Le Café en revue Toni Erdmann : nothing but a hound dog
Carnets

Toni Erdmann : nothing but a hound dog

par Camille Brunel

Toni Erdmann (Maren Ade, 2016).

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Cet article fait partie d’un cycle

Les animaux n’ont pas encore disparu : nous non plus. Dans la première saison de ce ciné-club, nous avons cherché à libérer l’animalité des poussiéreux réflexes qui nous amènent à ne souvent voir sur les écrans que des histoires humaines. La seconde saison fera exactement la même chose – mais, cette fois, à partir de films flambant neufs, et projetés au Café. A la restauration succède ainsi l’enluminure.


Commençons par un paradoxe : dans Toni Erdmann, les animaux brillent par leur absence. A l’image, on ne verra jamais que deux chiens, le premier immobile, le second filmé de loin. Il est question, à un moment donné, de « schildkröte » (des « tortues », traduit Inès, l’héroïne) – mais elles ne sont véritablement qu’un mot choisi au hasard par Toni Erdmann, double absurde et incontrôlable que devient parfois Winfried, le père d’Inès. Celle-ci a toutes les raisons de mourir de honte à chaque fois que son père apparaît déguisé sur son lieu de travail et élucubre en public : elle gère des licenciements. Pas vraiment de quoi relancer ces Animaux du ciné-club, pourrait-on croire. C’est qu’ici l’absence des chiens n’est pas une absence de chiens symboliques, mais bien réels.

Plus encore, c’est une absence centrale, car intimement liée au personnage de Winfried, lui aussi dans une sorte de présence/absence au monde permanente : présent parce qu’il est là, absent parce qu’il se fait passer pour un autre ; présent comme un animal peut l’être, mais avec ce que cela implique d’incommunicabilité. Toni a d’ailleurs quelque chose de l’animal, ainsi qu’il le suggère dès la première scène. Un postier sonne, Winfried lui ouvre, fait mine d’appeler son frère Toni : « il est un peu fou, il mange dans la gamelle du chien. » Maren Ade, scénariste et réalisatrice, en profite alors pour informer le spectateur de la nature un peu canine de Toni, qui suivra plus tard sa fille comme un chien, et du fait qu’il y a une gamelle chez Winfried – donc un chien bien réel.

Allongé sur le sol, Willi est en effet un vieux toutou en fin de vie auquel Winfried voue une affection immense. De ce dernier on découvre ensuite la mère, elle aussi non pas abaissée (ce serait trahir le personnage) mais associée au rang de chien : « Pourquoi tu ne le piques pas? », demande-t-elle à son fils, qui lui fait remarquer qu’il ne la fait pas piquer non plus.

Peu après, Ade enfonce le clou, représentant Winfried dormant dehors – pas loin d’Alain Chabat dans Didier -, puis vient le coup de grâce : Willi meurt. Inès, encore imbibée de son esprit de business woman, le remarque dans un sarcasme dicté par sa foi dans le progrès humain. Toujours un peu spéciste, elle voit cependant juste lorsqu’elle affirme que son père « fait une crise parce que son chien vient de mourir ». Ce n’est pas du mépris : c’est la vérité.

Toni Erdmann, l’homme-chien fou, débarque précisément dans la ville où on ne veut plus des chiens qui s’y trouvaient depuis toujours, Bucarest.

Toni Erdmann est un film allemand, ses personnages sont allemands, il commence en Allemagne, mais se déroule surtout en Roumanie, où travaille Inès et où la rejoint Winfried, en deuil de son compagnon animal. Or Bucarest n’est pas n’importe quelle ville. Jusqu’en 2013, on y comptait plus de 65 000 chiens errants, qui avaient fini par faire partie de l’identité de la capitale. Jusqu’en 2013 seulement, puisqu’en septembre de cette année-là, après la mort d’un enfant de 4 ans attaqué par une meute, le gouvernement prend le problème à bras le corps : pendant deux ans, 200 chiens en moyenne sont capturés chaque jour ; parfois tués au bout de deux semaines de chenil comme ce sera le cas de 30 000 d’entre eux. Au moment où Maren Ade tourne son film à Bucarest, c’est une ville transformée – une ville qui a perdu ses chiens. Autrement dit : Toni Erdmann, l’homme-chien fou, débarque précisément dans la ville où on ne veut plus des chiens qui s’y trouvaient depuis toujours.

En l’occurrence, on en verra très peu. Seulement deux, ou un et demi (l’autre est dans l’ombre), à un moment précis. Inès est fâchée contre son père, qui la gêne devant ses collègues et l’empêche de mener sa vie d’adulte. Puis elle donne une conférence au terme de laquelle son supérieur la félicite en ces termes : « Du bist ein Tier, Inès » (…« tu es un animal, Inès »).

Dans la bouche du boss, cela signifie que son employée a travaillé comme une bête. Dans la tête d’Inès, cependant, le mot semble déclencher autre chose : elle téléphone aussitôt à son père, et prend de ses nouvelles. Pendant la conversation téléphonique, Ade filme ce qu’Inès regarde par la fenêtre du building. Une cour délabrée, une famille de pauvres – un chien tourne au milieu.

Le dernier acte du film, qui voit Inès ouvrir à ses invités totalement nue, marque une certaine rupture de ton dans la mesure où ce qui ressemblait à une tragi-comédie vire franchement au vaudeville. La séquence poursuit cependant la métaphore animale mise en place dès la première scène : alors que Toni, le père, vient naturellement à cette fête naturiste déguisée dans le grand costume bulgare que l’on connaît, présent sur l’affiche, présent sur la Croisette, sorte de grand yéti sans visage et tout en poils – une bête, pour de bon – sa fille lui ouvre, bête à poil à son tour – parce qu’elle est nue et parce qu’étant nue, on lui voit ses poils, à elle aussi.

Le motif du poil, qui les relie et les réconcilie à ce moment-là, renvoie ainsi à quelque chose de la précieuse animalité transmise du père à la fille, et enfin resurgie chez elle, malgré son univers de petits bonshommes stupidement humains. Que le chien Willi ait porté le nom du chancelier responsable de la réconciliation entre les deux Allemagnes n’est peut-être pas un hasard du scénario : le film tout entier repose sur les épaules d’un vieux chien.

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