Le Café en revue Sur quels abîmes d’oubli repose la vie
Critique

Sur quels abîmes d’oubli repose la vie

par Simona Crippa

Pursuit of loneliness (Laurence Thrush, 2012).

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Moins d’un an après le très beau De l’autre côté de la porte, le distributeur ED continue d’accompagner le travail de Laurence Thrush, cinéaste britannique installé à Los Angeles. Éloge de Pursuit of Loneliness, au Café jusqu’au 28 mars.


 Le parc ensoleillé sur lequel la caméra de Laurence Thrush pose le regard d’ouverture de Pursuit of Loneliness, offre d’emblée au spectateur l’image de la mélancolique solitude des êtres. Ponctué par quelques chants d’oiseaux et transpercé par les notes de la musique languide de William Basinski, ce premier plan réunit un peuple de délaissés, des gens probablement déjà en allée, comme l’écrirait Duras, vers l’oubli. Un homme fume. Un autre a visiblement terminé son déjeuner et regarde les restes de son repas en solitaire. Un troisième fixe un horizon indéfini. Un autre encore ne sera filmé que de dos, comme si son avenir n’était désormais qu’une possibilité close. Avec sa démarche frêle, promenant ses chiens, la silhouette qui surgit au loin et traverse cet espace de fausse convivialité, est celle d’une femme âgée, la splendide anonyme dont le film tente de retracer la vie, après sa mort.

Elle s’occupe bien de ses chiens qui constituent l’unique remède contre l’absence affective, à tel point qu’après mûre réflexion, elle décide de faire installer une puce sous la peau de son Muffy pour ne jamais le perdre. Contre l’abîme des ignorés, ce contact perpétuel entre la vieille femme et l’animal, fait office d’une encore nécessaire, quoique désespérée, présence au monde. Le spectateur apprendra que durant son hospitalisation, la dame aura pris le temps de confier le soin de ses chiens à une employée de pharmacie. Un autre destin d’anonyme qui sort un temps de l’oubli, grâce à l’administration du comté de Los Angeles, chargée de reconstituer le dossier biographique de cette dame aux petits chiens qui laisse derrière elle un trou insondable.

Laurence Thrush aime décidément suivre les traces de ceux qui échappent au visible. Après s’être intéressé dans son premier long métrage, De l’autre côté de la porte, au retrait radical de la vie sociale d’un adolescent japonais qui s’enferme pendant deux ans dans sa chambre — un phénomène de grande ampleur au Japon que l’on nomme hikikomori —, il décide de filmer une vieille femme malade d’isolement et de solitude. Mêlant réalité et fiction, le cinéaste ne penche pourtant jamais vers une vision pathétique de ces renoncés du monde. D’une part le documentaire sert le besoin d’authenticité que ressent Thrush, qui a par ailleurs longuement collaboré avec le département des coroners de Los Angeles et a pu aussi observer de près le protocole du personnel soignant, des agents de l’administration et ceux du bureau du curateur, chargés, ces derniers, de gérer les biens des défunts. D’autre part la fiction permet de tisser l’histoire et de lui donner une structure dramatique à travers l’agencement des séquences et leur montage. C’est une sorte de mise à distance du sujet, donc, qu’assure la multiplication des dispositifs techniques. La décision de tourner en noir et blanc, participe aussi d’une volonté d’éloignement du matériau humain brut, pour toucher davantage l’émergence poétique de cette population du silence.

Si Thrush scrute à travers de gros plans le visage de Cette dame, c’est pour inviter le spectateur à saisir la grandeur de cette « anonyme », sa splendeur nue.

Très souvent, les personnages qui évoluent autour de la protagoniste, sont filmés de dos ou partiellement, cachés par une paroi, une porte, ils apparaissent dès lors comme des ombres qui passent autour de cette vie qui s’est éteinte. Thrush montre sans vouloir démontrer. S’il scrute à travers de gros plans le visage de cette dame, c’est pour inviter le spectateur à saisir la grandeur de cette « anonyme », sa splendeur nue, comme dans le cinéma des Straub ou de Pedro Costa. Thrush donne à voir ainsi en grand, le silence de celle qui disparaît sans qu’on ait entendu d’elle une seule plainte. Le plan ne cherche cependant pas la banalité d’une identification affective, il rend aussitôt celle qu’il filme à l’égalité des choses qui l’entourent. On ne saura pas pourquoi elle a été hospitalisée ou à quel moment, ni si elle a souffert avant son décès suite à une défaillance cardiaque. Depuis sa traversée du parc, elle se trouvera dans une chambre de l’Hôpital Kes de Montebello, morte. Son corps inerte, sera découvert par hasard, par une technicienne de l’écographie qui se trouve dans le même hôpital pour pratiquer un examen à une autre patiente. Cette technicienne sera la seule personne atteinte par la mort de celle dont on découvre le nom écrit sur le bracelet qui entoure son poignet : Cynthia Ratsch.

Dès lors, le spectateur, comme l’enquêteur Jony du bureau du curateur, devra reconstituer le fil de l’histoire de Cynthia, livrée en montage parallèle. Avec une différence notoire pour le spectateur qui pourra assister à des scènes de vie quotidienne de Cynthia auxquelles l’administration n’aura pas accès. D’abord, et peut-être, le moment qui a précédé l’hospitalisation. Cynthia se trouve dans une supérette pour faire ses courses, le pas fatigué, le corps accablé par la chaleur. Elle se rapproche d’un ventilateur pour retrouver de la force et du souffle. Elle rentre chez elle avec difficulté et avec difficulté accède à l’intérieur de sa maison. Sans jugement aucun, la caméra accompagne l’œil du spectateur qui découvre ainsi ce que l’administration apercevra plus tard : un espace de clochardisation. Cynthia se fraie un chemin parmi une accumulation impressionnante d’objets hétéroclites entassés dans son intérieur : des sacs vides, des boîtes, des papiers, des livres, des couvertures, des portions de tissus, des vêtements. Elle cherche des ventilateurs qu’elle rapproche de son lit, elle s’étend, elle pose une serviette mouillée sur son visage. Son corps allongé ainsi au milieu de ces monceaux d’affaires, le visage couvert, disparu derrière une toile blanche, Cynthia se perd, s’anéantit, devient chose parmi les choses. Quelques plans plus loin, on apprendra, par analogie d’après une photo montrée d’un autre intérieur, que Cynthia est affectée du syndrome de Diogène, un trouble du comportement qui conduit les personnes à s’isoler et vivre dans des conditions d’extrême négligence au plan de l’hygiène et de l’habitat. Et à Los Angeles, ils sont nombreux à vivre dans leur tonneau du renoncement au monde, comme le vieux philosophe.

Si Cynthia s’efface derrière les objets par lesquels elle se laisse envahir, le cinéaste fera souvent usage de gros plans et de très gros plans sur des objets de communication ordinaire, le téléphone par exemple, afin de témoigner de la dépersonnalisation dont fait part le film, et davantage la souligner. A l’autre bout du fil, en effet, personne n’admettra connaître Cynthia, malgré tous les efforts déployés par le personnel administratif. La mise en place d’une dialectique des objets, fixe la violence de la société qui produit et qui fonctionne normalement, ne voulant aucunement être perturbée par des êtres à la marge. Une réponse lapidaire d’un proche de Cynthia qui ne se reconnaît pas en tant que tel, fera définitivement clore l’enquête : « I don’t know the girl and I don’t care anything about it ». Cynthia est ainsi enfoncée dans le néant, l’étape suivante sera celle de vider sa maison de tous les objets qui la remplissent. Des inconnus auront essayé de reconstruire la mémoire d’une dérobée, celle-ci s’effondre et se dissipe à jamais dans l’oubli.

Le cas de M. Bennet, qui vient se greffer à cette communauté, est là pour étayer et répandre également la poétique de la disparition. Malade d’Alzheimer, M. Bennet fait face avec humour à la machine écrasante de l’hôpital et combat sa maladie en la niant. Il s’est fait tatouer sur un bras des mots qui luttent précisément contre l’effacement de l’identité et des souvenirs « Some words that I need to remember, a lot », dit-il à l’infirmier qui l’accompagne de l’hôpital à la maison de repos. Mais l’infirmier qui lui demande quels mots, n’écoutera qu’à moitié la réponse de Bennet. Encore une fois, c’est le spectateur qui aura accès à une intimité majeure avec le personnage, et pourra ainsi lire sur ce bras : « Stamina, Humor, Patience ». Il n’en demeure pas moins que, faute d’une écoute attentive, Bennet doit renoncer à se raconter. Et exister, c’est se temporaliser. Quel est l’avenir de Bennet s’il n’a personne avec qui se remémorer ? Comment récupérer dans ces conditions sa vie ?

Pursuit of Loneliness met en scène un monde liminal qui s’oppose sans cesse à ce qui est inscrit dans le préambule de la Constitution américaine comme finalité sociale : « Life Liberty and the pursuit of Happiness ». Dans une autre scène d’intimité entre Cynthia et le spectateur d’où l’administration est exclue, la vieille femme poursuit un bonheur factice d’après une image publicitaire qu’elle serre entre ses mains : une jeune femme arbore un grand sourire en se disant heureuse d’avoir une perruque qui semble si naturelle « So natural only you’ll know it’s a wig ! ». Laurence Thrush ouvre en grand les yeux du spectateur : tout est fantôme ou mensonge. Il s’inscrit ainsi, imperceptiblement mais sûrement, dans la lignée de grands documentaristes engagés. Sur quels abîmes d’oubli repose la vie ?

The Pursuit of loneliness.

Pursuit of Loneliness.