Critique

Let it bleed

par Jean-Sébastien Massart

Moonlight (Barry Jenkins, 2016).

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« We all need someone we can bleed on »

(The Rolling Stones, Let it bleed, 1969)


Voir Moonlight quelques semaines après sa sortie, c’est d’abord décoller les étiquettes que la critique a posées sur le film pour le présenter : celle de l’outsider indé jouant dans la cour des grands (il en faut toujours un aux Oscars), celle du film représentatif du drame des minorités, dépliant sa fable misérabiliste pour éveiller les consciences à un moment où l’Amérique des artistes, dont Meryl Streep portait la voix aux derniers Golden Globes, s’est trouvée en Trump un nouveau diable. Si l’on résume le film à ces deux étiquettes, Moonlight a de grandes chances d’être sacré dimanche soir aux Oscars : il le sera pour de mauvaises raisons, mais ce sont ces mauvaises raisons qui ont amené une partie de la critique française à faire de Moonlight une allégorie de l’Amérique qui souffre, et de Barry Jenkins un symbole de la fronde anti-Trump. Avec son héros doublement minoritaire (black et homo) et doublement victime (du déterminisme social et de l’homophobie), Moonlight produit de la minorité au carré.

On pourrait le décrire superficiellement comme le dernier représentant de ce qu’a été le cinéma édifiant de l’ère Obama. Un cinéma de la discrimination positive dont Precious (Lee Daniels, 2009) et Le Majordome (Lee Daniels, 2013) ont été les deux symboles forts. La soumission, l’humiliation, la souffrance en ont constitué les bases narratives, la réparation en a été la perspective. A la fin de Precious, Claireece, l’héroïne obèse et analphabète du film, apprend à lire grâce à une institutrice bienveillante qui fait d’elle une citoyenne éclairée. A la fin du Majordome, Cecil Gaines, larbin de la Maison Blanche pendant trente-quatre ans, est reçu par Barack Obama en personne. Moonlight n’échappe pas complètement au schématisme de ce genre de fable. Son personnage principal peut être décrit comme une somme de fêlures : enfance atroce, adolescence marquée par la découverte honteuse de son homosexualité, vie d’adulte plombée par la fatalité sociale (il finit petit dealer). Et ces fêlures, Barry Jenkins ne manque pas de les souligner par des effets d’écriture assez lourds : les violons stridents de Nicholas Britell surplombent tout le récit comme un fatum, faisant entendre la tragédie qui continue.

Moonlight ouvre grand les portes du malheur, selon une démarche que l’on pourrait rapprocher de celle de Kenneth Lonergan dans Manchester by the sea. On trouve dans les deux films de petites manières typiques d’une sorte de nouvel académisme. On y vise la grande forme en déclinant une batterie d’effets (ellipses, ralentis lyriques, lamento permanent de la musique) qui culminent, dans Manchester by the sea, avec l’adagio d’Albinoni enveloppant le drame de Lee (Casey Affleck) pour en souligner le caractère irréparable. C’est par là surtout que Moonlight se rapproche, plus profondément, de Manchester by the sea : les deux films vont au bout d’une souffrance, mais ils laissent les blessures ouvertes, ils ne réparent rien, ils reconstruisent à peine leur personnage.

Moonlight est de ce point de vue un film profondément paradoxal : il a d’abord tous les arguments de la fiction édifiante mais grandit peu à peu en se détournant de l’exemplarité. C’est peut-être l’indice d’un changement de régime (politique autant que narratif) dans le cinéma américain : on ne croit plus à la fiction exemplaire de l’ère Obama, on n’adhère plus tout à fait à l’idée que la société puisse réparer des destins malheureux, qu’un personnage puisse souffrir et devenir ensuite un bon citoyen américain. C’était la fable du Majordome, ce n’est plus celle de Loving de Jeff Nichols. C’était plus ou moins l’histoire de Precious, ce n’est pas exactement celle de Moonlight. Jenkins n’est pourtant pas aidé par un scénario tiré de la pièce de Tarell Alvin Mc Craney (In Moonlight Blackboys look blue). Mais il parvient à en détourner la trajectoire déterministe en intériorisant les conflits du personnage.

Moonlight est un film profondément paradoxal : il a d’abord tous les arguments de la fiction édifiante mais grandit peu à peu en se détournant de l’exemplarité.

Little, Chiron et Black sont les trois identités successives de ce personnage qui grandit dans le ghetto de Liberty City à Miami. Aux trois âges de sa vie (l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte) correspondent trois corps différents. L’enjeu du filmon le voit bien – est la construction d’une identité (sociale autant que sexuelle). Les deux premiers chapitres n’échappent pas à certaines facilités dramaturgiques, notamment lorsque Little demande à Juan, son père symbolique (par ailleurs dealer), de lui expliquer ce qu’est une « tapette » (what’s a fag ?). Avec beaucoup de bienveillance, Juan lui explique qu’on peut être pédé sans être une tapette, et que l’important est de se battre pour ce que l’on est. Moment didactique assez pénible, typique de la fiction édifiante à la Lee Daniels : on ne peut qu’approuver la leçon.

La question de l’identité est posée avec beaucoup plus de force dans le dernier chapitre du film. Devenu une caricature de dealer, Black s’est construit un corps massif pour enterrer Little et Chiron, les deux gamins fragiles que les autres désignaient comme des tapettes. On pourrait presque regretter le schématisme de cette métamorphose corporelle si l’enjeu Moonlight n’était précisément de décrire l’enfouissement d’une identité sous cette carapace virile de pacotille. Le corps construit par Black emprunte tout aux codes et aux stéréotypes du gansta rap, mais la virilité qu’il (sur)joue est presque grotesque, ce que ne manque pas de souligner Kevin, son ancien copain de lycée, quand il monte dans sa voiture et entend du rap.

Lorsqu’il arrive au cœur de ce sujet – à savoir l’intériorisation d’un secret dans un corps qui l’étouffe comme une armure – Jenkins réussit des scènes très inspirées, d’autant plus belles qu’elles sont simples, sans afféteries. Dans son dernier chapitre, Moonlight sort de son misérabilisme, il ne raconte plus le triste destin d’un Noir homosexuel dans le ghetto de Liberty City à Miami. Jenkins intériorise la question de la honte, elle n’est plus traitée à travers le regard des autres et les brimades qu’ont subies Little ou Chiron à l’école (point de vue pauvre), mais depuis l’intérieur d’un corps, ce corps que Black a façonné et qui marque comme une négation de ses identités successives. Corps puissant, mais sans désir, qui reproduit des stéréotypes sociaux et imite le modèle du père adoptif (sur le mode tel père, tel fils). Corps où vibrent cependant des traces, des souvenirs qui ressurgissent dans le dernier chapitre : celui d’une plage sur laquelle Little a appris à nager, celui d’un baiser et d’une étreinte avec un copain de lycée, que Black retrouve dans un restaurant, des années après.

Cette scène de retrouvailles est la plus marquante de Moonlight. Jenkins abandonne sa petite syntaxe arty pour se concentrer sur les visages de ses acteurs, les silences. Il décrit très bien la gêne, l’embarras, l’incapacité de revenir sur un secret (la scène du baiser), visiblement plus important pour Black que pour son amant éphémère. Cette scène échappe définitivement à tout schématisme : le film raconte moins la difficile construction d’une identité dans un ghetto noir que la nostalgie d’un moment lumineux, le retour d’un souvenir immense, au-delà duquel toute vie érotique s’est éteinte. « Personne ne m’a jamais touché depuis », avoue Black. A ce moment précis, Moonlight n’a plus grand chose à voir avec le cinéma citoyen de Lee Daniels, dont il a paru épouser pourtant la courbe narrative autant que l’esprit. Il faut plutôt le voir comme le récit d’une émancipation impossible, et finalement bouleversante en raison même de son impossibilité. La fin de Moonlight ne répare rien : redevenu enfant dans le dernier plan du film, Little est toujours face à la mer, il est toujours ce gamin chétif et apeuré qui hésite à se jeter à l’eau.