…CineCiutat, Palma de Majorque (étape #3 du Tour d’Europe des Cinémas)
Agnès Salson et Mikaël Arnal avaient inscrit – et on les comprend – l’île de Majorque à la liste des premières étapes jalonnant leur Tour d’Europe des Cinémas, entamé en août dernier. Ils nous livrent ici le premier entretien de la série des « questions numériques ». Ces interrogations-clé sur l’exploitation à l’ère d’Internet sont soumises à des exploitants aux quatre coins de l’Europe qui cherchent, comme le Café des Images, à utiliser les écrans du XXIe siècle pour approfondir celui de leurs salles. Pedro Barbadillo, président de l’association CineCiutat, et Javier Pachón Paz, gérant de la salle, se sont volontiers prêtés au jeu.
Que peut apporter le numérique aux salles de cinéma ?
Pedro Barbadillo : Le mot-clé de notre ère numérique est celui de communauté. C’est elle qui représente un soutien essentiel et permet aux projets de se concrétiser. Prenons l’exemple d’une ville qui disposerait de deux cinémas. Si l’un fonctionne et l’autre pas, c’est que ce dernier ne fédère pas de véritable esprit de communauté.
Javier Pachón Paz : Qu’est-ce qu’un cinéma, finalement ? Des fauteuils confortables. De bons films. L’horaire qui nous convient le mieux. Voilà comment le public fait son choix. Prenons l’exemple d’Amour de Michael Haneke. Nous ne savions pas à quel moment nous pourrions le mettre à l’affiche, mais les gens ont attendu patiemment – six mois, au final – pour venir le voir dans cette salle. Ils ne sont pas allés ailleurs.
P. B. : Ils se sentent chez eux, ici. Ils sentent qu’ils font partie d’une communauté qui a voix au chapitre dans le devenir du cinéma. C’est cela qui donne tout son sens à notre statut d’association culturelle. La différence économique est toujours la même : les entreprises privées n’ont pas de communauté qui les soutient. Nous n’avions que des projecteurs 35 mm. Une de nos premières décisions fut d’investir près de 150 000 euros pour s’équiper de deux projecteurs numériques. Nous n’avions pas le budget nécessaire. Nous avons donc entrepris de chercher des fonds. Au début, un groupe d’associations nous a aidés pour l’acquisition d’un des projecteurs. Puis on nous a fait un don pour la moitié du prix du second. Et enfin, nous avons reçu un autre don pour la dernière moitié. Tout cela existe grâce à la communauté que nous avons petit à petit fondée.
Agnès Salson : Avez-vous utilisé Internet pour réaliser vos demandes de dons ?
P. B. : Nous n’avons pas eu recours au crowdfunding mais nous avons énormément utilisé Internet et les réseaux sociaux pour fédérer notre communauté. Les dons provenaient d’une entreprise locale et de personnes du coin qui suivent la vie culturelle de très près. Ils sont à l’origine de la moitié du budget. Voici une anecdote révélatrice : en Allemagne, un magazine a publié tout un article illustré sur notre salle. Le lendemain, nous avons reçu un appel d’Allemagne : « Bonjour, je viens de lire l’article sur votre salle. J’ai été si ému par votre projet que j’ai pleuré. Combien vous manque-t-il pour acheter votre dernier projecteur ? » Cet homme nous a offert la moitié de la somme. C’était un petit miracle.
Les salles de cinéma ont-elles un rôle à jouer dans la carrière des jeunes cinéastes ?
P. B. : Réalisateurs et industrie du cinéma ont toujours évolué dans des mondes à part. D’un côté se trouvent les créateurs, de l’autre, les producteurs et les distributeurs. Les exploitants sont en bout de chaîne. Le milieu de l’exploitation est assimilé à un univers commercial, mercantile. Il n’est pas perçu comme partie prenante d’une communauté de créateurs. Or, nous nous sommes penchés sur plusieurs cas : Quentin Tarantino a son propre cinéma dans sa ville [le New Beverly cinema, à Los Angeles], ainsi que Michael Moore [le State Theatre, à Traverse City, dans le Michigan]. Ils ont compris qu’en restant cantonné à la seule dimension créative, ils n’avaient aucun contrôle sur le devenir de leur œuvre. Nous sommes très proches de producteurs et de réalisateurs. Hier [mercredi 19 août], nous avons organisé une projection gratuite d’un film réalisé par deux cinéastes qui habitent la région. Après réflexion, nous avons compris que nous aurions pu procéder comme suit : dans un premier temps, présenter le film à notre public, via notre site Internet par exemple, et solliciter son avis : souhaite-t-il voir le film ? Combien de spectateurs pourrions-nous mobiliser pour cette projection ? Nous pourrions ainsi savoir que 500 personnes, par exemple, sont prêtes à débourser 7 euros pour assister à la soirée. Au total, nous aurions alors pu rassembler 3500 euros. À lui seul, un cinéma ne peut pas soutenir un film directement. Mais si une centaine de salles participaient, on pourrait obtenir 350 000 euros de cette manière ! La salle peut tout à fait endosser un rôle de relais pour impliquer le public dans la production. Si les gens choisissent les films qu’ils veulent voir, on peut pousser le raisonnement plus loin et imaginer que bientôt, un cinéaste présentera son projet sur Internet et demandera l’avis du public en essayant d’estimer combien de personnes auraient envie de voir le film une fois fini. Grâce aux réponses des gens, le film finirait par exister.
J. P. P. : Ce serait différent du crowdfunding : on parle bien d’une communauté de gens qui s’intéressent au cinéma. Si le réseau Cinearte [réseau de 11 salles d’art et essai espagnol créé en 2014 par Cineciutat]
parvenait à s’établir pour de bon, la salle, au niveau local, pourrait créer une communauté à même de participer concrètement. Pour un auteur, passer par le réseau Cinearte, c’est frapper directement à la porte de son public.
P. B. : Nous vivons une époque où la cinéphilie prend un nouvel essor, gagne une nouvelle profondeur. Les cinéphiles, ce ne sont plus trois hurluberlus à la marge. La cinéphilie impacte au contraire très concrètement les évolutions à l’œuvre aujourd’hui. Beaucoup de salles résistent ou du moins sont toujours vivantes justement parce que les cinéphiles ne sont pas des vieillards nostalgiques, mais de jeunes gens qui veulent continuer à voir des films sur grand écran. Sur toutes sortes d’écrans, certes mais surtout sur un grand écran et dans une salle noire.
C’est l’écran qui dicte la frontière.
Quid des nouvelles formes au sein de la salle de cinéma ?
P. B. : La plupart du temps, lorsque l’on parle de « nouvelles formes » dans le contexte d’une salle de cinéma, il s’agit en fait tout simplement de déplacer des formes qui existent déjà ailleurs… On se pose cette question pour l’opéra ou le théâtre ! Mais que seraient les véritables « nouveaux contenus » ? Peut-être ne sommes-nous pas assez créatifs par rapport à la diversité des objets que l’espace particulier de la salle peut accueillir. À mon sens, c’est l’écran qui dicte la frontière. Si le mot le plus emblématique de notre époque est « communauté », « interactivité » serait le deuxième sur la liste. Or un écran de cinéma est un objet trop passif. On se déplace jusqu’à un lieu simplement pour regarder ce qui se passe sur un écran… J’observe attentivement ma fille de douze ans et elle passe sa vie sur Internet. Elle y regarde des films et joue à des jeux vidéo mis en ligne par des utilisateurs de Youtube. Ça ne l’intéresse pas du tout de voir des films en salle. C’est très intéressant. Cela signifie que c’est à nous de déplacer les frontières qui définissent le cinéma et de créer une forme de cinéma plus immersive, plus participative. Avec les outils de réalité augmentée qui existent aujourd’hui, tels que la vidéo sphérique ou l’Oculus Rift [périphérique informatique de réalité virtuelle], c’est tout à fait possible. Un nouveau monde peuplé de possibles narratifs nous attend.
Propos recueillis le 20 août à Palma de Majorque par Agnès Salson et Mikael Arnal.
Retrouvez ici l’article du Tour d’Europe des Cinémas sur CineCiutat.