Cet article fait partie d’un cycle
Matt Porterfield est l’auteur de trois longs-métrages, tous attachés à la ville de Baltimore et ses alentours, tous dominés par une sensibilité musicale, par un art de l’improvisation et de la composition, entre documentaire et fiction, qui font de lui un auteur majeur du jeune cinéma américain.
Le deuxième de ces trois films, Putty Hill, a remporté en 2010 le Grand Prix au Festival International du Film de la Roche-sur-Yon, où le troisième, I Used to Be Darker, a également été présenté en compétition, en 2013. Il y a deux semaines, dans ce même festival où Matt Porterfield est pour ainsi dire chez lui, son dernier court-métrage, Take What You Can Carry, était présenté en première française. Ce compagnonnage de longue date, le Café en Revue est heureux de pouvoir lui donner un nouveau prolongement. Take What You Can Carry, tourné à Berlin pendant l’été 2014, sera ainsi visible pour une durée de trois semaines.
Voici la traduction des notes préliminaires à l’écriture du scénario du film, dont l’inspiration prend sa source dans l’ouvrage Espèces d’espaces, de Georges Perec (Galilée, 1974). Collectes de mots et d’idées, de sons et d’images, de doutes : Matt Porterfield nous ouvre ici son carnet d’esquisses. Il est également possible de découvrir ces notes dans leur version originale.
Il y a plusieurs textes extraits du livre Espèces d’espaces de Georges Perec que je souhaiterais incorporer au film. Ils constitueront, au minimum, une source d’inspiration. En voici quelques-uns :
- Les Escaliers
On ne pense pas assez aux escaliers.
Rien n’était plus beau dans les maisons anciennes que les escaliers. Rien n’est plus laid, plus froid, plus hostile, plus mesquin, dans les immeubles d’aujourd’hui.
On devrait apprendre à vivre davantage dans les escaliers. Mais comment ?
- Portes
On se protège, on se barricade. Les portes arrêtent et séparent.
La porte casse l’espace, le scinde, interdit l’osmose, impose le cloisonnement : d’un côté, il y a moi et mon chez-moi, le privé, le domestique, de l’autre côté, il y a les autres, le monde, le public, le politique. On ne peut pas aller de l’un à l’autre en se laissant glisser, on ne passe pas de l’un à l’autre, ni dans un sens ni dans un autre : il faut un mot de passe, il faut franchir le seuil, il faut montrer patte blanche, il faut communiquer, comme le prisonnier communique avec l’extérieur.
(…)
Comment préciser ? Il ne s’agit pas d’ouvrir ou de ne pas ouvrir sa porte, il ne s’agit pas de « laisser sa clé sur la porte », le problème n’est pas qu’il y ait ou non des clés : s’il n’y avait pas de porte, il n’y aurait pas de clé.
- Murs
Je mets un tableau sur un mur. Ensuite j’oublie qu’il y a un mur. Je ne sais plus ce qu’il y a derrière ce mur, je ne sais plus qu’il y a un mur, je ne sais plus que ce mur est un mur, je ne sais plus ce que c’est qu’un mur. Je ne sais plus que dans mon appartement, il y a des murs, et que s’il n’y avait pas de murs, il n’y aurait pas d’appartement. Le mur n’est plus ce qui délimite et définit le lieu où je vis, ce qui le sépare des autres lieux où les autres vivent, il n’est plus qu’un support pour le tableau. Mais j’oublie aussi le tableau, je ne le regarde plus, je ne sais plus le regarder. J’ai mis le tableau sur le mur pour oublier qu’il y avait un mur, mais en oubliant le mur, j’oublie aussi le tableau. Il y a des tableaux parce qu’il y a des murs. Il faut pouvoir oublier qu’il y a des murs et l’on n’a rien trouvé de mieux pour ça que les tableaux. Les tableaux effacent les murs. Mais les murs tuent les tableaux. Ou alors il faudrait changer continuellement, soit de mur, soit de tableau, mettre sans cesse d’autres tableaux sur les murs, ou tout le temps changer le tableau de mur.
Habiter une chambre, qu’est-ce que c’est ?
- La Chambre
Habiter une chambre, qu’est-ce que c’est ? Habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? Qu’est-ce que s’approprier un lieu ? À partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ? Est-ce quand on a mis à tremper ses trois paires de chaussettes dans une bassine de matière plastique rose ? Est-ce quand on s’est fait réchauffer des spaghettis au-dessus d’un camping-gaz? Est-ce quand on a utilisé tous les cintres dépareillés de l’armoire-penderie? Est-ce quand on a punaisé au mur une vieille carte postale représentant le Songe de sainte-Ursule de Carpaccio? Est-ce quand on y a éprouvé les affres de l’attente, ou les exaltations de la passion, ou les tourments de la rage de dents? Est-ce quand on a tendu les fenêtres de rideaux à sa convenance, et posé les papiers peints, et poncé les parquets?
- Choses que, de temps à autre, on devrait faire systématiquement
Dans l’immeuble où l’on habite :
– aller voir ses voisins; regarder ce qu’il y a, par exemple, sur le mur qui nous est commun ; vérifier, ou démentir, l’homotopie des logements. Voir comment on en tire parti.
– S’apercevoir que quelque chose qui peut ressembler à du dépaysement peut venir du fait que l’on prendra l’escalier B au lieu de l’escalier A, ou que l’on montera au 5e alors que l’on habite au second;
– essayer d’imaginer, dans le cadre même de l’immeuble, les bases d’une existence collective.
– lever la tête.
- Brouillon de lettre
Je pense à toi, souvent
parfois je rentre dans un café, je m’assieds près de la porte,
je commande un café
je dispose sur le guéridon de faux marbre mon paquet de cigarettes, une boîtes d’allumettes, un bloc de papier, mon stylo-feutre
je remue longtemps la petite cuiller dans la tasse de café (pourtant je ne sucre pas mon café, je le bois en laissant fondre le sucre dans ma bouche, comme les gens du Nord, comme les Russes et les Polonais quand ils boivent du thé)
Je fais semblant d’être préoccupé, de réfléchir, comme si j’avais une décision à prendre
En haut et à droite de la feuille de papier, j’inscris la date, parfois le lieu, parfois l’heure, je fais semblant d’écrire une lettre
J’écris lentement, très lentement, le plus lentement possible, je trace, je dessine chaque lettre, chaque accent, je vérifie les signes de ponctuation
j’écris lentement, très lentement, le plus lentement possible, je trace, je dessine chaque lettre, chaque accent, je vérifie les signes de ponctuation
je regarde attentivement une affichette, le tarif des glaces et mystères, une ferrure, un store, le cendrier jaune, hexagonal (en fait, c’est un triangle équilatéral, dans les angles coupés duquel ont été aménagées les dépressions en demi-cercle où peuvent être posées les cigarettes)
Dehors il y a un peu de soleil
le café est presque vide
deux ravaleurs de façade boivent un rhum au comptoir, le patron somnole derrière sa caisse, la serveuse nettoie la machine à café
je pense à toi
tu marches dans ta rue, c’est l’hiver, tu as relevé le col de ton manteau de loup, tu es souriante et lointaine
- L’espace (suite et fin)
J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources :
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.
Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure. »
L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes :
Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.
Comment faire pour incorporer ces textes ?
L’une des possibilités est la voix-off, une autre la mise en dialogue (ou la récitation), une autre encore le sous-titrage. Je pourrais aussi prendre le texte en photo.
J’ai pensé à l’adaptation, mais cela n’a pas d’intérêt d’adapter un objet dont la forme existante est parfaitement aboutie. Il n’y a rien à ajouter si ce n’est des images, ce qui ne ferait que détourner l’attention portée aux mots. Au lieu de cela, j’aimerais parvenir à dégager l’atmosphère, le sujet, la forme et quelques mots et mettre tout cela au service de l’image, plutôt que le contraire.
Références cinématographiques potentielles (pour la combinaison du texte, du son et de l’image) :
Hollis Frampton, Straub & Huillet, Miguel Gomes, Jean-Luc Godard
Je réfléchis aussi beaucoup à l’espace en termes de personnage : le personnage d’Hannah et sa propre relation à l’espace, mais aussi les personnages dans les immeubles où elle vit (où je vis). L’espace physique, privé et public, intime aussi bien que l’espace intérieur ou celui de l’imagination.
Le son est un élément formel très important qui est également lié à l’espace, et ceci de façon intrinsèque. Je veux que le personnage d’Hannah (et le public, en retour) écoute pour de bon. J’ai moi-même passé beaucoup de temps à écouter depuis que je suis arrivé à Berlin et je crois que les sons de la ville sont l’élément auquel j’ai été connecté en premier, étant donné que l’espace physique de la ville est si vaste et qu’il m’est difficile de le comprendre. Pour tout ce qui sera représentation, description, j’espère que le paysage sonore du film saura transmettre cette immensité en suggérant toute la vie qui se déroule hors du cadre, au-delà de ce que sait (ou ignore) le personnage, et saura aussi créer une dichotomie entre l’univers du personnage et la ville elle-même.
Voici les sons que j’ai enregistrés pendant les deux semaines passées à Berlin répertoriés sous forme de liste :
– Sirènes
– Cloches de l’église
– Chants d’oiseaux
– Mon voisin qui joue du ukulele
– Vent dans les arbres
– Phrases en allemand
– Voix de femme
– Voix d’hommes
– L’homme qui tousse (ma version personnelle du Cœur révélateur de Poe)
– Jeux vidéo (jeu de tir en vue subjective)
– Un bébé qui pleure
– Bourdonnement d’un appareil électrique
– Des gens qui baisent
– Gémissements de douleur
– Bouteilles qui tombent dans le container
– Musique : « What’s love got to do with it » de Tina Turner, techno, rap allemand, free jazz, Grateful Dead, chansons d’amour perses, une reprise de « Wild Horses » des Stones.
Les sons de la communication m’intéressent aussi. Le langage. Notre personnage est originaire d’Amérique du Nord, et ne parle pas allemand. Comment communique-t-elle ? Quand on parle anglais en Allemagne, l’anglais sonne-t-il différemment ? Que ressent-on lorsque tout le monde autour de soi parle une langue que l’on ne comprend pas ?
Quand on parle anglais en Allemagne, l’anglais sonne-t-il différemment ?
Et aussi : la correspondance comme moyen de communication. Un personnage qui reçoit et lit des lettres en provenance de chez lui, venues d’un lieu « autre » : comment rendre cette idée par le cinéma ? La correspondance en elle-même (la lettre) est la preuve d’un autre personnage, invisible, habitant un autre temps, un autre espace. Pour ce personnage comme pour le spectateur, écouter ou lire la langue d’un « autre » réveille l’imagination et crée une distinction entre le présent du personnage et la « preuve par la correspondance » d’un autre présent. Mais alors, qui est le personnage principal ? Où est le présent ? Qui est le public ?
Si je devais organiser un casting pour le rôle, voici l’annonce que j’écrirais :
Recherche actrice, entre 18 et 25 ans, dont le visage porte la marque d’une histoire (enfouie, personnelle). Une grande tristesse ; de la lumière, aussi. Une intelligence incandescente. Capable d’explosions hystériques et comiques. Et de cruauté. Les yeux sont tout, la bouche est secondaire. Androgyne, parfois masculine, mais dotée d’une énergie sexuelle évidente. La comédienne devra faire preuve d’un contrôle exceptionnel de son corps et de son visage et être à l’aise avec la nudité.
Voici un ordre possible d’apparition des scènes (écrites à la première personne) :
- Tu rentres chez toi à l’aube (ou peut-être plus tard) après être sortie toute la nuit. Peut-être es-tu toute seule, peut-être avec des amis. Dans tous les cas, tu entres seule dans l’immeuble.
- Tu traverses le premier hall de l’immeuble, tu passes par la cour (peut-être que tu cadenasses ton vélo), tu prends les escaliers. Chacun de ces lieux, même banals, va nous donner l’opportunité de montrer des signes de la vie des autres (les gens hors-cadre). Par exemple, sur le mur de l’immeuble. Il y a des vélos posés dans la cour. Peut-être un voisin qui sort tandis que tu entres. Peut-être Achim fait-il le ménage après une soirée la veille. Peut-être que Frank médite dans l’ombre. Tu montes au quatrième étage. Il y a des objets à chaque étage (un canapé, une plante) et devant chaque porte (un clavier, des boîtes, un poêle électrique). Certaines portes sont ouvertes ; des sons proviennent de l’intérieur.
- Tu ouvres une porte avec ta clé et tu entres dans l’appartement.
- Une fois à l’intérieur, tu poses tes affaires par terre.
- Tu vas directement dans la salle de bain, où tu fais pipi et te lave le visage. Puis tu observes ton reflet dans le miroir. Ce moment intime est important. Tu te rappelles lorsque je t’ai demandé ce que tu faisais lorsque tu étais seule ? Est-ce que tu chantes une chanson ? Peut-être pas encore. J’aimerais te voir pratiquer un peu de « yoga facial. »
- Tu enlèves tes vêtements car ils sentent la cigarette. Tu te déshabilles au fur et à mesure que tu avances dans l’appartement.
- Tu entres dans la chambre où ton amant est encore endormi, tu finis de te déshabiller et tu te glisses dans le lit. Tu le (ou la) réveilles. Peut-être faites-vous l’amour. Peut-être avez-vous une conversation. Dans tous les cas, pendant cette scène intime, les sons hors-champ (ceux de l’immeuble, de la cour, de la rue) passent au premier plan – non par un effet de mixage, car ces sons étaient déjà là, mais parce que le public et les personnages en prennent alors conscience. J’aime l’idée que le public se connecte à l’espace sonore du film pendant une scène d’amour : cela peut créer un équivalent auditif du détournement de regard ; au moins, cela fera monter chez le spectateur une tension et un désir de regarder ailleurs. À la fin, tu t’allonges et tu écoutes, peut-être que tu t’endors.
- Séquence de rêve : quelque chose qui ressemble à la huitième minute de Fiorucci Made Me Hardcore (de Mark Leckey), un groupe de jeunes gens dans la rue, qui marchent lentement, qui regardent derrière eux :
Si nous sommes encore dans l’appartement de ton amant après le rêve, ce sera l’occasion d’introduire un autre élément narratif. De plus, jusqu’à maintenant, on n’a pas encore révélé que tu n’étais que de passage (que tu ne te trouvais dans cet espace que temporairement). Or, c’est une révélation importante. Par exemple, quand tu te réveilles, ton amant est parti. Puis ton personnage sera vraiment seul (en privé), ce qui va lui permettre d’agir en toute liberté ou différemment de ce qu’on a pu voir dans les scènes précédentes. Par ailleurs, une nouvelle scène après le réveil peut nous donner l’opportunité d’amorcer un autre changement de costume. J’aime l’idée de voir ton personnage troquer les vêtements portés la nuit précédente pour quelque chose de tout à fait différent. Cela peut devenir une récurrence, si on veut. J’aimerais que tu changes de vêtements trois fois.
9. J’aimerais que la coupe vers la scène suivante soit très appuyée, surtout à travers le son. Je ne sais pas pourquoi mais je t’imagine à la piscine avec un enfant (ou deux), peut-être occupée à lire ou écrire une lettre, ou lire un livre. Peut-être l’enfant n’apparaîtra-t-il pas avant la fin de la scène. Son âge est encore indéterminé mais nous avons plusieurs options. Si ce n’est pas une piscine, ça peut être un parc.
10. Une autre scène avec cet enfant ? Peut-être vous arrêtez-vous pour acheter un goûter. Peut-être allez-vous au marché. Peut-être pouvez-vous regarder le S-Bahn filer dans 4 directions sur le pont au nord-ouest de Humboldthain en rentrant à la maison.
11. Tu ramènes le ou les enfants chez leurs parents. Cela nous donnera l’occasion d’explorer une autre scène dans l’espace domestique. J’imagine que, lorsque tu arrives, la maman est déjà là, occupée à rassembler les affaires pour un week-end à la campagne. L’ambiance est frénétique, elle est très pressée, mais l’aîné veut te montrer quelque chose dans sa chambre. La maman t’invite à venir avec eux (ou à rester dans leur appartement pendant qu’ils sont partis) et tu acceptes spontanément (de partir ou de rester).
Mon intrigue est bien mince, pour l’instant.
Mon intrigue est bien mince, pour l’instant. Peut-être qu’à ce moment précis un conflit pourrait survenir. Peut-être, dans la scène précédente, dirais-tu à ton amant que tu ne peux rien faire avec lui parce que tu as déjà prévu quelque chose avec le petit et sa famille. Puis, dans cette scène, tu dirais le même prétexte à la famille. Ton personnage invente un mensonge. Même si le motif de ce mensonge demeure incertain, cela créera une tension. Si le motif est révélé, cela peut également être intéressant. Introduire un mensonge donnerait à ton personnage une plus grande marge pour agir d’une façon surprenante ou peu commune.
La beauté naît, puisque le public n’a pas encore eu véritablement l’occasion de connaître le personnage, du fait que ce comportement étrange, surprenant, crée une tension plus grande encore. Dans un film de narration classique, le public fait connaissance avec le personnage et ses objectifs dès les cinq premières minutes et passe le reste du film à l’observer se débattre pour les concrétiser par l’exercice de sa volonté (pour paraphraser Raul Ruiz dans sa Théorie du conflit central). Dans ce film, je vais créer un personnage mystérieux dont les motivations seront floues.
Voici l’une des raisons : faire l’expérience de vivre, même brièvement, dans un lieu non familier, soulève des questionnements d’identité. À Berlin, tu n’es pas la même personne qu’en Amérique du Nord. À la maison, tu as un passé, un présent ; à Berlin, tu n’as plus que ton présent. Cette situation offre une certaine liberté. Que fera ton personnage de cette liberté ?
Lorsque la petite famille sera partie, il serait bien que ton personnage passe un petit moment tranquille, seule dans l’appartement. Ce serait une autre opportunité pour explorer l’espace, introduire du mouvement physique, du texte. Pourquoi n’écrirais-tu pas une lettre, ici ? Peut-être pourrais-tu sortir des livres des étagères pour les lire ? Nous pourrions peut-être introduire le texte de Perec ici ? Est-ce que tu lirais des extraits à voix haute pour toi-même, pour le lieu, pour le public ?
La grande question, à laquelle je dois encore répondre, la voici : ensuite, que fait ton personnage ? Je crois que je veux la voir « se perdre », essayer quelque chose, jouer un rôle. Je vois cela comme un élément perturbateur, même si l’action en elle-même n’est pas très imposante.
Ensuite, que fait ton personnage ?
Je crois qu’elle devrait rencontrer quelqu’un, sûrement un étranger.
Voici quelques idées de ce qu’il pourrait se passer ensuite :
– Faire une promenade à pied
– Faire un tour à vélo (seule ou avec des amis)
– S’asseoir au bord du canal
– Aller dans un bar étrange, boire, commencer une conversation avec quelqu’un de plus âgé qui ne parle pas bien anglais. Vous vous corrigerez l’un l’autre. À partir de là, tout peut arriver. Peut-être pars-tu te promener au musée du Café Warschau toute seule après une conversation avec le barman.
– Acheter de l’herbe, devenir ami avec le dealer.
– Écouter de la musique. Ou écouter des musiciens qui jouent dans la rue. Je pense à Quatre nuits d’un rêveur, de Bresson. Ces musiciens de rue hippie m’intéressent beaucoup. (Voici ceux que j’ai entendu jouer une reprise des Pixies à Maybachufer Markt avec leurs groupies [à télécharger ici]. Peut-être que tu pars avec l’un d’eux.
– Nager dans un lac
– Prendre le métro ou le train, sans destination précise, rencontrer quelqu’un
– Faire une sieste au monument communiste
– Acheter des vêtements ou les emprunter à un étranger (un autre changement de costume)
– Prendre quelqu’un en autostop (penser à Gena Rowlands)
– Pleurer sans raison
– Entrer dans l’appartement des voisins pour prendre quelque chose et, finalement, y rester
– Suivre une jeune femme de ton âge (Céline et Julie vont en bateau)
– Monter dans un bateau
– Devenir amie avec quelqu’un qui te montrera ses carnets
– Aider des étrangers à s’installer dans leur appartement
Dialogue possible entre toi (A) et ton amant (B) :
B : Tu es libre d’aller et venir comme bon te semble.
L : Réfléchis deux secondes. Ce n’est pas ce que tu veux ?
B : Parfois, je me dis que j’aimerais vivre avec toi.
L : Vraiment ?
Traduit de l’américain par Cloé Tralci.