Critique

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par David Vasse

Le bois dont les rêves sont faits (Claire Simon, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Vu au Café des images le 13 avril 2016.

Après la Gare du Nord, la caméra de Claire Simon s’aventure dans le Bois de Vincennes. Après les quais, la verdure. Au temps des pas réglés sur les horaires et les attentes entre deux trains ou deux rendez-vous succède celui des pas perdus, au grand air de quelques divinités bienveillantes. Vu comme ça, on pourrait penser que ses deux derniers films fonctionnent comme un diptyque construit sur le contraste ville/nature, que d’un site l’autre se dégage nettement l’idée d’une ouverture vers plus de calme et de respiration, loin de la pression citadine. On pourrait en effet, à condition d’évacuer toute lecture manichéenne dont Claire Simon n’a que faire. D’évidence, ce qui l’intéresse dans ce déplacement périphérique ne tient pas à l’approfondissement d’une investigation sur les modes de fréquentation d’un espace public parisien, si connu soit-il, mais bien au mouvement alternatif par lequel on l’occupe. 

Claire Simon l’a toujours affirmé : chez elle, rien d’autre n’a lieu que le lieu.

Lieu de passage ou lieu de séjour, entre le provisoire et le permanent, la Gare et le Bois, filmés par Claire Simon, drainent une population d’habitués qui recherchent en eux autre chose que le simple rapport d’usage. Cette autre chose, c’est ce que la cinéaste nomme la fiction, ce qui s’obtient par conversion en récits multiples d’un service public en expérience singulière. La faiblesse de Gare du Nord venait de la redondance de la fiction déclarée (avec des personnages, des acteurs, des histoires artificiellement croisées) au regard du potentiel romanesque d’un tel lieu (une gare, avec ses mouchoirs et son suspense, ses destins joués à quelques minutes près et ses moments de solitude dans la foule). Si au contraire la réussite de ce Bois est totale, c’est que la démarche documentaire s’appuie sur une certaine façon de marcher vers les recoins secrets d’un imaginaire qui n’a plus besoin de subterfuges d’écriture pour advenir. Il suffit d’enregistrer des voix au milieu de la nature, sans autre écho que la lumière du jour et des saisons, et de les conjuguer à une constellation de récits opérant comme une photosynthèse enchantée.

Claire Simon l’a toujours affirmé : chez elle, rien d’autre n’a lieu que le lieu. Elle n’est pas la seule à le penser mais elle ne partage pas avec tant de monde que ça l’idée que de tel ou tel lieu il convient moins de faire le tour que d’en tracer les détours au hasard de ceux qui y évoluent comme ils l’entendent, c’est-à-dire en fonction de ce qu’ils en attendent pour eux-mêmes et non en conformité avec leurs propriétés usuelles. C’est grâce à la perception inspirée par le lieu, plus que du lieu lui-même, que celui-ci quitte les rivages du familier pour ceux de l’inédit et devient événement à filmer. Mais pour que riment événement et avènement, il faut un certain temps d’imprégnation, une progression dans la découverte du verso des choses connues. C’est pourquoi au départ le film laisse craindre l’illustration d’un décret de vision à l’aune de quoi tout serait ensuite recueilli. Une citation de Baudelaire en exergue selon laquelle la Nature serait un Temple d’où s’échapperaient des paroles confuses, puis, sur des images ensoleillées du divin berceau, la voix off de la cinéaste confirmant que le Bois tient du Paradis pour tous. Certes, mais il faut le prouver. Et l’on se prend à redouter que ce qui va suivre soit automatiquement placé sous l’égide d’une aussi radieuse formulation.

Heureusement, la parade est toute trouvée grâce à la parole, justement. « Si documentaire il y a, et non reportage, c’est qu’il y a bien une fiction qui tisse un film, l’imaginaire dans la parole », disait quelque part Denis Gheerbrandt. S’il y a imaginaire dans la parole, alors celle-ci n’illustre rien, ni l’endroit où elle se tient, ni le discours qu’elle porte. Toutes les personnes rencontrées parlent d’elles et de ce qu’elles font dans le Bois mais jamais au nom du Bois. Si le Bois est un événement à filmer, ce n’est pas en tant que cadre général à l’intérieur duquel viendraient témoigner quelques échantillons se proposant d’en vanter les mérites. Il devient événement au fil de ceux que constituent les récits individuels de l’expérience du Bois. Il suffit de constater combien d’entre eux redoublent la description de faits quotidiens d’un surcroit d’imagination, privilégiant, parmi tous les esprits qui hantent les lieux, celui de l’enfance. Faire comme ça et comme si. Comme si pour Stéphanie la prostituée, à cet endroit de la forêt, il y avait la chambre 1 et là la chambre 2. Comme si pour Emilie Deleuze se trouvait sous la mousse un rhizome de son père, comme si l’entrée d’un sous-bois pouvait magiquement se substituer à celle d’un amphithéâtre de la grande époque de Vincennes. Et la mère interprétant les gazouillis enthousiastes de son bambin devant la rivière. Qu’en pense-t-il ? Que voit-il ? On peut tout imaginer. Tout comme les Cambodgiens qui se retrouvent là régulièrement avec l’impression de ressentir l’ancienne végétation du pays dévasté par le génocide. 

Ce n’est décidément pas le Bois dans son étendue pittoresque qui intéresse Claire Simon mais les images que chacun se fait, non pas de lui, mais grâce à lui, au-delà de sa floraison. La mythologie est à réinventer, un par un et à distance. Elle ne relève pas du portrait composite ni d’un ensemble harmonieux. Ses accents ne sont pas de surface mais glanés à même le sol, dans l’humus des vies séparées. Le prix du film est là, propre à la patience et à la confiance de Claire Simon en son matériau : toutes ces choses trouvées en chemin, par terre, qu’on restitue ou qu’on conserve comme un bien précieux ; un sujet, les bonnes personnes, un balai pour nettoyer une salle de gymnastique à ciel ouvert, une veste avec des papiers dans les poches.

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L’enfance qui sort du bois est le fil rouge du film. Elle chemine de cabanes en cache-cache derrière les arbres. Jusqu’à la carte du dernier plan générique. Carte géographique aussi bien que carte au trésor ou gribouillis. On peut tout imaginer. Y compris la volonté de Claire Simon de donner, à l’appui de cette carte, la pleine mesure d’un territoire fidèle aux lignes et aux cercles dessinés. Trop belle pour être vraie, l’apparition en surimpression de Gilles Deleuze en plein séminaire sauvage à la fac de Vincennes en 1980 délivre en ce sens une clé en or. A l’ombre tutélaire de sa pensée, le film avance aux aguets, guidé par l’instinct du bon endroit à choisir dans le territoire. Tous, prostitué(e)s, vieil athlète, peintre, SDF, partagent le souci de marquer leur territoire de vie et de créativité sur un point précis de la carte. Parfois désigné comme stratégique, ce point donne une vue de la ligne à laquelle il appartient. De la même manière, Claire Simon pratique le repérage du meilleur endroit pour filmer et parler, chacun lui permettant, comme dans un dessin d’enfant, de relier tous les points jusqu’à ce qu’une forme apparaisse sous la mine du crayon. 

Tout sauf indifférente, la voix de Deleuze (une de plus !) n’est pas simplement convoquée pour faire remonter des herbes vivaces la lumière d’un esprit intact (un de plus !). Loin de toute commémoration un peu béate d’une période mythique, les images du grand philosophe parlant de ce qu’est un événement (une chose qui arrive à la personne ou la personne à qui il arrive cette chose) apportent d’inestimables éléments de compréhension sur ce que travaille le cinéma de Claire Simon depuis longtemps, à savoir la question des limites dans l’exploration desquelles se niche l’expérience de l’autre et de l’art. Dedans/dehors, privé/public, fiction/documentaire, ville/nature, nuit/jour (dans Coûte que coûte, où une entreprise de plats cuisinés était elle aussi filmée comme un arrière-monde, la tension se situait à l’intersection des bureaux et des cuisines). L’essentiel se joue au seuil des espaces et des temps. Orée, lisière, bords, tout se tient là. Dans Le Bois…, l’éventail des limites va même jusqu’à celle, chère à Deleuze, de l’homme et de l’animal, donnant à la forêt des airs de fête cosmogonique. C’est ainsi qu’on croise des chiens, des pigeons, des amphibiens, des carpes, tout un bestiaire avec lequel l’homme se comporte à égalité respectueuse et désintéressée. Une arche ? Une utopie hédoniste malgré les douleurs rentrées d’une solitude souvent pesante ? Il est préférable d’y voir une attention généreuse à l’expression du vivant dès lors que celle-ci se situe entre deux tentations, deux interprétations, d’un côté ou de l’autre de ce qu’on voit (deux exemples parmi d’autres : l’observation nocturne de la sexualité des grenouilles ou la scène géniale, quasi bazinienne, du « mateur en scène »). 

L’essentiel se joue au seuil des espaces et des temps. Orée, lisière, bords, tout se tient là.

Lorsque Deleuze, dans une des archives exhumées, explique qu’il est plus intéressant de faire cours ailleurs que dans un amphi car dans un amphi les places sont assignées selon un protocole d’autorité (le prof attaché au micro, les étudiants à l’écoute) et qu’à cause de cette assignation la parole a peu de chance de sortir du circuit institutionnel, il n’est peut-être pas exagéré d’établir une comparaison avec la division que suggère Claire Simon entre la ville et le Bois, sous l’angle d’une parole libérée des ornières. C’est ainsi qu’une nouvelle limite complète et résume les autres. De l’amphi de la ville à la salle annexe du Bois, on ne parle pas le même langage, les rôles sociaux se dérobent, l’identité flotte dans l’air et se dissout le soir venu, on peut se prénommer Philippe et déclarer à la police être personne. L’ici ne vaut que s’il possède les charmes d’un ailleurs.

Cela a été noté partout : Le Bois… jouit d’une plénitude à travers sa forme cyclique, au rythme des saisons et des rituels, en solo ou en groupe, judicieusement encadré par deux séquences de danse, l’une sous le soleil, l’autre sous la lune. Il est évidemment agréable de s’abandonner à la contemplation d’une telle boucle. Plus passionnant toutefois est de relever l’influence chez Claire Simon de la ronde des commencements et des fins. De sa voix chuchotée, elle ne cesse d’y faire référence. Tout son geste documentaire est porté par la conscience de la fin de quelque chose ; la fin annoncée de l’entreprise de Coûte que coûte, l’approche de la retraite pour le médecin des Patients. « Quand je commence un film, je ne sais pas quel est le sujet, et je suis étonnée de le reconnaitre à la fin », disait-elle en mai 1993. Ainsi s’énonce le principe élémentaire d’une méthode dont le moteur intuitif est de se dire que ce qui est filmé a lieu et aura eu lieu simultanément et d’apporter la preuve que le sujet profond d’un documentaire n’est jamais prédéfini selon un accord entre une réalité nommée et une caméra chargée d’en respecter le nom mais résulte au contraire de l’impact, toujours incertain, de leur rencontre. 

C’est fini, ça recommencera demain. De nouveau, Deleuze n’est pas loin lorsque tout bas, pour ne pas gêner, la cinéaste murmure à l’avant-dernier plan sur les ombres des danseurs guinéens, « Je pars avant la fin » (phrase qui résonne d’ailleurs étrangement avec le « je m’éclipse » de Manoel de Oliveira au terme de Visite ou Mémoires et Confessions, titre qui pourrait également convenir au film de Claire Simon). Partir avant la fin ne signifie pas quitter les lieux sur la pointe des pieds. En termes deleuziens, c’est prononcer l’instant pénultième, celui qui inscrit l’imminence de la dernière fois dans la perspective d’une reprise plus tard, sous d’autres latitudes, pour de nouvelles raisons de filmer. Partir avant la fin pour pouvoir revenir au petit jour et se remettre en selle.                    

A suivre.

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