Critique

Merci pour la chaudière

par Jean-Sébastien Massart

Elle (Paul Verhoeven, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Nous poursuivons les publications consacrées au cinéma de Paul Verhoeven avec un premier article sur Elle. Jean-Sébastien Massart choisit ici de rapprocher ce nouveau film de Basic Instinct. Pendant ce temps, les projections au Café continuent elles aussi : demain soir mardi 7 juin, Jean-Luc Lacuve présente La Chair et le sang dans le cadre de son ciné-club mensuel.


Une réplique revient, à la fin de Basic Instinct, comme une plaisanterie : « Ils baisèrent comme des castors, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Cette réplique pourrait résumer l’étrange relation de confiance qui s’est établie entre l’inspecteur Nick Curran (Michael Douglas) et la sombre Catherine Tramell (Sharon Stone) : lorsqu’après avoir fait l’amour avec Nick, elle lui demande comment finit l’histoire, il lance deux fois la fameuse réplique, qui annonce un happy end riche de promesses (dont celle de baiser, encore). Basic Instinct s’achève ainsi sur le portrait d’un couple sexuellement heureux : les tourments de Nick (violence et addictions diverses) et la sexualité violente de Catherine Tramell convergent dans une ultime séquence qui rejoue le meurtre initial sans le pic à glace. Un compromis – essentiellement sexuel – a été trouvé dans les déviances de chacun : Tramell a attaché Nick au lit avec un foulard, le rituel meurtrier se répète sur le mode du jeu érotique. 

En retrouvant Verhoeven aux commandes d’un thriller français, presque vingt-cinq ans après Basic Instinct, il est impossible de ne pas songer à la tension sexuelle émanant du couple formé par Nick Curran et Catherine Tramell, et l’un des enjeux les plus passionnants de Elle consiste peut-être à renégocier cette tension ailleurs (c’est-à-dire, en France, pays peu adapté au thriller) et avec une actrice dont le jeu déplace beaucoup le genre du thriller, au point d’en redéfinir presque toutes les règles. 

Le jeu d’Isabelle Huppert déplace beaucoup le genre du thriller, au point d’en redéfinir presque toutes les règles.

Ce qui se renégocie dans Elle, ce sont d’abord les rôles sexuels : ils sont, en apparence, moins stéréotypés que dans Basic Instinct, qui explorait, à travers Michael Douglas, héros viril du cinéma de la fin des années 1980, celui de Wall Street et de Liaison fatale, des fantasmes typiquement hétérosexuels, notamment la quête du coup du siècle. Elle explore plutôt l’imaginaire érotique féminin en s’appuyant sur la composition d’Isabelle Huppert, qui excelle dans son registre habituel : le fait de la retrouver dans le rôle de Michèle Leblanc, bourgeoise de soixante ans faussement émancipée (en réalité sexuellement frustrée) n’a rien de surprenant, ce rôle consacre quinze ans de travail sur des personnages féminins désaxés, ce que résume une réplique du film : « Les fous, j’ai l’habitude ». 

A l’image de cette composition qui donne presque le la du film, Elle est un film tordu, plus ambigu que Basic Instinct, qui jouait, plus classiquement, sur le whodunit. On pourrait décrire le film comme un thriller féministe, tant l’obsession de Michèle est celle du contrôle de toutes ses relations avec les hommes (sexuelles, ou simplement professionnelles), mais on peut aussi le voir comme plus ambivalent, notamment parce qu’il développe un cliché pris au pied de la lettre : celui du fantasme du viol. Un article publié récemment sur le site du Huffington Post s’indignait de la façon dont Elle légitimait le viol en insistant, par ailleurs, sur le côté castrateur de Michèle : « Le « pouvoir » qu’elle détient est un vol,  qu’elle doit payer au prix fort, écrit l’auteure de l’article […]. L’une des morales du film est : on va montrer qui est le patron à cette castratrice… ». Cette lecture très discutable dans le fond, mais très juste dans ce qu’elle signale du rapport, toujours essentiel chez Verhoeven, entre sexe et pouvoir, néglige cependant un aspect essentiel du film – et propre au travail esthétique de Verhoeven dans sa période américaine. Le viol de Michèle est un cliché traité en tant que tel, comme le pic à glace de Basic Instinct, il procède d’une matrice un peu grossière où les figures appartenant à l’imaginaire collectif (la Messaline dans le thriller américain, la bourgeoise dépravée ici) apparaissent d’abord dans toute leur pauvreté de clichés. Kubrick ne procédait pas autrement quand il représentait, dans Eyes Wide Shut, l’officier de marine prenant Nicole Kidman dans son récit érotique, il filmait littéralement le fantasme de l’uniforme. Eyes wide shut et Elle sont assez proches dans leur façon de jouer avec l’imaginaire féminin et de montrer en quoi sa découverte – même furtive – peut dérégler les hommes. De ce point de vue, la scène la plus accomplie du film est celle de la chaudière : en descendant dans la cave de son agresseur, là où se trouve une chaudière « à combustion inversée », Michèle n’entre pas seulement dans le sous-sol infernal de son désir (premier cliché), elle veut aussi rejouer son viol pour en éprouver plus nettement la jouissance. Lorsqu’elle jouit, le cri d’Isabelle Huppert est saisi dans sa durée, au point de rendre la jouissance insupportable, voire terrifiante pour son violeur, qui ne peut que quitter la scène, sur laquelle elle se retrouve finalement seule. Dans cette séquence géniale, qui résume tous les enjeux esthétiques du film, l’univers très français du roman de Philippe Djian (son sens, très prosaïque, des questions domestiques : fenêtres qui battent au vent, chaudière ici) rencontre la folie romanesque du personnage Catherine Tramell dans Basic Instinct, au point qu’il est possible de voir Elle comme une lointaine suite française du film américain.  

Elle / Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992).

Elle / Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992).

On sait que Sharon Stone a été approchée lorsque Saïd Ben Saïd et Verhoeven ont songé à adapter le roman de Philippe Djian pour le marché américain. Pour des raisons à la fois morales et économiques, Elle est finalement devenu un thriller français avec Isabelle Huppert. En passant d’un pays à l’autre, le film auquel songeait Verhoeven a changé de ton et de registre : les échos hitchcockiens qui caractérisaient la conception esthétique du personnage de Catherine Tramell (notamment le tailleur blanc, qui rappelait la silhouette de Tippi Hedren dans Marnie) cèdent la place à des références explicitement françaises, qui vont de Chabrol à Faites entrer l’accusé. Michèle est le type même de la bourgeoise chabrolienne telle que Stéphane Audran l’a incarnée à une époque, Isabelle Huppert lui apporte, en plus, les névroses des personnages qu’elle a incarnés dans la lignée de La Pianiste (Haneke, 2001). Mais le film s’apparente aussi par moments à un mauvais feuilleton policier du vendredi soir : la présence au casting de Raphaël Lenglet (qui a joué dans Navarro, PJ et plus récemment dans Candice Renoir) dit exactement la façon dont le Verhoeven perçoit son intrigue de thriller français : alors que le passé de Catherine Tramell à l’université de Berkeley était l’un des éléments essentiels de l’enquête dans Basic Instinct, le background de Michèle Leblanc est livré en bloc à son agresseur, le soir de Noël, sur fond de messe de minuit. 

Elle est sans doute l’un des films le plus subtilement ironiques de son auteur, qui n’a plus besoin de l’outrance pour défaire le sens littéral.

Elle, de ce point de vue, peut être qualifié de thriller ironique – et c’est sans doute l’un des films le plus subtilement ironiques de son auteur, qui n’a plus besoin de l’outrance qui caractérisait sa période américaine pour défaire le sens littéral. Alors qu’il confiait, en octobre dernier, aux Cahiers du cinéma, que l’ironie était un « art perdu », Elle prouve le contraire : l’art de l’ironie s’y exerce dans toute sa plénitude. Les scènes les plus savoureuses du film sont celles où se rejoue quelque chose du viol, soit par la parole (le premier récit de Michèle, très froid, au restaurant), soit par des motifs : les bris de glace et le corps renversé de Michèle dans la scène de l’accident de voiture, les fenêtres qui claquent dans la scène de la tempête, la scène de la chaudière. Toutes ces séquences ont quelque chose de dissonant, elles frôlent parfois le grotesque : le sens y circule sans jamais se fixer, d’où l’impossibilité d’enfermer le film dans un discours catégorique (thriller féministe ou apologie du viol) ou dans un genre (thriller ou comédie noire). 

A la fin du roman de Djian, Michèle, qui est la narratrice, dit : « Avec le recul, je ne comprends pas très bien comment j’ai pu accepter de jouer à cet abominable jeu – à moins que le sexe n’explique tout […]. Au fond, je ne pensais pas être une personne si étrange, si compliquée, à la fois si forte et si faible. C’est surprenant. L’expérience de la solitude, du temps qui passe est surprenante. L’expérience de soi […]. Il m’arrive parfois de revoir des scènes entières de nos étreintes, d’y assister, pour une raison que j’ignore, comme si je flottais à quelques mètres au-dessus de ces deux enragés qui bataillent sur le sol, et je suis époustouflée par ma prestation, par ma fureur, par mes effroyables cris […] – et presque émue aux larmes lorsque je me vois défaillir sous ses assauts et trembler comme une chiffe molle, une fois la chose faite, d’avoir trop joui. Si forte et si faible. »

La conclusion du romanqui dit que le sexe explique tout – est la même que celle de Basic Instinct, mais Elle en est l’avatar ricanant. Plus question d’imaginer cette fois un compromis dans le désir – la relation entre Michèle et son agresseur étant qualifiée de malade. Ce qu’il reste, à la fin de Elle, ce n’est pas la petite mort comme source d’un happy end provisoire comme dans Basic Instinct, mais les morts, le cimetière et les cendres. Soit, sous les derniers ricanements de Michèle et de son amie fidèle Anna (Anne Consigny), l’expérience du temps et de la vieillesse, troublée un instant – dernière touche d’ironie – par un scénario de thriller érotique où Michèle Leblanc a livré la prestation de sa vie.

Elle.

Elle.