Critique

Rimes et répétitions

par Gabriel Condé

Les Camisards (René Allio, 1972).

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Cet article fait partie d’un cycle

La forêt est clairsemée, le sol est sombre, tacheté de feuilles mortes et, assis au milieu d’une branche, paysan perché, Pierre enroule une corde à l’arbre sans qu’il puisse se résoudre à s’y pendre. La nuit tombe, les astres percent l’épais feuillage normand, le ventre de Pierre se tord sous la faim, ses yeux contemplent comme un enfant les petites lumières d’en haut. Son esprit vagabonde au fond d’une grande toile noire où est accroché chacun de ses malheurs. L’esprit redescend, pas moins lourd, il cherche un foyer, un feu, il n’arrive pas à en allumer un, il brise de rage la petite lune terrestre, le petit bout de verre à travers lequel le grand soleil n’a pas voulu lui apporter sa chaleur.

Un peu plus au sud, pratiquement deux siècles auparavant, il fait bien plus chaud, la campagne cévenole rougeoie. La pierre est lourde mais elle fait les murs ou peut servir de projectile pour se défendre contre ceux qui l’arpentent comme des coqs tout droit sortis de leurs cours, baïonnettes aux bras. L’eau est claire, on y lave sa peau, se débarrasse de l’ancienne, celle dont le corps pliait sous les travaux des champs, et qui désormais s’affiche nue, dorée par les rayons du soleil, neuve, prête à être recouverte d’une simple chemise : le seul costume des camisards, leurs uniques uniformes. L’herbe roussie, sèche, quelquefois est tachée de sang, la pierre qui fait aussi les ponts est parfois ornée de têtes coupées, pour l’exemple, pour mater la révolte, ou lui donner un second souffle.

Plusieurs siècles après, plus au sud encore, son visage baigné dans la lumière blanche des murs de la cité, Berthe finit de manger un bout de pain. Les yeux perdus dans la fenêtre entrouverte, elle écoute surtout, le ressac de la rue en contrebas, des mots qu’on échange, une histoire à laquelle on assiste avec le regard fixe de l’aveugle, une histoire qui s’écrit un peu plus loin, dans le lointain même, tandis que le visage est encore retenu à sa table, comme dans certaines vanités.

Il y a chez René Allio, d’un film à l’autre, un vaste espace que ses personnages et leurs histoires se partagent. Un espace qui fait rimer l’histoire de Berthe Bertigni (La vieille dame indigne), avec celle de Pierre (Moi, Pierre Rivière…) et celle des Camisards. Un espace sensible mais aussi politique que chacun, alors qu’il cherche le chemin de son émancipation, rencontre : l’espace de son désœuvrement.

Ce n’est pas simplement qu’ils sont tous désœuvrés. Certes Berthe Bertigni vit une nouvelle vie dès lors qu’elle cesse, suite à la mort de son mari, d’être la femme de, la mère de, et qu’elle s’autorise une existence oisive. Certes les camisards sont des paysans qui abandonnent leur paysannerie, pour vivre la clandestinité de celui qui, lorsqu’il ne combat pas, savoure son absence de qualités, sa mise à l’égal de tous, son dépouillement dont il ne reste plus que la chemise. Certes encore Pierre Rivière, son meurtre une fois commis, ne peut continuer les travaux des champs et des bêtes et se retrouve errant, vivant de racines sous la lumières des étoiles, où à l’ombre des murs de la prison qui lui offrent alors la possibilité d’écrire son histoire.

Tous sont désœuvrés oui, mais tous vivent le désœuvrement comme la rencontre avec un espace, avec un lieu. Et ce sont ces lieux d’errance ou d’oisiveté, ces lieux de réunion ou d’isolement qui font rimer un film d’Allio avec un autre, ou qui font résonner à l’intérieur du même film l’expérience du désœuvrement qui libère. Ce sont eux encore qui font que, dans un premier temps, ces films se décrivent peut-être davantage qu’ils ne se résument.

Il faut voir la forêt normande dans laquelle Pierre se réfugie après son crime, vis-à-vis des bois et des champs des Cévennes, refuges eux aussi des camisards. Il faut voir combien lunaire sont ceux que Pierre habite – propices au tourments, à l’isolement, mais aussi à l’inspiration qui ne quitte pas le jeune homme lorsqu’il décrit sa vie dans les bois – et combien solaires à l’inverse sont ceux des camisards – propices à la réunion, aux combats collectifs, et à la joie du vagabondage armé. Étonnant d’ailleurs pour celui qui filma beaucoup Marseille, de voir à quel point les bois normands et cévenols et les désœuvrements qu’ils abritent, rejouent le sens des cartes de la lune et du soleil, du fameux tarot.

Il faut encore voir les murs du grenier où Pierre commence la rédaction de son manuscrit et de son projet meurtrier avant de le détruire, de peur qu’il ne soit découvert, comme les murs adjacents à ceux de la prison où celui-ci sera finalement écrit. Les murs du grenier sont déjà ceux de la prison, non pas tant pour signifier que Pierre est à ce moment-là déjà condamné, mais au contraire que, déjà, dans le grenier, il se libérait pour écrire, de l’éternité des jours et des nuits de celui qui travaille les champs, tire les chevaux, range les cultures, observe impuissant la lutte à mort que se mènent son père et sa mère.

Enfin il faut voir combien la nouvelle vie de Berthe fait le vide (littéralement et en particulier la maison familiale vidée de ses objets revendus pour soutenir les nouvelles aventures de Berthe), combien elle se déplace (cinéma, restaurant, puis la mer pour les vacances), combien encore elle semble soutenir son petit-fils quand celui-ci se fait engueuler par son père parce qu’il a trainé avant de rentrer de l’école. Dans quel endroit ? Dans quel lieu? Quelque part qui ravit Berthe en tout cas, bien davantage que le minuscule appartement où son fils rumine sa condition.

L’espace est désœuvrement chez Allio car c’est dans l’espace que l’on fuit. Fuir ceux qui veulent nous arrêter et tous ceux auxquels se rattachait notre meurtre ou notre révolte. Fuir ceux que l’on servait et dont on se libère, arpentant de nouveaux lieux où ils n’existent pas ou dont on les a jetés.

Et comme de concert, si les espaces riment entre eux, et s’accordent parfois bien au-delà des films eux-mêmes jusqu’à se répondre les uns aux autres, le temps, lui, de son côté, répète.

Mais plus que le temps des personnages, c’est le temps du récit qui répète, et si l’espace a tendance à déborder les films, le temps semble davantage délimité. De telle manière que les films d’Allio se présentent le plus souvent comme une boucle que l’on boucle, une histoire que le film retient comme une boîte à musique au son de laquelle la fin du morceau n’est jamais très loin du début.

Dans La vieille dame indigne ce sont les photographies qui bornent le début et la fin du film. Si le visage de Berthe à sa table rappelle certaines vanités, ce n’est pas qu’elle semble morte mais plutôt qu’une histoire meurt dans ce visage, ou sur ce visage. Une histoire qu’elle laisse justement aux photographies qui défilent au début, et qu’elle va bientôt inscrire sur celles qui l’achèvent. L’histoire de La vieille dame indigne fonctionne ainsi comme le trait d’union entre deux séries de photographies, entre deux moments de l’histoire de Berthe, et de manière assez évidente la fiction relie les traces laissées par l’archive.

L’espace est désœuvrement chez Allio car c’est dans l’espace que l’on fuit. Fuir ceux que l’on servait et dont on se libère, arpentant de nouveaux lieux où ils n’existent pas ou dont on les a jetés.

Le film comble l’espace entre les premières photographies et les secondes pour déplier le temps de l’abandon des unes pour les autres. Mais dans le vis-à-vis photographique qui encadre le film, Allio semble dire : Berthe aura peut-être eu deux vies, mais un seul film aura été nécessaire pour les réunir, pour les contenir. Effet paradoxal du cinéma de René Allio, cinéaste des vies que l’on abandonne pour d’autres, ses films mettent en scène les grandes ruptures qui président aux émancipations radicales, et pourtant ce que Berthe abandonne, la structure du film le raccroche à elle. Comme si l’abandon n’était pas un acte ou un moment par lequel les choses ont passé définitivement, mais plutôt un visage juxtaposé à un autre, la photographie de Berthe jeune et un film d’elle vieille, le temps justement coincé entre les deux comme dans un étau.

Renvoyé au bords du film, le découpage cinématographique du meurtre de Pierre Rivière fonctionne quasiment comme les photographies de La vieille dame indigne. Le film ne commence pas sur l’acte à proprement parler, mais sur ses conséquences. Le travelling initial du film, tableau mouvant des victimes de Pierre qui dans la mort, figures immobiles face contre terre, pourraient n’être que les détails d’une photographie de la scène du crime ; ce plan introductif est donc plein du vide laissé par l’acte de Pierre que le film ne montrera qu’à la fin. Là aussi début et fin jouent au chat et à la souris. Parce que là encore le film d’Allio dans son ensemble déroule sa démonstration comme une boîte musicale : si l’acte de Pierre n’est pas le cœur du film, ou si le film s’ingénie à combler le vide entre les morts et l’acte de leur meurtrier, c’est que cet acte n’est encore que la photographie de l’histoire. L’histoire, elle, c’est le manuscrit de Pierre Rivière, et le film d’Allio passe par ce manuscrit de sorte que c’est bien plus l’écriture de celui-ci qui constitue pour le film son tempo et pour Pierre Rivière la véritable émancipation de sa vie de paysan, plutôt que l’acte de tuer les siens.

Si l’acte est relayé à la fin et non au début c’est qu’il aura davantage été un prétexte à l’écriture qu’une cause de celle-ci. D’ailleurs c’est parce qu’il en est empêché que Pierre écrit après coup son journal, autrement il l’eût écrit avant. Aussi la structure ne fait-elle que redoubler le projet initial de Pierre, de sorte que lorsque l’on voit la police amener à ce dernier, dans sa cellule, un large bureau, des feuilles de papier et de l’encre pour écrire, il est clair que c’est Pierre qui emporte l’écriture avec lui dans la prison et non que la prison ou son acte meurtrier initie en lui le désir d’écrire. Pierre se fait d’abord écrivain avant de se faire meurtrier, l’abandon de sa vie de paysan n’est pas dans l’acte de tuer mais bien dans celle de le raconter. En découpant l’acte meurtrier de Pierre et en le renvoyant aux extrémités de son films, Allio confirme qu’ainsi l’émancipation est aussi définitivement une question de temps : il faut une quinzaine de secondes à Pierre pour tuer sa mère, sa sœur et son frère, il faut des jours et des nuits d’écriture entre les murs de la prison ainsi que tout un film pour faire passer son récit, comme si le meurtre avait mûri, aussi bien au sens de mûrir son acte que dans le sens où celui-ci aurait pris une nouvelle valeur dans le récit qui en est fait.

Comment comprendre alors que le récit des Camisards soit quant à lui une histoire sans fin? Depuis le début, où le paysage des Cévennes s’étend sur l’écran accompagné d’une ritournelle qui se répète pendant tout le film à intervalles réguliers, jusqu’à la fin de ce dernier où Jacques, camisard, passant devant les têtes tranchées de ses camarades, exprime son désir de continuer la lutte ainsi que son ardeur revigorée devant la mort de ses frères d’armes, tout indique que l’histoire qui se raconte ici ni ne commence ni ne finit. C’est que pour Allio, l’histoire des révoltes collectives, à la différence des révoltes ou émancipations individuelles de Berthe et Pierre, ne semble pas pouvoir se dire autrement que comme une histoire continue.

La différence est ténue entre une histoire qui boucle et une histoire sans début ni fin. La boucle enferme la singularité d’une histoire dans son cercle, elle circonscrit le fait divers, consigne l’archive de sorte que les singulières émancipations de Berthe et de Pierre semblent comme se répéter dans leur tranche d’histoire, cela parce qu’Allio fait de ces histoires des exemples, un fait unique répété, un moment d’universalité.

De l’autre côté, l’histoire sans fin est pareille au générique des Camisards, elle se disperse indéfiniment. Si elle se répète, ce n’est pas tant en bouclant qu’en débordant de telle façon que l’histoire a déjà commencé quand elle commence et qu’elle s’achève en se relançant. Les histoires d’émancipation collectives comme celle des camisards ne sont plus cette fois-ci des exemples, mais bien davantage des moments d’éternité dont le film se fait le témoin.

Peut-être parce que chez René Allio le récit d’émancipation individuelle étouffe dans sa boucle quand celui d’émancipation collective, malgré les défaites, observe la ligne d’éternité sur laquelle il s’écrit avec davantage d’espoir, et la certitude heureuse d’une histoire inachevée.

Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... (René Allio, 1976).

Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… (René Allio, 1976).