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par Ricky Gervais

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L’été prochain sortira en Angleterre Life on the Road, nouveau volet des aventures de David Brent, le petit chef de bureau inventé par Ricky Gervais et Stephen Merchant en 2001 : convaincu d’être un entertainer et pourtant navrant, celui-ci est moins hilarant que gaffeur, accumulant bide sur bide sans jamais cesser de croire en son étoile. Honteux, irrésistible. A l’occasion de la préparation de ce film, Ricky Gervais a récemment publié sur son site quelques précieux paragraphes sur la genèse de Brent. Si nous avons souhaité les traduire en français, c’est qu’un tel témoignage est rarissime et peut-être unique, de la part de Gervais ; que The Office reste beaucoup l’événement comique des premières années 2000, la série à laquelle tant d’autres doivent tout ; et enfin que le Café en Revue a également vu le jour à cette fin : relayer, partager, traduire ce qu’Internet peut offrir de meilleur.


Alors que je m’apprête, une fois encore, à tailler ma barbe en un bouc élégant, il m’a semblé opportun de revenir sur l’histoire et la philosophie de l’amuseur préféré de la ville de Slough.

Lorsque Life On The Road sortira en août prochain, The Office aura fêté son quinzième anniversaire. Le premier épisode a été diffusé sur la BBC 2 le 9 juillet 2001 et le dernier épisode de la saison 1, le 13 août.

Évidemment, le concept de la série existait déjà depuis quelque temps. Nous avions tourné un pilote pour la BBC en janvier 2000, ainsi qu’un court épisode de présentation, deux ans auparavant – en un seul jour et dans les décors du « vrai bureau » que j’ai occupé de 1989 à 1997.

Le personnage de David Brent a cristallisé vers 1995. Il s’inspire de gens que j’ai croisés dans ma vie d’adulte. La première scène de la série, par exemple, lorsque David parle à un cariste, vient d’un entretien que j’ai passé quand j’avais 17 ans pour un job étudiant.

Le type qui me recevait avait dans les 35 ans et portait un costume assez laid. Il a commencé l’entretien en disant : « Moi, je ne propose pas de boulots merdiques. Si je rencontre un mec bien (il a pointé le doigt vers moi pour signifier qu’il me rangeait dans cette catégorie) et qu’il me dit qu’il est prêt à bosser dur pour s’améliorer, je lui donne sa chance. »

Ensuite, il a passé un coup de fil à un ami. A un moment, il lui a dit : « Bien sûr qu’il a 18 ans », puis m’a fait un clin d’œil en mimant le nez de Pinocchio qui s’allonge. (Rien à voir avec le travail de cariste, même s’il s’agissait de bosser dans un entrepôt.) Je l’ai imité à chaque fois que j’ai raconté cette anecdote au fil des années. Je crois bien que mon tout premier Brent, c’était lui.

Il y en a eu pas mal d’autres, depuis. On les retrouve pour la plupart dans The Apprentice. David Brent n’est pas une incarnation du mal, de la méchanceté ou même de l’ignorance. Son pire crime est de confondre le respect et le succès. Il veut être respecté, mais ne travaille qu’à être populaire. Il n’a tout simplement pas compris ce que les gens attendaient de lui. En réalité, il ne devrait même pas s’en soucier. Mais il se donne du mal, beaucoup de mal. Il n’est pas méchant – en fait il est même plutôt gentil, et j’ai une affection sincère pour lui.

La comédie est avant tout une question d’empathie.

J’aime tous les personnages que j’incarne ou que je crée. Je crois qu’on ne devrait jamais se sentir supérieur à un rôle. La comédie est avant tout une question d’empathie. En tant qu’acteur, je pense même que mon interprétation est d’autant plus convaincante que j’éprouve une empathie profonde pour le personnage. Cela ne veut pas dire qu’il doit être parfait, mais que ses tics et autres manies doivent s’ancrer dans un terreau pétri d’humanité. Et, qu’à un niveau ou à un autre, il doit être vulnérable.

À n’en pas douter, c’est tout David Brent : il n’a pas confiance en lui, a un besoin constant de plaire et d’être rassuré. C’est pour cela que sa soif de célébrité tombait sous le sens.

C’est le thème le plus important de Life on the road. Aujourd’hui représentant, David n’a pas abandonné son rêve de devenir une rock star. L’argent durement gagné, il va entièrement le dépenser pour organiser sa propre tournée. Son espoir est d’être enfin remarqué par un producteur. Dans les années 90, j’ai regardé énormément d’émissions de télé où des gens ordinaires connaissaient une petite célébrité, comme Hotel ou Airport par exemple. Ça a commencé doucement, avec des gens normaux qui étaient reconnus parce qu’ils étaient drôles ou intéressants. Mais peu à peu, les gens ont commencé à mettre la barre plus haut afin d’être vraiment « découverts ».

Au moment de la diffusion de The Office, la célébrité était devenue, à travers des émissions comme Pop Idol ou Big Brother, le moyen le plus rapide d’accéder au bonheur pour les aspirants de tout poil. La tendance ne s’est pas inversée. Pour une étude récente, on a posé à des enfants britanniques de 10 ans la question suivante : « Que souhaites-tu faire quand tu seras grand ? » Réponse : « Être célèbre ».

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Mais The Office ne parle pas directement des médias. La série reflète quelques-uns des symptômes qui traverse une société fascinée par la célébrité, mais ses personnages sont de « vrais » gens, comme on peut en côtoyer tous les jours. Je résiste à la tentation de parler de gens « normaux » : j’ai l’impression qu’une série sur des gens « normaux »  ne serait pas très excitante. Surtout au Royaume-Uni. On aime les dingues.

Comme pour beaucoup de séries, l’humour de The Office passe par le spectacle d’une famille détraquée. Si nous trouvons cela à la fois drôle et rassurant, c’est que nous venons tous d’une famille détraquée. Si ce n’est pas votre cas, vous avez un problème. La famille détraquée de The Office a beaucoup d’enfants. En particulier de sexe masculin. Les hommes qui se comportent comme des gamins et les femmes, comme des adultes, c’est un thème récurrent. Et c’est drôle parce que c’est vrai. Les hommes ne grandissent pas. Un homme qui a des responsabilités et qui agit comme un gamin : voilà qui est encore plus ridicule.

The Office reflète les symptômes d’une société fascinée par la célébrité, mais a pour sujet principal les gens ordinaires. D’où l’importance de montrer Brent dans son environnement de travail. À la maison, il peut se comporter comme bon lui semble. Mais quand il fait l’abruti alors qu’il est censé montrer l’exemple, ça devient pathétique. D’où le « sit » de sitcom. C’est du pur comique de situation. Sans ce contexte, cette situation, tout change. Ajoutez maintenant une équipe de tournage pour capter le moindre faux pas et vous aurez une situation dix fois plus embarrassante. Et se retrouver dans l’embarras est la plus grande peur des Anglais.

L’aspect « documentaire » était essentiel. Cela rappelle au spectateur pourquoi les gens filmés adoptent un tel comportement. Ce choix accentue les enjeux et, surtout, permet au public de se sentir proche de cet univers. L’embarras de Brent est bien réel ; lorsqu’il regarde l’objectif, il nous y plonge véritablement. Nous comprenons sa douleur. Et quelque part, nous aimons cela. On peut se moquer de lui, penser : « Jésus, Marie, Joseph, ayez pitié. » Et se sentir rassuré sur son propre sort. Ou bien se dire : « Mon Dieu, c’est moi. » Et réaliser qu’on n’est pas seul. Et se sentir également rassuré sur son propre sort. C’est une théorie.

Gareth est encore plus débile que Brent. Il m’a été inspiré par un garçon qui était dans ma classe quand j’étais petit. Je parle de ce gosse dans la plupart de mes spectacles de stand-up. Un jour, pendant les vacances, il avait mis un crabe dans une pinte de bière parce que je lui avais dit pour blaguer qu’un crabe ivre marchait à l’envers. Le personnage de Tim vient pour sa part d’un ancien collègue, avec une touche de Norm, dans Cheer, de Chandler dans Friends et un zeste d’Oliver Hardy.

Stan et Ollie ne manquent jamais à l’appel. C’est un aveugle qui guide un aveugle. Chacun pense qu’il se trouve en compagnie d’un idiot. Chacun a raison. Chacun galère. Et chacun a besoin de l’autre pour survivre. Quelle belle précarité. Ils peuvent se casser la gueule à tout moment. Mais ils se relèveront, juste pour nous. Qui a besoin de winners ? Ils n’ont pas deux sous de potentiel comique et ne présentent pas le moindre intérêt. Des losers, par contre, donnez-m’en tant que vous voulez.

Merci de votre fidélité.

Tim Gareth