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Encore mal identifié en France, le travail de Richard Linklater offre d’abord une impression d’hétéroclisme. Les expérimentations formelles, comme la rotoscopie de Waking life et A Scanner darkly, ou l’éclatement narratif de Slacker, cohabitent avec des productions de studio conventionnelles, comme Me and Orson Welles. Pourtant, depuis ses débuts avec It’s Impossible to learn to plow by reading books, en 1988, une trame se tisse aussi, qui a pour fil le temps.
Suivant les instructions de sa mère, Mason vient de faire le tri dans ses affaires : un carton pour ce qu’il jette, un pour ce qu’il donne, un pour ce qu’il conserve dans le foyer maternel, un autre enfin pour ce qu’il emporte. Manière de bilan, déjà, au moment de ce que tout le monde présente comme un passage. L’entrée à la fac est bien de ces bornes censées scander une existence – au point même que le college, depuis Buster Keaton au moins, s’est constitué en lieu privilégié de la fiction (cinématographique) américaine. Mason, pourtant, n’en est pas convaincu. Avec son sens, si linklaterien, du questionnement existentiel qui confine parfois à l’argutie, il ne voit là qu’une machine à déterminer arbitrairement le sens de sa vie, à en fixer une fois pour toutes le cours. La répartition des étudiants dans les chambres n’est-elle pas le fruit d’un logiciel chargé de trouver, à partir d’un questionnaire axé sur les centres d’intérêt de chacun, la « correspondance parfaite » entre co-turnes ? Ces systèmes de régulation et de contrainte que Mason abhorre, il semble pourtant qu’ils aient quelque efficacité. Le garçon qu’il rencontre, après avoir posé son maigre bagage sur son lit, est aimable et prévenant, plein de vie. Au point que, plutôt que d’aller à la réunion d’orientation prévue, il accepte de le suivre pour une randonnée. Sans doute aussi que la jeune fille qui vient d’arriver au seuil de sa chambre n’est pas pour rien dans cette décision. Assis dans un vaste cocon rocheux qui est comme le temps devenu matière, ils s’échangeront bientôt quelques mots timides. « Le temps ne se saisit pas, c’est lui qui nous saisit… – Oui, le moment, c’est… c’est comme si c’est toujours maintenant. »
Cette révélation en forme de tautologie, il est possible de la mettre au compte d’une naïveté adolescente. Boyhood s’y prête, avec son tournage étalé sur douze années, et sa manière d’épouser modestement les considérations et les évolutions de ses acteurs – en particulier pour Ellar Coltrane, qui incarne Mason, et Lorelei Linklater, qui joue sa soeur. Il est possible aussi d’entendre là comme le dégonflement dérisoire d’un film qui n’aura eu pour singularité que son dispositif de réalisation. L’empreinte creusée par le temps sur les corps n’aura accouché de nul vertige, mais d’une platitude de pensée que ne compense pas le lieu où elle est proférée. Tout ça pour ça. Mais peut-être faut-il tendre un peu plus l’oreille pour saisir de quels échos cette déclaration est chargée. Jesse en effet n’exprimait guère autre chose, lorsqu’au terme d’une nuit passée à déambuler dans les rues de Vienne, il confiait à Céline son désir de fixer cet instant-ci dans sa mémoire (Before sunrise, 1995). De même que les deux hommes qui, discutant de la théorie du cinéma d’André Bazin, en venaient comme logiquement à interrompre le flux de leurs paroles pour connaître un « moment sacré » (Waking life, 2002). À ces exemples, il serait possible d’en ajouter bien d’autres. Ce serait viser à l’autorité par l’auteurisme, réduit à la récurrence d’un thème, voire d’un mot. Formulons cependant une hypothèse : l’évidence du moment, ou le moment comme évidence, n’a rien d’évident. C’est l’objet même de la quête – esthétique, existentielle – du cinéma de Richard Linklater, sans cesse fuyant par définition. Peut-on saisir ce qui est la puissance de saisissement même ? De quoi faut-il se déposséder pour que le moment nous apparaisse tel qu’en son essence fugitive ?
LE MOMENT EST LE POINT D’INTENSITÉ OÙ SE RENCONTRENT, PLUS ENCORE QUE LE PASSÉ ET L’AVENIR, LE SOUVENIR ET LA PROMESSE.
Complexe, l’œuvre de Linklater l’est autant par son jeu de bifurcations narratives, sa manière de circuler entre les états psychiques comme entre les temporalités, que par la profusion des discours théoriques qui la peuplent. Difficile de ne pas se perdre en Slacker (1991) comme en A Scanner darkly (2006). Cette complexité ne vise néanmoins pas au mystère. Il y a dans ce cinéma une forme de platitude fondamentale – un souci de toujours tout mettre à plat, quand bien même il n’y aurait dans cet élément de surface que la pointe d’une structure pour le moins coudée. La réponse à ces questions sera donc donnée, offerte par un vieil homme que le personnage flottant de Waking life, éveillé autant qu’endormi, vient brièvement visiter : « Dire oui à un instant, c’est dire oui à toute l’existence ». Le « moment » serait ainsi ce geste d’affirmation par lequel le temps cesse d’être un pur écoulement inconsistant pour trouver, ou retrouver, sa pleine extension – passé et futur mêlés au présent. A cela, une objection simple s’impose. La contradiction est en effet évidente entre le fait de concevoir le temps « comme ce qui nous saisit », et cette idée d’une affirmation consciente ou volontaire. Vivre un moment ne se décrète pas, comme le confirme l’un des deux amis de Waking life, avouant avoir été durant le face-à-face avec l’autre, tantôt dans et tantôt hors, tantôt pris et tantôt trop conscient de cette prise ou déprise. Le moment néanmoins s’éprouve autant qu’il s’annonce ou se reconnaît. C’est d’ailleurs en cela qu’il serait toujours déjà perdu – le dire, ce n’est plus le vivre, plus tout à fait – s’il n’était pas, aussi, autre chose qu’une jouissance du présent. Formulons-le ainsi : le moment est le point d’intensité où se rencontrent, plus encore que le passé et l’avenir, le souvenir et la promesse. C’est au nom du moment, de la reconnaissance commune d’un temps partagé hors du temps, que la promesse peut se faire, dont la formule implicite ou explicite est aussi simple que bouleversante : je me souviendrai.
Le souvenir est l’objet de la promesse, autant donc que sa condition. Dans Before sunrise, lorsqu’à l’aube Jesse pose ses mains sur les épaules de Céline pour, au son du clavecin, fixer dans sa mémoire son visage et l’atmosphère qui le baigne, il cherche aussi bien à retarder leur inévitable « retour au temps réel » – celui de la ville, des autres et des trains -, qu’à condenser l’intensité de la nuit en ce qui devient, dès lors, autre chose qu’un instant quelconque : un moment. Le film précédent de Linklater, Dazed and confused (1993), montrait déjà ce phénomène de cristallisation, mais de manière plus secrète. Après une journée et une soirée chahutées – les dernières de l’année scolaire 1976 -, une poignée d’adolescents se retrouvaient sur le terrain de football de leur lycée. Pour la troisième fois, quelqu’un donnait à Randall « Pink » Floyd un document distribué le matin même. Qui voudrait intégrer l’équipe à la rentrée suivante devait s’engager à mener une vie saine. Floyd rechignant à signer, Dawson évoquait le bon temps qu’ils avaient connu sur cette pelouse, et Simone lui rétorquait que personne n’avait un statut aussi privilégié au sein de l’institution scolaire que les sportifs. Mais le jeune homme se détachait du groupe, allongé sur l’herbe fraîche, déclarant qu’il faudrait lui rappeler de se suicider si un jour il se référait à ces années de lycée comme aux meilleures de sa vie. Pourtant, tandis que Dawson se faisait hors-champ le chantre d’un hédonisme pragmatique (« je veux juste me souvenir de tout ça en me disant que je me suis le plus amusé que j’ai pu pendant que j’étais coincé ici »), un lent travelling circulaire saisissait sur le visage de Floyd l’épanouissement d’un sentiment inédit : la conscience qu’il faudrait, malgré tout, être fidèle à ce moment clandestin vécu hors de tout quadrillage scolaire ou parental, et donc au passé dont il était la saillance.
La fidélité consistera pour Floyd à jeter le contrat au visage de son coach et à partir avec ses amis sur les routes estivales pour aller voir jouer Aerosmith (cette fin ouverte, la série Freaks and geeks saura s’en souvenir). C’est qu’au moment s’oppose, tout au long de l’oeuvre de Linklater, la borne. Borne, ici, entre le temps de l’enfance, du jeu, et celui de la compétition, que l’institution officialise d’un papier à signer. Il ne faudrait néanmoins pas supposer là un refus de grandir ou de prendre ses responsabilités. Floyd ne refuse pas de jouer dans l’équipe, pas plus que Mason ne refuse d’aller à la fac. Tous deux par contre s’opposent aux rituels sociaux qui scandent le temps, lui imposent une direction, un avant et un après. Dazed and confused s’ouvrait d’ailleurs sur un autre rite de passage, le bizutage des freshmen organisé cette fois par les élèves, mais approuvé par les enseignants et la société de manière générale – comme ne manquaient pas de s’en étonner « Woodward » et « Bernstein », les deux intellos du lycée. Or, cela est sensible dès les premières scènes, le film ne va cesser de s’éparpiller, de se disséminer, ruinant toute idée de cérémonie en suivant de multiples trajectoires. Force centrifuge contre centripète, principe d’étoilement narratif contre souci de cohérence structurelle. Non seulement Linklater ne montre rien ou presque du traditionnel bal de fin d’année dont le cinéma aura fétichisé le moindre aspect, si ce n’est un jeune garçon qu’un ami interrompt en pleine embrassade, mais encore la fête secrète organisée par les élèves est-elle annulée. Si elle a finalement lieu, ce sera ailleurs, plus tard – comme par hasard. Improvisée, elle sera ainsi moins un rassemblement qu’une autre manière de circuler de groupe en groupe, d’individu en individu – divergences et entrelacs, croisements et séparations. De fait, Linklater ne filme jamais les cérémonies et autres passages obligés, leur préférant leurs échos mineurs – le modeste anniversaire chez les grands-parents plutôt que la grosse fête pour les seize ans de Mason, l’apéritif familial plutôt que la remise des diplômes, dans Boyhood -, ou la dérive.
Transformer la borne en non-événement, ou en intervalle, la laisser se dissoudre dans le flux de l’existence, tel est depuis son premier long-métrage, It’s Impossible to learn to plow by reading books (1988), l’un des projets essentiels de Linklater. D’où cet attrait premier pour les personnages d’adolescents ou de jeunes sans occupation fixe, ouverts à l’infinité des possibles jaillissant de chaque instant, et dont Ethan Hawke aura été à la fois la principale incarnation et le porte-parole. Comme il l’exprime dans Before Midnight (2013), le temps n’est jamais aussi plastique, liquide, qu’entre l’instant où l’on quitte le domicile familial et celui où l’on fonde son propre foyer. C’est dans ce courant-là que se baignent et se laissent emporter aussi bien It’s Impossible, Slacker (1991), Dazed and confused que Before sunrise, films dont le mot de passe « cruising » (naviguer, traîner, dériver) s’entend encore dans la brève série télévisée que Linklater a consacrée à Timothy « Speed » Levitch (Up to Speed, 2012), guide touristique haut en couleurs déjà au centre du premier film de Bennett Miller, le documentaire The Cruise (1998). Une fois vieilli, ce sera encore à Hawke, dans Fast Food Nation (2006) comme dans Boyhood, de faire entendre aux jeunes la voix du devenir, du multiple et de l’engagement existentiel. Mais cette figure même (déjà en germe dans le personnage joué par Matthew McConaughey dans Dazed and confused) est comme peu à peu rattrapé par les scansions sociales, ou externes, du temps. C’est le test que propose Céline dans Before midnight, et auquel il répond correctement. « Août 2009 ? – On est en vacances avec tes parents, Nina puis Ella ont la varicelle. » C’est aussi, dans Boyhood, le renoncement progressif à son ambition musicale au profit de sa vie familiale et d’un « job » – ambition poursuivie, et réalisée, par son ami et ancien co-locataire, sans que cela suscite la moindre aigreur, comme s’il fallait que subsiste dans le film, même en mineur, cette voie, cet appel. L’une des beautés de Boyhood est d’ailleurs de ne pas opposer le père cool / laxiste à la mère pénible / responsable, mais de montrer comment la vie se trame entre les obligations et les libertés, les contractions et les dilatations du temps, les bornes et les moments.
Parvenu à ce point, il devient sans doute plus aisé de comprendre en quoi le fond d’existentialisme de Linklater est aussi une affaire esthétique – liée en tant que telle au médium cinématographique. Le cinéma est pour le réalisateur, avant d’être un moyen narratif, une machine d’enregistrement du temps, et donc de l’empreinte qu’il laisse sur les corps. Preuve en est, évidemment, de Boyhood, ou de la trilogie des Before, long poème en prose sur le creusement des rides. Ce réalisme travaille aux choix dramatiques, davantage portés vers les scènes ordinaires ou quotidiennes. Déliant l’ordre trop figé des causes et des conséquences, il laisse à chacune d’elles la possibilité de s’épanouir en un moment. Banalité du présent, banalité encore – quoique déchirante – du temps qui a passé, mais aussi ouverture constante à la transfiguration potentielle de chaque instant. Mais, de fait, le cinéma est bien autre chose qu’une caisse-enregistreuse. Il est une puissance de symbolisation du temps ; il donne à en vivre une expérience singulière. L’enregistrement mécanique ne va jamais chez Linklater sans son envers ou sa doublure, ce qui d’une certaine façon le réalise, c’est-à-dire l’état de perception hypnotique produit par le défilement et la projection. It’s impossible visait à susciter cet état, qui était aussi celui de son personnage principal incarné par Linklater lui-même, en filmant abondamment des paysages quelconques – urbains, industriels, semi-désertiques – depuis un train en marche. La bande-son, pour l’essentiel constituée de voix filtrée par des appareils d’enregistrement ou de sonorisation, renforçait cette impression de flottement – perceptif, et existentiel, le jeune homme choisissant de ne pas choisir ce qu’il ferait à la rentrée suivante.
Dès son film suivant, Slacker, Linklater trouvera une autre solution, moins indolente, pour lier la réalité et le rêve, l’actuel et le virtuel, à travers ce que l’on pourrait nommer le « rêveil ». Le film s’ouvre sur un plan de lui à l’aube, endormi, le visage écrasé contre la fenêtre d’un bus. Arrivé à la gare routière, il emprunte un taxi, au chauffeur duquel il raconte le rêve qu’il vient d’avoir, et partant sa théorie de la réalité fractale : à chaque seconde, nous générons par nos actes des mondes virtuels dont le nôtre n’est lui-même qu’une des virtualités. (Ce qui signifie aussi en creux, chose essentielle et sans cesse répétée : nous sommes la somme de nos choix.) Or, son rêve est une description exacte d’It’s impossible. Raccord génial : l’oeuvre reprend à la fois où elle s’était interrompue et où elle avait commencé. Comme rêve et comme réalité, comme présent et comme passé. Comme ce qui, jamais, ne s’achève. Jesse l’explicitera dans Before sunset : un souvenir est toujours en cours d’élaboration, matière vivante pétrie au présent par les récits, les gestes et les affects, si bien qu’il n’est jamais tout à fait passé. Le film en donne d’ailleurs un exemple, lorsque Céline et Jesse ne s’accordent pas sur le fait d’avoir ou non eu un rapport amoureux lors de leur première nuit. Au trouble qui aura saisi le spectateur découvrant au cinéma cette conversation, sommé qu’il est de fouiller comme les personnages dans sa mémoire, il est possible désormais d’opposer l’exactitude de la ré-vision permise par les divers supports domestiques du film. Or, il n’y a pas de réponse. Un fondu au noir achève la scène sur le couple enlacé, retrouvé ensuite à l’aube, en un autre lieu. D’abord interprété comme conventionnel, et quelque peu anachronique dans le cinéma indépendant des années 1990, ce voile fait retour comme un moyen de renverser la question du vrai et du faux. Le passé n’apparaît plus uniquement, ou plus fondamentalement, comme une somme de faits, de dates, de points fixes, mais aussi, et peut-être surtout, comme une construction mobile chargée d’autant de virtualités que le présent. Si dans Before midnight, le couple semble s’être enfin accordé sur une version, celle-ci est trop vite évoquée pour ne pas avoir l’air officielle. C’est que la vie est pour Linklater d’abord rêve, ou fiction, cheminement dont les empreintes pointent aussi bien vers l’avant que l’arrière. Ce qui suscite une telle perception du temps, et donc l’état propre à ce raccord évoqué entre It’s impossible et Slacker, c’est toujours le défilement, la translation. La marche, suivie en longs plans-séquences, est une des figures récurrentes, et bien identifiées, du cinéma de Linklater. Une autre est le voyage en train, dont les liens historiques et esthétiques (au sens d’une modification de la sensibilité) avec le cinéma ne sont plus à démontrer. Dans les deux cas, auxquels il faudrait ajouter d’autres moyens de locomotion, et surtout l’état flottant du personnage de Waking life, véhicule en soi, la parole émerge depuis un fond mobile qui lui est essentiellement indifférent. C’est cela le point de bascule entre It’s impossible et Slacker, ou ce que le second vient actualiser du premier. Le paysage n’est plus filmé pour lui-même, mais pour ce que son défilement produit chez les personnages, et à travers eux chez les spectateurs. Dans Before sunrise, Jesse expliquera d’ailleurs avoir songé à un projet de « cinéma-réalité » (l’enregistrement pendant 24 heures de la vie de personnes choisies au hasard, dans différentes villes du monde), en contemplant durant des semaines – jusqu’à l’hypnose – le paysage depuis la fenêtre de son compartiment. La formule du bazinisme linklaterien est simple : le rêve, c’est le réel enfin perçu. Soit une manière de définir le cinéma.
La vie est pour Linklater d’abord rêve, ou fiction, cheminement dont les empreintes pointent aussi bien vers l’avant que l’arrière.
Film-somme au moment de sa sortie en 2002, Waking Life nous apparaît aujourd’hui comme amorçant sur bien des plans le travail à venir de Linklater. En ce sens, il serait le « film-moment » par excellence, celui depuis lequel chaque point de l’oeuvre se reflète dans tous les autres. Cela tient pour une part, la plus évidente, à l’emploi des acteurs : Adam Goldberg et Wiley Wiggins viennent de Dazed and confused, Nicky Katt de SubUrbia (1996) ; Timothy « Speed » Levitch sera le sujet de Up to Speed, et Lorelei Linklater un des personnages de Boyhood (Waking Life étant réalisé l’année même où son père entame le tournage de ce dernier). Si Linklater a toujours montré une grande fidélité envers ses acteurs, principaux comme secondaires, l’effet est d’autant plus troublant qu’il y a ici pour chacun cohérence avec les rôles passés ou à venir. L’apparition du couple de Before sunset en est l’exemple le plus marquant. La séquence semble comme un fragment perdu de la trilogie Before, qui ne se raccorde pas à Before sunset, réalisé trois plus tard, mais constitue comme l’entame d’une suite alternative à Before sunrise (« et si Jesse et Céline s’étaient retrouvés six mois plus tard, et avaient vécu ensemble… »). Linklater reprendra également des situations (le taxi à la sortie à la gare, comme dans Slacker), voire des plans (l’environnement ferroviaire d’It’s impossible…), tandis que l’utilisation de la rotoscopie (manière de conférer aux prises de vue réelle la texture et la plasticité des images animées) annonce A scanner darkly, adaptation de Philip K. Dick, écrivain dont il est question à plusieurs reprises.
Cela ne serait encore qu’un jeu cinéphile (on repérera aussi une anecdote empruntée au documentaire de Martin Scorsese, American boy : A Profile of Steven Prince, 1978) s’il ne s’agissait pas, avant tout, de travailler la matière du temps – c’est-à-dire, pour Linklater, la perception que nous en avons. L’arbitraire de la bifurcation qui caractérisait Slacker (et avait pour revers la totalité paranoïaque dont l’un des personnages se faisait le porte-parole) se trouve ici en quelque sorte justifié par la perception du jeune homme en état de « rêveil ». Le film passe de conversation en conversation, d’argument philosophique ou scientifique en anecdote, d’imprécation en raisonnement méticuleux. Plus que d’un récit, il s’agit d’une tentative d’épuisement de la parole, du discours, de l’attention même qu’on peut leur porter. Aucun enchaînement, aucune progression – plutôt une série de plis et de déplis, une sinueuse dérive. Le film, ainsi qu’on peut le supposer, est l’instant en expansion qui précède l’accident de voiture frappant le garçon, après qu’un autre passager du taxi-bateau qu’il emprunte (Linklater en personne) a choisi pour lui sa destination. Ce voyage immobile, auquel la rotoscopie apporte son réalisme trouble, ne s’achèvera qu’avec le retour de Linklater, jouant au flipper, et une autre définition de l’existence. « La vie, c’est « non, merci », «non, merci », « non, merci », jusqu’au moment où nous cédons et acceptons d’embrasser la vie. » Ce moment des moments, qui les contient tous et est contenu par eux, l’affirmation suprême, c’est la mort, ou plutôt le réveil – le réveil comme mort. Si le cinéma pour Linklater est affaire de rêve, ce n’est pas au sens d’une évasion, d’une fuite hors de la vie. C’est au contraire parce qu’il est à même de produire cet état de perception hypnotique où l’existence se confond avec le rêve, où, à travers une expérience du temps qui trouve son point d’intensité dans le moment, celle-ci nous ré-apparaît enfin comme un immense champ de virtualités. Non la vie telle qu’elle est, mais la vie telle que par le cinéma, elle n’en finit pas de pouvoir être.