ce que rapporte la légende) : « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise est qu’il y a trois films. La bonne, c’est qu’il y a trois films. »

Je ne crois pas qu’il soit utile d’en dire plus avant la projection du premier volet, « L’Inquiet ». Sinon pour préciser que ce film a sans doute un caractère plus désordonné que les suivants. C’est que le système de la trilogie commence de s’y mettre en place et que cette trilogie, comme souvent chez Gomes, est aussi l’histoire de sa propre élaboration, même s’il s’agit en l’occurrence moins d’un film à faire — quoique — que de la possibilité plus vaste de pouvoir raconter des histoires, lesquelles, de quelle manière et, pourrait-on ajouter, à quel prix.

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L’Europe, les histoires (Rédemption / Les 1001 nuits, volume 1).


Après le volume 1 – « L’Inquiet »

Spectateur : Ce premier volet, « L’Inquiet », me donne l’impression d’un film en recherche de sens, d’un film qui avance en se cherchant lui-même, sans toujours parvenir à se trouver. J’ai le sentiment que Miguel Gomes ne sait pas vraiment quoi faire de la matière qu’il découvre devant lui au fur et à mesure. La scène où il fuit son propre tournage me semble à cet égard révélatrice : on dirait qu’il éprouve une sorte de peur devant ce qu’il est en train d’entreprendre.

E.B. : Sans doute. Je le disais en introduction : il s’agit ici de mettre en place une méthode, de tester des rapprochements. Un détour « historique » n’est peut-être pas inutile à cet égard. Une telle mise en place, avec tout ce qu’elle inclut de désordonné, d’hésitant, de procrastinateur, rappelle certains choses — certaines « stratégies » — qu’on peut trouver dans le cinéma de Nanni Moretti. Il arrive en effet fréquemment que les héros de Moretti soient, comme ici, des réalisateurs engagés dans un projet dont ils ne sont pas sûrs. C’était l’histoire il y a trente ans de Sogni d’Oro, celle aussi d’Aprile… Et c’est encore celle de Mia Madre, qui sort début décembre et que Moretti a présenté en compétition à Cannes cette année. Ici, le cinéaste — Gomes lui-même — se pose tellement de questions que la fuite — figure morettienne par excellence — finit par lui sembler la solution, encore que le plan où l’on voit Gomes fuir à travers la vitre possède une sophistication assez peu morettienne, tout comme la dimension strictement sonore de la suite de la scène.

Gomes le dit, dans le petit journal de bord publié par Shellac, son distributeur, qu’il a écrit a posteriori — c’est donc un faux, mais qu’importe —, pour la présentation du film à Cannes et sa sortie : « Faire ce film est l’idée la plus stupide de ma vie ». Il avoue avoir conscience que sa volonté de mettre en scène deux choses à la fois, la crise portugaise et Les Mille et une nuits, est autant une nécessité qu’une impossibilité. Mais cette envie est inséparable de son désir de pratiquer plusieurs cinémas simultanément, même si ces cinémas ne sont a priori pas faits pour fonctionner ensemble.

En cela, Gomes est véritablement proche, encore une fois, des héros morettiens. Le personnage principal d’Aprile est un cinéaste — interprété par Moretti —, qui a lui aussi un double projet. D’une part réaliser une comédie musicale située dans l’Italie conformiste des années 1950, et d’autre part réaliser un documentaire sur la situation politique de l’Italie. Tout cela pendant que sa compagne attend leur premier enfant. Aprile navigue sans cesse entre ces trois idées, ces trois « urgences » ; c’est loin d’être le meilleur film de Moretti, mais c’est l’un des plus révélateurs.

Moretti et Gomes appartiennent toutefois à deux moments différents du cinéma, ce qui rend justement instructif de les comparer. Moretti a commencé à faire du cinéma au milieu des années 1970, et tous ses films procèdent d’une sorte d’ironie à l’égard du cinéma politique, militant. Le tiraillement, les hésitations naissent en partie de là, de la nécessité de faire un cinéma, disons, engagée, combinée à la fatigue devant cette nécessité et à l’envie de raconter autre chose, d’essayer d’autres outils… Gomes a commencé à faire des films au milieu des années 2000. Autre contexte, qu’on peut caractériser, je crois, de façon au moins double. D’un côté, négatif, le rejet de sa part d’un cinéma d’auteur international qui avait alors en horreur les dialogues, le récit et qui, par haine de Hollywood, préférait s’enfermer dans un mutisme, un refus grossier de la psychologie, une sorte de purisme ou de jusqu’au-boutisme excessif. (C’est un tableau brossé un peu grossièrement, j’en conviens). D’un autre côté, positif, les premiers signes d’un rapprochement neuf entre documentaire et fiction.

LE RECOURS AU RÉCIT NE SUPPOSE PAS DE RETOMBER DANS LA CONVENTION HOLLYWOODIENNE OU IMPÉRIALISTE.

Gomes a été un des premiers à militer en faveur d’un retour au récit, convaincu que le recours à celui-ci ne supposait pas de retomber dans la convention hollywoodienne ou impérialiste. Aujourd’hui, c’est ce retour qu’il met à la fois en scène et en cause dans un autre contexte : non pas celui d’un grand récit hérité du cinéma classique américain, comme dans Tabou, mais celui d’une crise politique pour laquelle, non sans panache, il décide de continuer à croire que le recours au récit est possible, nécessaire, et non pas sacrilège. Mais cela, cette croyance qu’il ne veut pas abandonner, le met en crise à son tour. C’est de cette crise dans la crise, si j’ose dire, que témoigne une bonne partie de ce premier volet, dans lequel les accents morettiens démontrent à la fois la pérennité d’une certaine tendance moderniste — l’impossible film à faire, les interrogations de l’artiste, le refus de s’en tenir à un seul style, les sommations du réel contre le déploiement supposément libre de l’inspiration… — et de sa reformulation contemporaine. D’où, sans doute, le désordre, voire l’errance que vous avez perçus. Et que je perçois aussi. Sauf exception — Journal Intime, 1994 —, Moretti n’a jamais pratiqué plusieurs cinémas à la fois. Il a toujours conjugué plusieurs récits, mais à l’intérieur d’une manière qui, dans l’ensemble, est restée stable. Gomes, lui, pratique plusieurs cinémas. En ce sens, il incarne quelque chose qui, je crois, appartient en propre au cinéma contemporain, à sa fragilité comme à sa force : c’est un cinéma qui n’est pas sûr de sa puissance, ni de la place qu’il occupe dans l’économie des images, au milieu de la télévision, de l’art contemporain…

Spectateur : Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je ne crois pas que ce premier film soit en recherche de sens. Il me semble au contraire que la narration apporte un sens à cette crise. Cet « Inquiet », je le vois plutôt comme une tentative de redonner du sens aux événements qui inondent le Portugal, et plus largement le monde. Les histoires que Gomes raconte se télescopent, se répondent. Le film débute par une mise en parallèle de diverses situations d’urgence n’ayant, en apparence, aucun lien entre elles. On nous montre la fermeture d’un chantier naval, la colère des travailleurs, mais aussi l’arrivée de guêpes asiatiques. Et pourtant, même ce rapprochement s’avère avoir du sens.

E.B. : La coïncidence a priori absurde entre la fermeture des chantiers navals et l’invasion des guêpes asiatiques a sans doute été révélatrice pour Gomes : quoi qu’il fasse, il lui était impossible de s’intéresser à une seule chose ; tel incident voisinait avec un autre ; parler de ceci impliquait aussi de parler de cela… Lorsque Gomes évoque ces deux événements au début du film — la fermeture et les guêpes —, ce n’est pas le discours qu’il tient, mais j’ai du mal à l’interpréter autrement : c’est comme si la réalité elle-même donnait raison à l’entreprise qu’il entame alors de marier les styles et les manières, de refuser tout accord préétabli entre un sujet et la façon de le traiter. Gomes confie ses doutes, sa crainte qu’un tel projet — rendre compte d’une crise grave par les moyens du conte — ne confine au dandysme, mais je crois que c’est aussi le moment où il commence à réaliser que l’incongruité de ce projet trouve sa justification dans la réalité elle-même, et non pas seulement dans on-ne-sait-quelle souveraineté de l’art. Ensuite, vient l’épisode où, enterré dans le sable avec deux de ses collaborateurs — la tête seule dépassant, tel David Bowie à la fin de Furyo —, Gomes se met lui-même en scène dans la peau d’un(e) Schéhérazade de cinéma demandant aux producteurs de bien vouloir lui accorder un sursis, en échange de quelques histoires… Il est clair qu’une des choses que Gomes cherche à démontrer est que les récits — leur bricolage, leur coq-à-l’âne, leur incongruité… — répondent à une nécessité et non pas, précisément, à un dandysme.

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Le cinéaste face à l’actualité : Miguel Gomes fuyant dans « L’inquiet », Nanni Moretti noyé dans Aprile.

Y.R. : C’est vrai. Une autre chose qui me frappe est que Gomes joue sur la démocratie du cinéma au point de s’absenter de son propre tournage, ou en tout cas de tenir à se mettre en scène dans cette position, celle d’un cinéaste qui s’en va, qui démissionne, pour mieux ensuite ouvrir la voie à une sorte de carnaval qu’on peut dire sans auteur, en quelque sorte.

E.B. : Gomes incarne à cet égard une posture qu’on peut opposer, pour faire simple, à celle d’Albert Serra. Gomes et Serra sont deux grands rivaux, ce sont un peu les frères ennemis de la péninsule ibérique. Devant l’un, il vaut mieux éviter de mentionner le nom de l’autre… Serra, on peut le voir comme un artiste dont l’autorité, le génie, ne reviendraient qu’à son nom, un nom venant grossir une lignée exclusivement composée, sinon de génies, d’originaux incomparables : Don Quichotte, Dracula, Casanova, Dali, Louis XIV bientôt… Quant à Gomes, on le verrait plus volontiers dans le rôle de celui qui, au contraire, accueille tout, et préfère se montrer en situation de faiblesse. C’est bien sûr une posture. Mais ce n’est pas que cela. Gomes ne se contente pas d’une sorte d’hospitalité déclarative. Il essaye de rendre l’ouverture productrice de sens. Malgré son accès direct au merveilleux, Les Mille et une nuits reste le spectacle d’un film en construction. J’aime beaucoup la scène de baignade qui vient clore « L’Inquiet ». Gomes n’hésite pas à montrer des individus en train de filmer l’événement, ou sa propre équipe, au milieu de la foule courant vers la mer un premier janvier.

Spectateur : Est-ce que les acteurs du film sont tous professionnels ? Les personnes présentées dans le « Bain des Magnifiques » ne semblent pas jouer…

E.B. : Les parties fictionnelles sont jouées par des acteurs. On peut y reconnaître certains acteurs fameux du cinéma portugais comme Diogo Dória, connu pour avoir joué dans de nombreux films de Manoel de Oliveira. Mais il arrive aussi que certains non-acteurs interprètent un rôle, comme le « salopard » du début du « Désolé » qu’on retrouve en pinsonneur dans « L’Enchanté ». À l’inverse, l’actrice qui interprète Schéhérazade — Crista Alfaiate — campe aussi la Magnifique punk. Idem pour Carloto Cotta, le héros de Tabou, ici distribué dans plusieurs rôles correspondant à plusieurs registres plus ou moins fictionnels.


Suite au volume 2 – « Le Désolé »

David Vasse : L’animal domine incontestablement ce deuxième volet. Miguel Gomes pose le statut de l’animal au croisement de l’humanité, une humanité au futur incertain. Qu’adviendra-t-il de cette société en crise ? Une des beautés du film réside dans la part de sacré prise en charge par l’animal. C’est particulièrement visible dans l’épisode des maîtres de Dixie, qui rappelle Bresson. Le chien est l’équivalent de Balthazar dans Au hasard Balthazar. Dixie, comme l’âne de Bresson, change constamment de propriétaire. L’animal fait continuer le film, il est celui qui peut continuer à vivre au-delà de la mort, alors que les hommes sont dans une position de survie. Il me semble que Dixie, comme tous les autres animaux, prend en charge le fait que les choses ne s’arrêtent jamais. Dixie incarne la bonté, la sagesse, l’intelligence, exactement comme Balthazar dans le film de Bresson, et nous informe par cela de la nature mauvaise de l’humain. Il y a l’idée, surtout dans le deuxième épisode avec la vache, de l’âme qui survit quand le corps est fini. Finalement, l’inachèvement est une chance, une promesse, prise en charge par l’animal.[1]

L’inachèvement est une chance, une promesse, prise en charge par l’animal.

Y.R. : Le film établit un fort contraste entre le monde rural et la cité, tout en essayant de conjuguer les deux, ainsi que le montre le plan magnifique sur une prairie remplie de moutons, avec quelques immeubles se détachant à l’arrière. Dans ce contraste entre nature et urbanisme, les animaux sont toujours présentés enfermés en cage ou envahissant la cité. Je pense, par exemple, à tous ces chiens errants que le bandit du premier épisode compte, arrivant à quarante.

Spectateur : Après avoir présenté les Magnifiques comme des ouvriers méritants, ceux-ci sont présentés ici comme des crapules. Est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de désolation de la part de Gomes, malgré la beauté qui s’en dégage, quant à l’attitude des Portugais en général ?

Spectateur : Je suis assez d’accord avec vous. Mais l’enchantement reste tout de même présent, et jusque dans le sordide. Le plan sur la pisse qui s’écoule de l’ascenseur de l’immeuble est éblouissant d’audace, à cet égard. Même le dégradant devient sublime !

E.B. : « Le Désolé » présente en effet une misère bien plus grande que « L’Inquiet » : le bandit, le procès, la tour remplie de destins ordinaires, souvent tristes… Gomes ne cherche pas à renverser la perception que chacun peut avoir de la vie au sein de ces grands immeubles. La perspective morale est absente de cette promenade d’un appartement à un autre.

Je suis particulièrement sensible au mouvement général de ce second volet, à la façon dont Gomes conduit le spectateur jusque dans la tour, comme s’il s’agissait d’accomplir toute une série de mouvements, de courbes, afin qu’au bout du compte ce soit la banalité elle-même, toutes ces vies agglutinées dans une tour, qui devienne fascinante. Et avec ces vies, une autre banalité, celle des chansons de variété, à commencer par celle de Lionel Ritchie, qui soudain devient comme l’hymne de cette tour. Là est la véritable conquête de ce deuxième volet, et même de toute la trilogie (mais j’anticipe) : non pas aller de l’ordinaire au merveilleux, mais trouver le moyen adéquat pour que, sans démagogie — ou avec le moins de démagogie possible — ce soit l’ordinaire même qui déploie ses merveilles et qui, les déployant, à la fois couronne le geste d’avoir recours aux Mille et une nuits et le rende, en quelque manière, inutile, ou seulement utile de façon transitoire.

Spectateur : Le mouvement entre les « épisodes » de ce « Désolé » est très surprenant. La première partie présente un être solitaire, un « salopard », puis glisse sensiblement vers le collectif à travers la rencontre d’un peuple qui le célèbre. La deuxième partie est ensuite une célébration du dérèglement total de l’institution : c’est la longue scène du procès, où nous sommes entièrement avec le peuple. Enfin, la troisième partie s’émancipe. Il s’agit alors de circuler dans l’immeuble, de s’intéresser à la moindre chose, au courant d’air, à la fumée, à la pisse, à tout ce qui coule et circule… Nous sommes encore une fois avec le peuple mais il est ici compartimenté, étagé… Il est intéressant de voir que le film démarre sur l’histoire d’un misanthrope pour finir au contraire en compagnie des autres, de tout le monde…

Spectateur : Les autres sont tout de même exclus. Le jeune couple de l’épisode consacré à Dixie est considéré mauvais pour l’immeuble. Il finit, logiquement, par disparaître.

Spectateur : Plus qu’à Bresson, le film me fait penser à Pasolini. Je le mentionne en passant car un projet d’une telle ampleur me semble en vérité incomparable à quoi que ce soit d’existant.

E.B. : Pasolini a également réalisé une trilogie comprenant un film adapté des Mille et une nuits : la trilogie de la vie, dont les deux autres volets sont Les Contes de Canterbury et Le Décaméron.

Spectateur : Le plan de la main sur un sexe en sang au début de la séquence des larmes de la juge est repris du film de Pasolini : il me semble même que c’en est une citation directe.

E.B. : Quelques mots encore sur la narration. La construction en épisodes peut évoquer Holy Motors de Leos Carax (2012) : succession de moments, tantôt réalistes, tantôt fabuleux, sans unité décrétée a priori, mais au sein de laquelle une certaine sensibilité poétique cherche à composer avec un net souci politique… On peut penser aussi à certaines séries, comme Sense8 (Lana et Andy Wachowski, 2015), mise en ligne par Netflix courant juin : traversée de cultures différentes, ambition mondiale ancrée dans le local… Je n’insiste pas, la question est trop vaste : c’est celle des influences croisées entre télévision et cinéma, aujourd’hui, sous le signe du feuilletonnesque et de la diversité des registres.


À la fin du volume 3 – « L’Enchanté »

Spectateur : Vous disiez que l’envie de faire trois films lui était apparue suite à un événement visible dans ce dernier volume, « L’Enchanté ». De quel événement s’agit-il ?

E.B. : Gomes a compris qu’il tenait trois films lorsque son équipe lui a signalé l’existence de ces pinsonneurs en lesquels il a bientôt reconnu, ce sont ses mots, une « société secrète ». Cette découverte a fait naître en lui l’envie de leur consacrer un documentaire à part entière, et c’est ce documentaire d’une bonne heure, finalement inséré dans ce dernier volet, qui s’est trouvé décider de la structure de l’ensemble de la trilogie. Il n’a pas précisé exactement comment, mais il semble qu’on puisse au moins avancer cela : c’est parce qu’il y a les pinsonneurs qu’il y a le reste. Autrement dit : c’est parce que Gomes a découvert chez ses pinsonneurs une pratique qu’il ne soupçonnait pas et des histoires dont il n’avait pas idée — je l’ai entendu notamment citer celle de l’homme dormant chaque soir dans une pièce différente de la maison de sa défunte famille… —, c’est parce qu’il a trouvé dans la réalité des histoires et des destins plus fabuleux, à leur manière, que ceux des Mille et une nuits — là encore, je le paraphrase —, qu’il a senti que son projet avait du sens, et même assez de sens pour prendre la forme d’une trilogie.

Autre chose : ces trois volumes représentent autant de stades de la narration. « L’Inquiet » est la mise en place des histoires ; dans « Le Désolé », les histoires tournent à plein régime ; au début de « L’Enchanté », Schéhérazade ne veut plus être narratrice, elle veut vivre, voir et découvrir le monde. Les pinsonneurs servent alors à montrer que les histoires peuvent et continueront d’exister sans elle.

David Vasse : L’épisode du Grand Vizir, au début de ce troisième volume, me touche beaucoup. Il est filmé de la même manière, dans le même régime d’images, que l’épisode des magnifiques dans « L’Inquiet ». Le mythe et le quotidien se conjuguent.[2]

Les hypothèses « révolutionnaires » traversent le film, mais celui-ci ne s’y arrête pas.

Spectateur : J’ai quand même l’impression que ce troisième film s’éloigne très nettement d’un registre documentaire. Les effets, l’artifice, dominent. Quant aux pinsonneurs, on leur suppose un passé de bandits, ou une ancienne activité politique, mais c’est du passé, justement. Les hypothèses « révolutionnaires » traversent le film, mais celui-ci ne s’y arrête pas. N’y a-t-il pas là, encore une fois, une façon de défaitisme ?

E.B. : Les pinsonneurs ont tous un passé trouble, de bandit ou de militant, mais on ne sait pas réellement, en effet, ce qu’ils incarnent socialement et politiquement aujourd’hui. Ils poursuivent simplement un but encore non atteint, celui de « retourner » un pinson. Ils sont à la fois intégrés dans la société et exclus, puisqu’il s’agit d’une pratique socialement nulle mais ritualisée. Ce phénomène, assez simple, résume les enjeux du film.

Spectateur : Cette partie — ainsi que le recours à des images d’archives parfois prises, à ce qu’il semble, sur YouTube — m’a rappelé Les Bruits de Recife, du cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho, sorti l’année dernière, où le goût pour l’archive est presque plus fort que pour le documentaire.

E.B. : Certains raccords sont très impressionnants, certains courts-circuits non pas entre les scènes mais au sein de telle ou telle. Je pense aux plongeurs du début, à tel enchaînement nous les montrant soudain en train de faire des pompes sur une corniche. Je pense aussi — bien qu’il s’agisse d’autre chose que d’un raccord — au cri de « crasseuse » qui sanctionne le jet par Schéhérazade de quelque amphore dans la mer… À certains moments — je ne dis pas tout le temps —, la liberté du film, de celui-là et des précédents, semble absolue : les chants et les bagarres autour de cette corniche ; les filles nues sur le toit de la Tour ; Gomes lui-même au bas de la Grand Roue, avec sa cigarette et son turban ; etc.

Spectateur : Cette limite du raté, du bricolé, saute beaucoup plus dans le troisième, mais dans le bon sens.

David Vasse : Gomes relie magnifiquement l’histoire de Schéhérazade à la crise du Portugal.[3] Toute cette richesse de matière contrebalance l’idée de pauvreté.[4] Ces trois films sont, finalement, comme une manière de ne pas céder totalement à la crise.[5] L’ambition énorme des Mille et une nuits se rapproche étrangement de celle de Wang Bing, lorsqu’il a tourné À l’ouest des rails (documentaire d’une durée de plus de 9h, 2002). Malgré une différence évidente de ton, les deux films nous racontent le destin d’un pays et sa conscience même [6], avec un dispositif qui nous montre aussi comment réaliser ce tout avec les simples moyens du bord.[7]

Les 1001 nuits, volume 3.