Le Café en revue Top Gun – À tir(e) d'aile
Critique

Top Gun – À tir(e) d’aile

par Gabriel Bortzmeyer

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Emblème du cinéma américain des années 1980, Top Gun connaît une nouvelle sortie française dans une version restaurée. A l’affiche du Café des images le 12 octobre, il sera projeté, avec Déjà vu, lors d’une soirée en hommage à son réalisateur, Tony Scott. 


Difficile d’imaginer combien Top Gun choqua lors de sa sortie. Autres temps, autres mœurs, autre cinéphilie. Celle qui, en 1986, occupait les tribunes critiques vit dans cette ode à la balistique un funeste présage. La fable restaurait un imaginaire viriliste qu’on avait cru en berne ; voir débarquer à l’écran une bande de pilotes exhibant leurs biscotos et leurs missiles ne pouvait que passer pour un retour des pulsions guerrières. L’époque était au triomphe de la révolution néo-conservatrice orchestrée par Ronald Reagan, et les aventures aéronautiques de Maverick (Tom Cruise, jeune cadet s’apprêtant à son premier succès) avaient tout de l’auxiliaire idéologique appuyant la position d’un président connu pour sa haine des commies, la chasse aux MiGs réaffirmant la suprématie de l’armada américaine. Premier grief : Top Gun fermait la parenthèse mélancolique et critique des années soixante et soixante-dix, et ranimait le triomphalisme de jadis en le mettant au goût du jour (cette nouvelle alliance de la soldatesque et du mannequinat, qui fait que la principale vertu du guerrier est sa coolitude – il y avait bien quelque chose d’irritant dans les rodomontades de Cruise, Val Kilmer et Anthony Edwards, toujours à rivaliser d’ostentation).

Le rejet tenait aussi à un nouvel ordre visuel. Un mot nommait le péril : « clip ».

Le rejet tenait aussi à un nouvel ordre visuel. Un mot nommait le péril : « clip ». Télérama en fit usage, comme Serge Daney qui, dans Libération, titra sa notule assassine : « Un clip à la gloire de l’armée américaine », brocardant une « pornographie patriotarde » ne relevant pas, à son sens, de la critique. Outre-Atlantique, Pauline Kael vit dans le film la résultante du triomphe de MTV et railla au passage son homoérotisme latent. La chaîne musicale, qui n’en était qu’à sa cinquième année d’existence, représentait alors le symptôme d’un nouveau sensationnalisme visuel, et surtout d’un arrimage des images à la bande sonore, renversant la hiérarchie classique de l’accompagnement – comme s’il revenait désormais à la musique de piloter le reste du film (et il est vrai que Top Gun est saturé de soupe). Là était le cœur du procès : Top Gun fonctionnait à l’avalanche de stimuli, faisant se succéder à toute vitesse vignettes et clichés ; avec lui naissait une nouvelle forme de spectaculaire, plus superficielle que jamais (l’amour des carlingues consommait l’adieu à la profondeur). Mark Harris enfonça le clou en 2011 dans une tribune intitulée « The Day the Movies Died » et érigeant Top Gun en scène primitive de cet assassinat du cinéma ravalé au rang de « produit », de « celluloïde à base de cocaïne ». 

La reprise du film permet de mesurer l’écart entre deux cinéphilies. Bouclant un cycle trentenaire, elle permet de revenir sur la naissance du cinéma d’action à l’heure de sa probable extinction. Et signe également la mise au tombeau de Tony Scott lui-même. Si Top Gun ressort, c’est que Top Gun 2 fut avorté. Un sequel était en chantier depuis quelque temps, dans lequel Maverick devait affronter non plus des homologues soviétiques mais un drone. Les atermoiements du projet auront laissé à Scott le temps de superviser la reconversion de son film par le studio Legend 3D, dont le travail a surtout impliqué des variations dans la profondeur de champ et des changements dans la palette de couleurs (déperdition du bleu, victoire de l’ocre). La métamorphose était presque achevée lorsque Tony Scott sauta d’un pont en août 2012. On ne sait trop encore si est désormais enterrée l’idée d’un Top Gun 2 (Jerry Bruckheimer, producteur du premier et promoteur du second, en a finalement maintenu l’annonce). Toujours est-il que la ressortie 3D eut lieu aux Etats-Unis en 2013, suivie d’une diffusion Blu-Ray. Deux ans après, ces copies franchissent l’Atlantique, pas toutes en 3D toutefois.

Peut-être faut-il dédoubler le sens de la restauration à laquelle on a associé Top Gun. Celle-ci, c’est entendu, a une dimension politique : cette histoire d’une tête brûlée mise au pas pour avoir multiplié les frasques a tout d’un réquisitoire en faveur de l’Ordre, militaire qui plus est. Mais « restauration » veut aussi dire retape, requinquage. Top Gun était un remontant administré à un cinéma alors légèrement moribond. Le corps glorieux de Tom Cruise est l’emblème de ce lifting. Inusable, Tom Cruise est figé (aujourd’hui encore) dans une chair presque plastifiée, sans plis. La signature de son jeu, ce sont ce regard mutin et ce sourire nacré, purs éclats de la surface (et d’une surface lustrée au possible). Il faudrait parler d’une « esthétique du Botox », en acceptant aussi d’y voir un peu plus qu’un fétichisme de la star : un programme visuel. Et celui-ci travaille autant l’impeccable épiderme de l’acteur que la carcasse d’un cinéma remis à l’eau, lui aussi lifté, rajeuni, voire revirginisé. Ce que des critiques avaient naguère pris pour le signe avant-coureur d’une mort du cinéma apparaît aujourd’hui comme la tentative de le revitaliser alors que d’autres médias lui disputaient le magistère du divertissement.

Tom Cruise (Mission : impossible, Rogue nation, Christopher McQuarrie, 2015 / Top Gun).

Tom Cruise contre la montre (Mission : impossible, Rogue nation, Christopher McQuarrie, 2015 / Top Gun).

Cette innocence retrouvée prend d’abord la forme d’un retour aux récits sans ambages et aux canevas éculés, au premier rang desquels figure la structurante symbolique conjugale. Tout l’enjeu consiste à apprendre à former l’union du deux au lieu de subir la division de l’un. Les prouesses de Maverick, avec les femmes comme avec les avions, ne sont que le signe d’un esseulement dont le remède sera fourni par l’amour réparateur et l’apprentissage de l’esprit d’équipe. Un mot résume cette dynamique : « side ». Pour seule morale, être aux côtés (du partenaire sentimental ou militaire), être du bon côté (de la Patrie, contre l’ogre communiste). Le film abonde dans ce sens : Maverick est motard quand sa dulcinée conduit une voiture deux places ; il est impulsif quand son rival Iceman lui enseigne les raisons de la loi et les vertus du collectif ; il délaissera peu à peu les figures clivantes du Père (mort, remplacé par la paternité allégée de Viper) et du Frère (Goose) pour, grâce à une Mère devenue compagne (Charlie est d’abord son instructrice), retrouver son équilibre psychique. Top Gun n’a pas peur de jouer de la facile synthèse des antithèses, entre sang chaud et sang-froid, instinct et technique, règle et transgression, antinomies dépassées par une ultime réconciliation avec soi (élève aussi génial que récalcitrant, Maverick deviendra professeur). Top Gun retrouve ainsi la symbolique, héritée du classicisme hollywoodien, de l’union pacifiante et de l’accord de la loi et du désir.

Top Gun retrouve ainsi la symbolique, héritée du classicisme hollywoodien, de l’union pacifiante et de l’accord de la loi et du désir.

Ce legs est également réinjecté dans une mécanique disposant d’un quadruple emblème. Le premier est le rapport de Maverick à l’art aéronautique, nettement inspiré de la pratique du surf : à la différence du héros de Ceiling Zero de Hawks, Maverick n’a cure de la hauteur et se moque bien de toucher les cieux ; sa seule passion est la vitesse, et il a le don des souples embardées. C’est là la clé de cette esthétique de la vélocité et de la virevolte, cherchant l’ivresse dans un tournoiement d’images rétives à toute suspension. Le deuxième est l’armement sur lequel le film insiste avec emphase, lors des réunions d’experts ou au détour d’un insert ; cette artillerie lourde est identiquement celle de Top Gun, avatar d’un cinéma bombardier dont le sigle est l’explosion, parce qu’elle éblouit (fascine et aveugle). Le troisième est la sueur ruisselant à l’envi sur tous les visages : inscription du suspense d’un genre nouveau, bien loin de celui pratiqué par un Hitchcock – non l’attente angoissée, mais la palpitation nerveuse alimentée par les décharges d’adrénaline. Le quatrième est la lumière, déclinante dans la plupart des scènes, faite de soleils d’autant plus radieux qu’ils se couchent et brûlent au passage l’image rougeoyante. Cette lumière qui trouve son apogée au terme de sa chute métaphorise la situation historique de Tony Scott, homme arrivant au crépuscule d’un art et choisissant dès lors d’en vivifier l’éclat une dernière fois, en éclaboussant les yeux du spectateur.