Carnets

Retour à Mograbi

par David Vasse

Z32, d'Avi Mograbi.

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Cet article fait partie d’un cycle

Vu le 13 janvier 2016 au Café des images.

Salutaire. C’est bien ainsi que fut appréciée la venue du critique et essayiste Eugenio Renzi ce mercredi 13 janvier à l’Université de Caen puis au Café des images, à l’occasion du séminaire de recherche « Fiction/Non fiction » consacré ce mois-ci au cinéaste israélien Avi Mograbi. Salutaire car en ces temps où se répandent jusqu’au dégoût les visions dualistes et mortifères des réalités contemporaines les plus complexes, il était particulièrement bienvenu de revenir sur une œuvre dont l’un des engagements est précisément de lutter contre tous les manichéismes, de ne jamais succomber aux oppositions trop vite balisées dans lesquelles la bonne conscience a tôt fait de se calfeutrer, par paresse ou impuissance. Depuis le début, s’y affirme l’idée qu’il n’y a rien à gagner, ni pour soi ni pour le cinéma, à faire spectacle de l’enfoncement des portes ouvertes, à faire la démonstration qu’il n’y aurait qu’un seul camp digne de garantir un minimum d’éthique, celui dans lequel on campe obtusément à distance de celui de l’ennemi. Pour un cinéaste aussi concerné par le drame israélo-palestinien, la problématique de la frontière n’a de sens que si, au lieu de chercher à la stigmatiser de manière démagogique, on accepte de l’intégrer au cœur d’un dispositif à la fois intime et théorique depuis lequel questionner et assumer ses propres dilemmes.

On en posa une : celle de la fiction et du documentaire. A l’endroit des films de Mograbi, le débat est légitime quoique relatif au vu des nombreuses déclarations du cinéaste pour qui ces deux notions, « fiction » et « documentaire », ne sont pas autre chose que des catégories pour vidéothèque. Et qu’à relever simplement de l’identification d’une limite dressée contre toute espèce d’amalgame, la catégorie constitue la chose à exclure. « Chaque image a sa vérité » répète Mograbi. Certes, à condition de se donner le temps de la combiner avec celle que l’on souhaite faire advenir au plus fort d’un stratagème consistant à faire cohabiter un artefact de fiction et un donné réel prêt à vaciller un peu sur ses bases au comble de cette cohabitation. Cohabitation si cruciale conceptuellement dans cette région du Proche-Orient et qui, chez Mograbi, prend aussi le nom de montage. « (…) il y a une vérité de l’image de cinéma, qui est le chemin qui va du « montrer » au « monter » » écrivait Serge Daney[1].

Ce chemin est celui qu’empruntent tous ses films en direction d’une vérité obtenue par confrontation paradoxale de l’idée et de la chose ou bien, comme l’a souligné Eugenio Renzi, « de ce qu’on attend et de ce qu’on reçoit ». En gros, pour Mograbi, l’évidence ne fait rien avancer. Ou qu’on est bien avancé à demeurer dans l’évidence. C’est au contraire dans le recul des limites, y compris les plus grinçantes, que Mograbi concentre ses hésitations et ses cas de conscience comme autant de raccords potentiels. Jean-Louis Comolli avait bien raison : « Oui, ce cinéma est embarrassé. Cet embarras est filmé, il fait film. »[2] Rien à voir avec une bonne partie des films tournés là-bas qui ont parfois tendance à imposer un point de vue un peu trop tranché et dogmatique sur les événements.

Au départ, l’image ment. Moins par essence que par essais de simulation effectués en son centre. L’une des premières choses à combattre pour Mograbi étant la satisfaction coupable du tout fait tout cuit, idées comme images, l’antidote est dans le tremblement répété du work in progress, dans la perspective artisanale d’une image à tracer, toujours améliorable, toujours à venir. Aussi ment-elle dans l’exposition de sa fabrication. Elle ment à s’afficher fausse. C’est ce faux, si bien préparé à l’entame des films qu’il en énonce le vrai de la démarche du cinéaste, qu’on pourrait hâtivement désigner par « fiction » mais qu’il est préférable de nommer « création d’une personne cinématographique », sous les traits de Mograbi lui-même. La naissance minutieuse de cette « personne cinématographique » (en lieu et place du « personnage ») à l’intérieur de la fameuse confession box toujours installée face caméra apparait comme la première étape nécessaire au décryptage d’une situation terriblement conflictuelle ; les tensions dans les territoires occupés, les campagnes électorales, l’Intifada, les attentats, les opérations de représailles. Situation à laquelle Mograbi veut se confronter pour honnêtement la comprendre et tenter de donner forme critique à ses doutes et à ses contradictions.

Alors bien sûr à cet endroit il est facile de parler négativement de manipulation. Mais ce risque est le prix de celui, bien plus constructif, que l’auteur assume en jouant lui-même un autre qui n’est pas lui mais qui lui ressemble. Il joue de et avec sa personne (gage de la fiction) en vue d’obtenir la possibilité que progressivement le réel rencontré fasse document sur les failles et les délicatesses du cinéaste derrière le masque, perçues entre les mailles du jeu, et qu’à cette perception corresponde l’hypothèse qu’une réalité extérieure à lui, voire diamétralement extérieure, devienne une extension tourmentée de lui-même. Jouer à ne pas être lui tout en n’oubliant pas d’être lui, c’est une manière d’intérioriser un postulat de reconnaissance de l’autre dans toute son imprenable altérité, et la responsabilité qu’il y a à soutenir, face à lui, l’existence d’une seule espèce humaine.

Comment se figurer un événement aussi odieux qu’indistinct ? Par l’invention d’une nouvelle figure humaine.

Revu ce soir-là au Café des images, Z32, l’avant-dernier film d’Avi Mograbi (2009), reste le film central sur les ambiguïtés inhérentes à un dispositif d’écoute fondé sur l’envie de penser l’impensable et l’appréhension à filmer cette envie – et comment. Comme rarement, Mograbi donne le sentiment de trouver en direct un équivalent esthétique à l’exigence d’un tel partage tout en y figurant les signes d’un malaise lui-même en mutation. La solution qu’il élabore est prodigieuse de littéralité. Devant le caractère moralement inassimilable de faits mettant en présence les protagonistes, en l’occurrence un cinéaste compositeur interprète d’une histoire tragique et un ex-soldat d’élite israélien, acteur et dépositaire de cette histoire (la participation à une opération punitive ciblant des policiers palestiniens), Mograbi donne la pleine mesure plastique à une question posée des deux côtés : comment faire face à ses responsabilités? Pour le cinéaste de loger un criminel dans son film, comme il l’avait fait avec Sharon dans Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon (1996), pour le criminel de reconnaitre la gravité de son crime au fil de ses récits. Réponse : par le trucage d’une face aussitôt désignée comme événement unique de l’image. Comment se figurer un événement aussi odieux qu’indistinct ? Par l’invention d’une nouvelle figure humaine.

A la proposition que lui avait faite le cinéaste de venir témoigner de cet épisode traumatique, l’ex-soldat (Z32 de son nom de code) avait imposé une condition : le floutage de son visage par crainte d’être identifié et menacé de mort. Soit et qu’à cela ne tienne. Mograbi respecta la demande avant d’entreprendre de corriger progressivement la surface ovale du flou sous la forme de masques successifs traités numériquement à partir d’un autre visage scanné au préalable (en l’occurrence celui d’un des amis de son fils). Le flou comme énième limite imposée aboutit alors à un procédé de mise en superposition de deux identités différentes en faveur d’une même unité sensible. L’un sur l’autre, une version troublée de moi-même dans l’irréductibilité de l’autre (le flou agissant comme support idéal du trouble), c’est l’objectif d’un cinéma qui abolit résolument le maintien d’une distance hostile vis-à-vis de ce qui tendrait à lui résister. Une peau numérique sur une peau de chair afin de libérer un récit tenu au départ pour inaccessible, présenté comme une nouvelle limite infranchissable, et voilà que le scandale côtoie l’intimité, le lointain avance aux pas du prochain.

Pour autant nulle humanité ne sera sauvée à la fin. Nulle expiation visée grâce au cinéma. Là n’est pas le problème de Mograbi. Bien qu’escomptant l’éventualité du pardon, l’ancien soldat réalise surtout que revenir, par la parole et par le corps, sur les lieux du crime ne rachète rien, ne dessine aucune issue synonyme de nouveau départ. Sur place, il n’y a rien à voir, juste une zone aussi vide que son esprit à l’époque de son embrigadement. Bien que passant du flou au distinct, le parcours des masques ne coïncide jamais avec la conquête d’un quelconque discernement moral qui conduirait le jeune homme à avouer ses fautes en vertu d’un supplément d’âme tout aussi déplacé. Du moins ressort-il de son témoignage et de la permutation de ses termes dans la bouche de sa compagne la confirmation que le manichéisme tue. A l’époque des faits, savoir distinguer les bons des méchants justifiait qu’on sorte les armes. Une séparation inculquée dans les cerveaux militaires suffisait à les anesthésier. Tout est dit : les schémas antagoniques érigés comme des murs empêchent de penser. Une image toute faite issue d’une « imagination virile » (selon l’expression de Ronny) ne fait pas le poids face à la réalité du conflit. Il faut alors tailler et retailler l’image pour l’extraire du fond opaque de son conditionnement guerrier et lui conférer à nouveau un peu de sens, au risque du dérisoire.

Comme Nanni Moretti, Avi Mograbi s’interroge in situ sur le bien fondé de son projet, allant jusqu’à se demander s’il ne se trompe pas. Ici par exemple répète-t-il en chanson qu’il n’est peut-être ni raisonnable ni prudent d’abriter un criminel dans son film. A-t-il le droit ? Coupable d’une autre manière, Mograbi se coltine ce sentiment en se retroussant les manches. Cela le travaille tellement qu’il a besoin de montrer le travail à l’intérieur d’un champ de virtualités visuelles, sonores et musicales, à la mesure de l’effort qu’il y a à transmettre une expérience individuelle du conflit en marge de sa si fréquente instrumentalisation autoritaire. On peut le comprendre. Il n’est sûrement pas simple d’abriter un assassin, autant qu’il n’est pas simple de faire de l’image un abri.

Zone de refuge, l’image avait été diagnostiquée telle au moment de la sortie du film en 2009, c’est-à-dire à une période encore marquée par le 11 septembre. Tant qu’il y a de l’image, la vie est sauve. Tant que numériquement elle dure, l’instinct de survie y trouvera à se replier. Dans Signes de M. Night Shyamalan (2002) et surtout Cloverfield de Matt Reeves (2008), la terreur contemporaine se traduisait par la résistance de l’image domestique à plus grand qu’elle. Dans l’hébétude (Signes) ou dans la panique (Cloverfield), se mettre à l’abri dans et par l’image équivalait à prendre son pouls à chaque seconde. « S’il n’y a plus d’image, c’est que je suis mort » disait Hud en substance, le vidéaste amateur du film de Reeves. Si ça continue de tourner, c’est que je respire encore. Il faudra donc attendre que le monstre sorti des entrailles de New-York détruise la caméra pour que la vie et le film s’arrêtent en même temps. A cet instant, la fureur du non-humain achevait de tout ravager sur son passage. Le film Z32 s’arrête, lui, par décision d’un ancien « monstre » jadis insensible. Il est temps d’éteindre la caméra, de se taire, de mettre un terme à la difficulté douloureuse de prendre en charge un peu d’irréparable. Choisir soi-même ce moment, c’est peut-être un moyen de s’acquitter du droit d’être compris, même en silence. C’est en tout cas par cette demande précise d’extinction de l’image (« appuie en haut »), comme une façon d’assumer la fin de son illusion, que l’ex-soldat substitue in extremis aux dommages d’une mémoire bloquée les traits d’une conscience frémissant sous les derniers pixels.

A suivre.

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[1] Serge Daney, La Maison cinéma et le monde, Le Moment Trafic (1991-1992), Editions POL, 2015, p. 99.

[2] Jean-Louis Comolli, Après, avant l’explosion. Le cinéma d’Avi Mograbi, Cahiers du cinéma, n°606, novembre 2005, p.71.