Critique

Toute licence donnée

par Gabriel Bortzmeyer

Merci, patron ! de François Ruffin (2016).

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Merci Patron ! est au Café à partir de ce samedi 9 avril. Remportant un beau succès en salle — 200 000 spectateurs, and counting —, le film de François Ruffin est également sollicité dans le cadre d’un mouvement social dont on sait qu’il ne cesse de gagner en ampleur. Il méritait donc qu’on y revienne. Gabriel Bortzmeyer s’y colle, avec admiration.


Comme son maître revendiqué, Michael Moore, François Ruffin est avant tout journaliste et agitateur, et cinéaste seulement à l’occasion – quand se présente celle de réparer des torts. Aussi a-t-il moins le culte du cinéma que le souci d’une justice qui n’en finit pas d’être bafouée. Merci patron !, pour autant, n’a rien du reportage rallongé ni même du pamphlet façon Moore. C’est un film d’action, c’est-à-dire un film qui agit, qui n’a de sens qu’à proportion de ses effets sur un état social. Ceux-là sont minimes, il est vrai, au vu de l’outrage infligé (toute une zone mise au chômage, sinistrée). Leur charge symbolique l’est déjà moins, puisqu’au bout du compte l’enjeu revient à forcer la caste capitaliste à reconnaître, même si du bout des lèvres, les maux qu’elle a causés, et c’est là un aveu qui vaut bien des chèques. Pour cela, il a fallu incarner le drame tout abstrait des meurtres économiques, donner chair à des abstractions telles que Capital ou Travailleurs (voir à ce propos l’entretien avec la revue Ballast). Ruffin a concentré leur guerre ancestrale dans le seul litige opposant la famille Klur, naguère « remerciée » au cours d’une grande vidange entrepreneuriale et vivant désormais dans une crasse misère, et Bernard Arnault, fameux tant pour sa fortune que pour le nombre de ceux qu’il a laissés sur le carreau. Le film documente les ruses du cinéaste et de sa clique pour pousser LVMH à verser sous la table un dédommagement, avec l’espoir que sa sortie en salle nourrira et appuiera d’autres réclamations. 

Le nouveau militantisme est ludique, naïf et proprement activiste, puisqu’il ne vise qu’à agiter le monde au lieu de l’enregistrer.

Film-happening, en quelque sorte, qui enregistre les performances – perturber une assemblée générale des actionnaires, rouler dans la farine un ancien des RG devenu séide du Capital – et se voudrait lui-même performatif. Si l’affaire rappelle le premier film de Moore, Roger et moi, dans lequel le réalisateur s’acharnait à obtenir une entrevue avec le PDG de General Motors, on reste loin du genre qui lui est habituel, le film-procès pour cinéaste-avocat, avec pathos des humbles et cris d’orfraie. Ruffin ne cherche pas à multiplier les preuves accablantes à la charge du patronat, puisque sa crapulerie est aujourd’hui aussi entendue que décomplexée. On commence à savoir qu’en donner une peinture au vitriol ne l’atteint guère. Ruffin a trouvé bien mieux pour l’embêter : croire en sa vertu et lui donner l’occasion d’être bon, de se racheter. Comme si on ne pouvait le mettre au pied du mur qu’en le défendant. Un peu comme les Yes Men, autres disciples de Moore, avaient poussé (vainement, cette fois) Dow Chemical à s’amender pour la catastrophe de Bhopal, ou déclaré finie, par une sorte de wishful filming, la guerre en Irak. L’ancien militantisme mêlait le pédagogisme au judiciaire, éduquant l’opprimé et dénonçant l’exploiteur. Le nouveau est ludique, naïf et proprement activiste, puisqu’il ne vise qu’à agiter le monde, à le secouer au lieu de l’enregistrer. 

La méthode, alors, exige de jouer de candeur, de mimer l’innocence morale – postuler qu’Arnault est un type sympa, et porter tout du long du film un T-shirt à sa gloire – et l’ignorance des faits – refuser l’appareil de savoir dont s’armait l’ancien militantisme, et congédier le modèle de l’enquête et du dévoilement. Vieille tactique critique, qui n’avait plus guère eu cours depuis Candide ou Les Lettres persanes, depuis un âge où, justement, le combat pour la justice était une fête, et les moqueries des friandises. Ruffin aussi pousse la blague, même beaucoup, et d’avec d’autant plus de brio qu’il ne se départit jamais de ses airs ingénus. De Voltaire et de ses contemporains, il a repris cette espèce de dénonciation par l’absurde, qui plus qu’à la science marxiste en appelle à un bon sens partout confronté à la déraison, et à celle du capitalisme en premier lieu. C’était déjà, d’une certaine façon, la stratégie de Michael Moore, inventeur avec Avi Mograbi de ce militantisme divertissant. Mais, de l’Américain au Français, il y a une différence de taille, littéralement. Moore a tiré de sa corpulence une chorégraphie du rentre-dedans, et travaille sans cesse à remplir l’espace de toute son épaisseur. De même pour Mograbi, qui d’un côté va taquiner les forces d’occupation et de l’autre scrute sur son propre corps les signes du déchirement israëlo-palestinien. Ruffin, lui, a une carrure de gringalet, une voix ne disposant pas d’assez de coffre pour incarner le courroux et une silhouette qui semble moins signée. Son corps est en retrait, voire s’efface ou se grime, disparaît pour actionner les manettes. Militantisme masqué, à mi-chemin entre Mabuse et Moore. Cela lui permet, d’une part, d’éviter les pénibles postures de redresseur de torts, d’autre part d’avoir, le premier, réussi à faire d’un film plus qu’un tract – une arme immédiatement efficace. En témoigne la manière dont l’actuel mouvement social s’en est emparé ; s’il est brandi partout, c’est qu’il prend le patronat non en flagrant délit économique, mais en flagrante reconnaissance de ses torts. Ce qui ne pourra que mettre en déroute ses habituels arguments sur les nécessités de l’austérité et le bien-fondé des avanies.

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