Sur le pont
– par Raphaël NieuwjaerFuocoammare, par-delà Lampedusa (Gianfranco Rosi, 2015).
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A l’occasion de la sortie de Fuocoammare, par-delà Lampedusa de Gianfranco Rosi, présenté en avant-première au Café, nous avons rencontré Mathieu Berthon. Il est l’heureux distributeur du film, qui a obtenu en février dernier l’Ours d’or au Festival de Berlin. Pour le Café en revue, il revient sur la création de Météore films, sa toute jeune maison de distribution, ainsi que sur sa conception de ce que Guillaume Morel, dans une publication précédente, avait appelé « son étrange métier ».
Raphaël Nieuwjaer : Quel a été votre parcours ?
Mathieu Berthon : J’ai débuté en 2002 à l’ADRC (Agence pour le développement Régional du Cinéma) où j’ai travaillé deux ans sous la direction de Jean-Michel Gévaudan en tant que correspondant régional pour les Régions Nord, Picardie, Centre et Bourgogne. J’y ai découvert la richesse du cinéma en France, et notamment son nombre impressionnant de salles – tenues parfois par des bénévoles, et toujours par des passionnés. C’est probablement de là, et de mes origines ardéchoises, que me vient l’attachement et mon profond respect pour le travail de la petite et moyenne exploitation.
J’ai ensuite rejoint les Films du Losange en 2004, société dirigée par Margaret Menegoz, où j’ai travaillé jusqu’en 2013. Il était intimidant de voir arriver dans les bureaux Barbet Schroeder et Eric Rohmer, ou de recevoir le courrier de Jean-Luc Godard. En même temps, c’était extrêmement motivant et fondateur dans mon parcours. J’ai commencé comme programmateur, pour finir « directeur des ventes » – titre qui à mon sens ne veut rien dire. Nous étions une petite équipe, chacun faisait donc un peu tout. Toujours est-il que nous avons sorti beaucoup de films durant ces années, aux cotés de Olivier Masclet et sous la direction de Régine Vial. J’ai pour elle une profonde admiration. Elle m’a appris le métier de la distribution. Sa passion des auteurs et sa grande humilité en font une personne d’exception ; elle a toujours défendu les films avec sincérité, exigence, et respect pour le travail en profondeur, sur l’ensemble du territoire. Elle est une des pionnières dans le travail avec le réseau associatif, son but étant de toujours défendre le cinéma et les auteurs, et de les faire découvrir au plus grand nombre.
Durant cette période aux Films du Losange, j’ai marqué une pause en 2010 pour vivre une expérience de production qui me tenait à cœur tant j’admire le travail de cet auteur. C’était pour Les Chants de Mandrin, de Rabah Ameur-Zaïmeche. Pendant dix mois, j’ai ainsi accompagné la préparation et le tournage du film.
Sortir un film est toujours une bataille, et il ne serait pas possible de la mener sans les amitiés que l’on noue avec les cinéastes.
Puis je suis revenu aux Films du Losange pendant 2-3 ans. J’ai alors eu envie d’aller plus loin, afin de continuer à découvrir de nouvelles choses, et de voir ce que je pouvais faire de cet apprentissage. En accord avec Régine, je suis parti du Losange. Le but était aussi de faire le point, sans trop bien savoir où cela me mènerait. Se laisser guider par les rencontres, comme depuis le début. J’ai travaillé un an chez Potemkine aux côtés de Benoit Dalle. Une expérience fondatrice pour moi durant cette période a été la distribution du film d’Ossama Mohamed et Wiam Simav Bedirxan, Eau Argentée. Pour la première fois, j’ai compris que je pouvais prendre en charge la distribution et l’accompagnement d’un film de A à Z. Et puis la rencontre avec le cinéaste a été très forte. Cet aspect humain est fondamental dans un métier quand même assez difficile, où l’on prend certains risques. Sortir un film est toujours une bataille, et il ne serait pas possible de la mener sans ces amitiés.
Finalement, je me suis décidé à créer Météore films. Pour ce projet, je n’avais aucun investisseur, ni partenaire. Je me suis lancé avec un petit héritage, guidé par l’envie d’accompagner les films et les auteurs que j’aime, et d’approfondir la relation que je pouvais avoir avec les producteurs. Cela correspond aussi à la conception du Losange : suivre un cinéaste, faire du compagnonnage, donner du temps aux films. Mon but n’est donc pas de faire beaucoup de sorties – je ne le peux de toute façon pas d’un point de vue humain et économique. Et puis, pour des œuvres telles que Suite armoricaine, Fuocoammare, par delà Lampedusa ou Entre les frontières, il est essentiel de prendre le temps. Travailler quatre ou cinq mois sur de tels titres est même une nécessité. Évidemment, il faut mettre des moyens financiers, mais je crois que le temps peut faire une réelle différence.
Comment avez-vous obtenu les droits de vos premiers films ?
M.B. : J’ai lancé le projet en ayant repéré quelques longs-métrages, soit achevé comme Suite armoricaine, soit en cours de production, comme Fuocoammare, par delà Lampedusa et Entre les frontières. Suite armoricaine a été produit par Zadig films, la société de Paul Rozenberg et Mélanie Gérin. Je les connaissais car ils ont produit Le Temps des Grâces et La Ligne de partage des eaux, de Dominique Marchais. Ce sont des films que j’aime beaucoup. J’ai d’ailleurs œuvré pour que le second soit distribué par le Losange. Ils m’ont donc montré Suite armoricaine. Je travaillais alors chez Potemkine. Je considère vraiment ce film comme la meilleure production française de cette année, mais mes collègues n’ont hélas pas partagé cet enthousiasme. Quelques mois plus tard, au moment de créer Météore, j’ai rappelé Zadig films pour savoir s’ils m’en confieraient la distribution. Ensuite, j’ai bien sûr rencontré Pascale Breton. Cela s’est fait assez simplement.
Quant aux films de Rosi et de Mograbi, ils ont été produits par Serge Lalou et Camille Laemle, avec qui j’avais travaillé pour Eau Argentée. Ils m’ont fait part très tôt de ces projets, au moment de leur écriture. Je me suis engagé avant de les voir réalisés. Fuocoammare a ensuite reçu l’Ours d’or à Berlin, et s’est vendu dans 60 pays – ce qui était pour le moins inattendu. La situation était d’autant plus cocasse et stressante pour moi que je n’avais alors sorti aucun film tout seul…
On peut imaginer que les films aujourd’hui dans votre catalogue auraient été distribués par d’autres. Vous ne comblez pas un manque, ou ne réparez pas un tort. Quelle était alors la nécessité de créer Météore films ?
M.B. : La nécessité est d’abord personnelle. Je ne prétends pas être le sauveur des cinéastes. J’existe grâce à eux, et pas le contraire. Mon but n’est pas non plus d’essayer d’imposer aux salles des films totalement improbables. J’ai conscience de ce qu’est le marché de la distribution et de l’exploitation aujourd’hui. Sur quinze films sortant chaque semaine, seuls deux ou trois s’en tirent correctement. Mon boulot consiste également à ne pas oublier cette réalité-là.
Concrètement, cela peut m’amener à discuter des projets en amont avec les cinéastes et les producteurs. Il ne s’agit pas de formater, mais d’avoir conscience de nos contraintes pour qu’ils puissent rencontrer leur public – ne serait-ce que la question de la durée. Avec dix minutes « de trop », votre film peut perdre une séance par jour, avoir moins de spectateurs, et ne pas passer en deuxième semaine. Ce genre de détails peut donc avoir des conséquences très lourdes sur la vie du film en salles.
Comment la sortie Suite armoricaine s’est-elle déroulée ?
M.B. : Pascale Breton était connue des cinéphiles pour son premier long-métrage, Illumination, mais il datait d’il y a 10 ans. C’était presque comme un premier film, en termes de distribution.
35 copies de Suite armoricaine ont circulé en France, ce qui me semble un beau chiffre. Nous avons eu pour l’occasion une stratégie un peu particulière. Il faut dire que le film est très ancré en Bretagne. Il a été tourné sur plusieurs années grâce à un partenariat de résidence avec l’Université de Rennes-2. Nous avons par conséquent profité de cela pour développer une approche à la fois régionale et nationale. Un gros travail a ainsi été fait avec le festival Travelling, le réseau de salles « Cinéphare », l’organisme d’aide au cinéma en Bretagne géré par le groupe Ouest qui s’appelle le Breizh Film Fund, ainsi qu’avec la région, qui était productrice du film. Je me suis aussi appuyé sur une personne formidable, Mado Le Fur, qui a fait un travail fantastique sur la presse en Bretagne. C’est elle qui a vraiment travaillé le film sur ce territoire donné.
Il nous importe aussi de montrer à travers le geste de distribution que le cinéma s’ancre dans des territoires, même s’il vise quelque chose d’universel.
Le film est sorti en Bretagne une semaine plus tôt, et a fait au final 5 000 entrées. Ce n’est sans doute pas assez, mais c’est un chiffre tout de même intéressant. Et puis, sans vouloir tomber dans le « régionalisme », il nous importait de montrer à travers le geste de distribution que le cinéma s’ancrait aussi dans des territoires, même s’il vise quelque chose d’universel.
En général, les distributeurs conçoivent leur plan à partir de Paris.
M.B. : En effet. Je ne suis pas le premier à faire cela, mais je crois que c’est important. Et puis je prends autant de plaisir à accompagner les cinéastes dans des petites localités qu’à Paris. La France a un réseau de salles formidable, il faudrait le reconnaître davantage. Même si l’on a tendance à opposer distribution et exploitation, le fait est que nous sommes tous dans le même bateau. Il est donc essentiel de respecter chacun, qu’il soit installé dans une petite ou une grande ville, à partir bien entendu du moment où nous partageons une ambition commune pour les auteurs et la diversité du cinéma.
Comment votre société fonctionne-t-elle concrètement ?
M.B. : Pour Suite armoricaine, j’étais seul. J’ai embauché bien sûr des attachés de presse, Chloé Lorenzi pour le national et donc Mado Le Fur pour le local, un graphiste pour l’affiche et un monteur pour la bande-annonce, mais ce sont des prestations extérieures. En mai, Julie Sadeg m’a rejoint. Elle est ainsi devenue la première employée de Météore films, avant moi ! Nous nous sommes rencontrés chez Potemkine. Comme nous avons la même conception de la distribution, le travail que nous fournissons ensemble est à la fois joyeux et exigeant, amical et professionnel. Des rencontres humaines, toujours des rencontres… Schématiquement, Julie s’occupe plutôt des partenariats, du suivi des programmations, et moi davantage de la programmation en tant que telle.
Quelle a été votre stratégie pour Fuocoammare, par-delà Lampedusa ?
M.B. : Nous avons commencé à montrer le film en mai. La première projection a eu lieu durant le festival « Étonnants voyageurs » à Saint-Malo. L’objectif, en gros, était d’avoir 5-6000 spectateurs en France avant la sortie, afin de pouvoir nous appuyer sur le bouche-à-oreille. Nous n’avons pas accepté toutes les propositions, car il ne faut pas non plus « épuiser » le public avant même la sortie nationale, mais il était important de faire circuler le film. Il y ainsi eu des projections à Saint-Nazaire, Lussas, Paris, en Corse, que ce soit dans le cadre de festivals, ou lors d’évènements comme la Journée Mondiale des Réfugiés.
Un certain nombre de séances se font en partenariat avec des associations ou des O.N.G., comme S.O.S. Méditerranée ou Amnesty International. Ne craignez-vous pas que cela oriente la réception du film ?
M.B. : En effet, c’est un numéro d’équilibriste de ce point de vue-là. J’aurais pu ne faire que des partenariats associatifs, mais je me suis limité à deux, car il ne faudrait pas uniquement définir le film par son « sujet ». D’ailleurs, Fuocoammare n’est pas vraiment un documentaire sur les « migrants » – c’est d’abord un film sur un lieu, comme toujours chez Rosi.
Grâce aux associations, nous pouvons toucher un certain public, un certain réseau. Ensuite, il faut aussi s’adresser aux cinéphiles, et faire entendre peut-être d’autres arguments. Cela passe par la mise en avant du prix à Berlin, par exemple, ou par le choix de l’affiche. Elle montre la barque du jeune garçon plutôt qu’un bateau à la dérive.
Gianfranco Rosi présentera aussi le film en salles. C’est souvent la solution choisie par les distributeurs pour défendre des films documentaires, jugés par nature « fragiles ».
M.B. : Ce type d’accompagnement est une chance pour le public, puisque personne ne pourra mieux parler d’une œuvre que la personne qui l’a faite. Mais c’est aussi une chance, je crois, pour le cinéaste. Lorsqu’un spectateur émet un avis, ou même parfois des critiques, il est possible en effet qu’il les entende davantage que si elles viennent de son producteur ou de son distributeur. Un autre rapport s’établit, qui peut être à long terme profitable.
Le problème tient évidemment au fait que ces « tournées » durent en général longtemps, parfois plusieurs mois. Pendant cette période, le cinéaste, qui a déjà un statut relativement précaire, ne peut pas travailler à son projet suivant, et donc gagner de l’argent. Il faudrait concevoir un système qui permette de compenser cette perte. Faut-il se caler sur le pragmatisme anglo-saxon, et rémunérer chaque présentation ? Je ne sais pas. C’est un coût qui serait difficile à intégrer dans un plan de sortie. Mais il est évident qu’il y a là un problème à résoudre, d’autant que les salles sont logiquement très avides d’accompagnement pour ce type de films.
Par ailleurs, il faut bien dire qu’il n’est pas toujours simple pour le distributeur de faire intégralement ce travail-là – en plus du reste. Nous pouvons préparer le travail, donner des outils, mais au final c’est aux exploitants de s’en emparer. Pour Fuocoammare, nous avons fait un dossier pédagogique avec le site Zéro de conduite, établi des partenariats avec Amnesty International et S.O.S. Méditerranée, sollicité des journalistes comme Nicolas Thévenin. Ensuite, les salles ont pris le relais de ce travail-là, ce dont je suis très heureux. Cela dit, il reste sans nul doute, notamment avec l’AFCAE ou le GNCR, à créer de nouvelles manières d’accompagner les films.
Pour moi, l’expérience de la salle restera toujours unique. C’est cette conviction qui m’anime.
Vous ressortez aussi quelques-uns des précédents longs-métrages de Rosi.
M.B. : Oui. Hormis Sacro GRA, aucun n’était sorti en salles. Ce qui est sidérant, quand on voit la force de Below sea level, Boatman ou El Sicario Room 164. Ce n’est pas exactement une sortie mais là encore une proposition que nous faisons aux salles et à leur public afin d’accompagner un cinéaste . Disons donc que nous mettons des copies à disposition des exploitants qui voudraient faire un travail plus poussé sur Rosi. C’est un complément. Les films peuvent être proposés lors de soirées spéciales, par exemple. Évidemment, je ne vais pas exiger deux séances par jour.
En tout cas, il nous importe de faire ce travail au long cours, et de pouvoir accompagner un auteur qui est encore bien trop méconnu en dehors du cercle des festivals et des cinéphiles pointus. J’espère que cela permettra d’installer un peu Rosi dans le paysage français, car il fait partie des documentaristes importants aujourd’hui, comme Mograbi, Guzman, Marchais ou Philibert.
Que pensez-vous des autres moyens de diffusion ? Est-ce quelque chose que vous pensez développer à l’avenir ?
M.B. : Dans la mesure du possible, j’essaie de prendre le mandat « vidéo » (DVD, V.O.D.,…) en plus du mandat salles, ne serait-ce que pour limiter les risques. N’ayant pour le moment pas la capacité d’éditer des DVDs, je revends les droits à un éditeur. J’estime aussi qu’une diffusion à la télévision ou l’édition d’un DVD est la conséquence du travail du distributeur et des exploitants. La salle reste la vitrine du film. Il est donc légitime que nous ayons une participation ensuite
Pour moi, l’expérience de la salle restera toujours unique. C’est cette conviction qui m’anime. Mon souhait est véritablement de défendre la possibilité de découvrir les films collectivement, parmi des gens que l’on ne connait pas et avec qui l’on pourra discuter. Je n’ai rien contre d’autres formes de diffusion, mais je reste très prudent. On le sait bien, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il ne faudrait pas tuer la salle.