Carnets

Stupeur et ronronnements

par Camille Brunel

Elle (Paul Verhoeven, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Elle, de Paul Verhoeven (2016) – 130′

C’est le tout premier plan du film. Le chat ronronne, imperceptiblement. Imperceptiblement, pourquoi ? Parce que trop fort, le symbole eût été trop marqué du plaisir de regarder Huppert faire du Huppert – c’est-à-dire gémir de douleur. Absent, il aurait manqué à Verhoeven son âme : le plaisir dans la violence. Les délices de la chair et du sang. C’est presque une rêverie qui inaugure Elle : ce chat ronronnant, s’il semble suivre la scène en face de lui, la regarde avec une sorte de délectation vague, comme les chats ronronnant donnent toujours un peu l’impression de planer.

Le second plan, élargi, le réveille : tel un peeping tom pris en flagrant délit de voyeurisme, le Verhoeven-cat se regroupe et s’enfuit côté jardin. Contre-champ, homo sapiens entre en scène: la femelle gît comme morte, le mâle essuie le sang de son sexe. En spectateur humain, on identifie un viol.

A cet instant, une chose se produit souvent : le ronronnement passe à l’as. Dans les critiques, le chat revient transformé en témoin impassible, neutre, « impénétrable » (pour le jeu de mots). Évidemment: reconnaître le discret plaisir animal inaugurant le film – un peu coupable, il faut voir fuir le matou après l’orgasme – c’est partir avec un gros handicap pour quiconque souhaite défendre Verhoeven contre celles et ceux (et ils sont nombreux) qui auront vu en Elle un film non pas amoral, mais immoral, matérialisation de fantasmes de soixantenaires où la femme, pourtant plus toute jeune, a encore ses règles et fait bander les hommes comme une jeune fille en fleur.

Verhoeven n’ayant jamais vraiment cherché à se faire aimer, il n’hésite pas à caler du Mozart sur ce plan ronronnant, soulignant par là que ce qui l’intéresse ici n’est pas l’impassibilité (celle de la victime, Michelle, qui fait le ménage et prend un bain après son agression avec un calme confondant) mais bien le plaisir dans la violence – du côté donc du chat, du spectateur, du réalisateur, et, c’est là que ça coince, de l’agresseur.

Elle repose entièrement sur cette réversibilité de ceux à qui on peut pardonner et de ceux à qui on ne le peut pas.

C’est là tout le côté félin de Verhoeven: ses standards de la honte ne sont pas les nôtres (« la honte, c’est pas un sentiment assez fort pour nous empêcher de commettre quoi que ce soit« , lance à un moment donné Michelle). Le chat se lèchera l’entrejambe devant vous et vous regardera avec l’air de celui qui ne voit pas le problème ; il se vautrera sur le dos, pattes grand écartées, pour réclamer des caresses, devant la première main un peu câline qui lui conviendra : l’obscénité dans l’innocence du chat est portée par Verhoeven comme un masque de carnaval, et celui qui ne voit pas le problème à filmer une juive attirée par un nazi ou une victime attirée par son violeur est ce chat beaucoup moins embarrassé qu’on le croit au moment de sa fuite – s’il détale en effet, c’est pour mieux revenir une minute plus tard, la queue dressée, ronronnant toujours.

Ce parallèle bizarre entre le chat et le violeur est accentué un peu plus tard, à l’occasion d’un flash-back. Ses miaulements entêtants (appel ou alarme ? L’indistinction entre désir et danger est bien-sûr délibérée) relancent la scène de viol inaugurale dans la tête de l’héroïne, et l’on découvre que c’est parce que le chat voulait entrer que le violeur a pu le suivre : laisser entrer l’un, c’était laisser entrer l’autre. La scène reprend donc comme au début, à un détail près, capital : les deux plans du chat sont joués dans l’ordre inverse – d’abord le plan large, ensuite le plan rapproché – et le ronronnement a disparu. Pourquoi ?

Difficile à dire. Peut-être parce que l’effet sonore, bombe polémique, ne pouvait que se cacher à l’une des extrémités du film, où l’attention du spectateur n’est pas encore complètement tendue. Peut-être parce que cette fois, la scène est montrée dans le souvenir de la victime, et que dans son souvenir, le chat est totalement impassible. A la culpabilité suggérée par le ronronnement en succède ainsi aussitôt une autre, supposée par Michelle : « Peut-être pas lui arracher les yeux, mais au moins t’aurais pu le griffer !« . La demie-plaisanterie s’adresse alors à ce chat qu’un contre-champ révèle soudain non plus en félin machiavélique, mais en minet inoffensif et grassouillet. Peut-être ces deux chats, le ronronnant et le grassouillet, chacun fautif à leur manière, représentent-ils les deux écueils entre lesquels louvoie le spectateur : le coupable (celui qui jouit du spectacle) et le gros nigaud (celui qui regarde un viol sans bouger dans son fauteuil de cinéma).

Le film entier repose sur cette réversibilité de ceux à qui on peut pardonner et de ceux à qui on ne le peut pas – il serait logique d’imaginer que Paul Verhoeven puisse demander par là, à ce point de sa carrière, si l’on peut pardonner à un artiste de s’être servi du cinéma pour assouvir ses fantasmes. Michelle regrette que sa mère ne lui pardonne pas (« Tu vas pas m’en vouloir pour le restant de tes jours quand même ! ») mais ne pardonne pas, elle, à son père (« je suis venue cracher au visage de mon père« ). La dimension la plus problématique du film est là : c’est la versatilité de ce qui est pardonnable et de ce qui ne l’est pas, conduisant finalement Verhoeven à procéder à l’inversion la plus choquante possible : entre le prédateur et la proie, entre celui qui tue et celui qui meurt – entre l’agresseur et l’agressé(e). Et ce renversement du prédateur et de la proie se joue, sans surprise, au niveau de la représentation des animaux.

Elle / Le Quatrième homme (Paul Verhoeven, 1983).

Elle / Le Quatrième homme (Paul Verhoeven, 1983).

Début du film, Huppert est une victime, elle s’endort avec son marteau pour se sentir en sécurité : sur son écran de télé galopent des zèbres en liberté – des proies momentanément débarrassées de leur prédateur. Puis le viol est joué une troisième fois, lors d’un second flash-back. Michelle rêve qu’elle abat son agresseur ; cette fois le chat est absent. Au sortir de la rêverie cependant, on entend des oiseaux sur le plan de son visage, associant vaguement ces deux éléments ensemble. Sur ce elle se lève, et découvre devant sa fenêtre, on s’en doutait presque un peu : un oiseau agonisant sur lequel se jette aussitôt le chat, coupable de nouveau, d’une troisième manière.

Michelle – que l’on imagine facilement végétarienne à voir ses courses chez Bio’c’Bon, ses roulés haricots/carotte au réveillon, sa salade aux olives dégueulasses de l’hôpital et son intolérance à la salade de poulet – prend spontanément fait et cause pour la petite proie, s’identifie à elle, et entreprend de la soigner. L’identification à la victime se poursuit : pas plus que la police ne peut l’aider, le vétérinaire n’accepte de soigner l’oiseau, sous un faux prétexte (il dit qu’il ne saurait pas comment intuber un moineau, ce qui n’est pourtant ni nécessaire, ni impossible). Michelle jette donc l’oiseau à la poubelle, sous les yeux de son voisin l’agresseur qui lui lance, ignorant ce qui est dans la boîte : « J‘espère que ça se recycle ! »

Il ne croit pas si bien dire. Le cycle de la violence enclenché ici est bel et bien celui qui verra la proie se changer en prédateur. Quelques scènes plus tard, alors que le mystère sur le passé de Michelle s’estompe et que l’on commence à comprendre qu’elle n’a pas toujours été une victime, Huppert se lèche la main en buvant son vin avec Charles Berling – geste de chat, métamorphose en cours. Qui est le prédateur ? Qui est la proie ? Le grand coupable de l’histoire est un certain « Georges Leblanc » – en langage symbolique, il aurait aussi pu s’appeler George L’Innocent. Seul le chat, ni vraiment coupable, ni vraiment innocent, peut se permettre d’être gris.

Michelle finit donc coupable d’avoir voulu se faire revioler en invitant son agresseur dans sa cave, puis devant sa cheminée : en effet le « pauvre » homme ne se fait pas tuer en assouvissant ses pulsions criminelles, mais parce qu’il jouait un jeu dont la femme avait pris les commandes. Dans le système de valeurs fluctuant du film, le moment où le violeur plaide coupable (au moment du réveillon, en se présentant comme trader: « je plaide coupable ! ») est le moment qui signe son innocence à venir.

Le même renversement gênant se produit avec le personnage de Virginie Efira, a priori petite blondinette catholique et effacée, dont on apprend qu’elle se doutait des déviances de son mari (elle évoque « ce dont il avait besoin ») : complice, elle aussi, de l’avoir d’abord laissé violer, puis laissé jouer le jeu qui lui aura coûté la vie.

Dans Elle comme dans Zootopie, la femme ne prend pas le pouvoir en étant reconnue comme victime et héroïne, mais en décrochant le poste du coupable.

On peut maintenant parler de la grande réplique « à animaux » du film, lorsque Michelle raconte la frénésie meurtrière qui s’est emparée de son père feu Georges Leblanc, Georges L’Innocent, au moyen d’un « marteau de boucher et de couteaux de cuisine »: « Vous avez entendu parler des 27 victimes humaines, mais vous n’êtes pas au courant pour les animaux! Bizarrement on n’en parle jamais. Six chiens… Des chats… Pour une raison qu’on ignore il a épargné un hamster. Ça s’invente pas ! » Si, ça s’invente. Ça se contrôle et ça a du sens. Avec les outils du boucher, servant généralement à tuer les victimes (le bétail), le père de cette petite fable a tué les prédateurs (les humains, les chiens, les chats) et épargné la proie – le hamster, oui. Verhoeven se moque probablement royalement de la dimension animaliste de cette petite session meurtre, cela ne fait aucun doute : elle ne s’inscrit que dans le grand cycle des réincarnations des bourreaux en victimes et des victimes en bourreaux, ad lib.

L’autre grand film de cette année à s’être posé la question de la variabilité des rôles de prédateurs et de proie est un Disney : c’est Zootopie. Le rapprochement est moins étonnant qu’il en a l’air : en 1988, Verhoeven lui-même pitcha un film à Disney intitulé Dinosaurs, dont les principaux personnages auraient été un styracosaure et un tyrannosaure, c’est-à-dire un herbivore et un carnivore. Le film sera finalement réalisé en 2000 sous le titre Dinosaur, par deux gentils faiseurs qui, contrairement à Verhoeven, acceptèrent de faire parler les dinosaures. Mais on voit bien que la question des « cycles naturels » titilla cette année Hollywood de chaque côté du spectre kid-friendly.

Dans Elle comme dans Zootopie, la femme ne prend pas le pouvoir en étant reconnue comme victime et héroïne, mais en décrochant le poste du coupable, du prince machiavélique – beaucoup plus valorisant intellectuellement (« un bon film, c’est un bon méchant », paraît-il). Depuis le début, c’est donc elle le prédateur, de la même manière que l’on se rend compte à la fin de Zootopie que ce n’est pas le maire lion, mais la petite secrétaire brebis qui tire les ficelles du complot. Certains critiques remontés se seront jetés, tout colère, dans la sur-interprétation de cet ultime coup de théâtre chez Disney, n’y voyant que la misogynie retombant sur ses pattes – négligeant totalement par là le rôle central et lumineux de la protagoniste.

Évidemment chez Verhoeven, on n’est pas chez Disney : pas d’héroïne lumineuse, juste la brebis dangereuse. C’est toute la différence entre les deux. Là où Disney, lorsqu’il donne dans le féminisme, veut être sûr d’être compris sans équivoque, Verhoeven, lui, se moque bien d’être aimé – et tant mieux, semble-t-il, si son film peut être lu comme un cauchemardesque film macho. C’est que chez Verhoeven le chat se passe de caresses pour se mettre à ronronner.

Elle.

Elle.