Le Café en revue « Co-workers » : siffler en travaillant
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« Co-workers » : siffler en travaillant

par Eric Loret

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« Voyez ces travailleurs qui chantent […] : ils témoignent d’abord leur joie par des paroles qu’ils chantent; puis, comme sous le poids d’une grande joie que des paroles ne sauraient exprimer, ils négligent toute parole articulée et prennent la marche plus libre de sons confus. Cette jubilation est donc pour le cœur un son qui signifie qu’il ne peut dire ce qu’il conçoit et enfante. Or, à qui convient cette jubilation, sinon à Dieu qui est ineffable ? »

Saint Augustin, Premier discours sur le Psaume XXXII

Le musée d’Art moderne de la Ville de Paris (avec Bétonsalon), héberge actuellement l’exposition « Co-Workers », dédiée aux pratiques artistiques « post-internet ». Un teaser en ligne donne un aperçu visuel et théorique de l’affaire, mise en scène par le collectif New Yorkais DIS. Beaucoup d’œuvres passionnantes, certaines déjà récemment aperçues (Even Pricks d’Ed Atkins ou un bar entier, machine à expresso incluses, d’écrans diffusant des vidéos de Ryan Trecartin), d’autres moins repérées ou plus anciennes. Parmi celles-ci, deux résonnent particulièrement, au sens littéral : leur son est remarquable, loin de la B.O. normée de l’art contemporain, généralement constituée d’un bruit de drone obsédant. Il s’agit de Pearl Vision (2012) de Mark Leckey et de Madonna y El Niño (2010) de Trisha Baga. Comme il s’agit d’une exposition centrée sur l’Internet, on trouve tout naturellement les vidéos en ligne, même si Baga prend soin d’indiquer qu’il faut projeter la sienne sur un écran dans le noir, ou se taire.

Madonna y El Niño (2011) from Trisha Baga.

La première vidéo, celle du Turner Prize Mark Leckey, « inspirée par le recueil de poèmes de John Ashbery, Autoportrait dans un miroir convexe » se présente donc comme un « autoportrait » de l’artiste en train de jouer sur une caisse de la marque Pearl mais, précise la notice de l’œuvre, cela pourrait aussi bien être une pub. Ou encore une vidéo de drum cover, où un batteur reprend une version méconnaissable du That’s What You Are d’Amerie qu’il écoute au casque. A ceci près que le morceau d’Amerie, a cappella, est protéiforme, décomposé, maltraité, et qu’il finit par prendre la place du son « in », remplaçant le claquement des baguettes sur la caisse. Dans le même temps, on voit la dite caisse tourner, se transformer en modélisation 3D, présenter frontalement un trou par lequel on aperçoit une étiquette : à la fin, la caméra pénètre dans l’instrument de musique. Ce dernier se fait aussi machine à piston, cinéma mécanique au rythme d’échantillons de voix qui répètent « on, off » tandis que l’artiste, dont on ne voyait que le dos en t-shirt blanc et les cuisses en jean rouge, se retrouve dénudé, puis rhabillé.

Il y a certes quelque chose ici de l’intimité monstrueuse, robotique, une sorte de copulation impossible entre le poil et le chrome, une obsession du trou et de la pulsion scopique. Mais, dans les conditions idoines de l’exposition en salle, il y a surtout un son bluffant, hypnotique et mouvant, parfois imperceptible, à d’autres moment enveloppant. Une voix humaine mais échantillonnée, déformée, changée de genre par des pitchs variés. De fait, Leckey travaille moins souvent sur l’image que sur le son, en lequel il voit un médium de « désaliénation ». Parmi les thèmes pointés à « Co-workers », il y a certes celui de la collaboration, de la fluidité, de l’abolition posthumaine des « distinctions binaires » promise par l’Internet mais aussi ceux du « simulacre » ou du « mode extraverti du dévoilement de la vie intime dans les réseaux sociaux et les médias » dont ne peut pas toujours dire qu’il favorise l’épanouissement (sinon celui de la dépression narcissique).

A l’opposé du selfie ou de la conversation piece avec arbres connectés, la voix présente une immédiateté créative que n’ont ni l’image ni le réseau. Produire une image, c’est ainsi, on le sait, produire une forme de présence essentiellement marquée par l’absence comme défaut, une absence qui ne vient pas en aide. On ne peut pas même réellement produire une image : elle s’impose à nous au terme d’une opération technique. Le corps en revanche produit la voix : c’est, avec la danse, le seul art qui se pratique immédiatement, au moyen d’un organe vivant, et parfois pour soi seul. Raison sans doute pourquoi Euterpe et Terpsichore sont un peu les parentes pauvres de la philosophie de l’art, engageant un autre rapport au monde que celui de la représentation. La psychanalyse en revanche nous renseigne sur les pouvoirs du chant, quand celui qui chante seul « invoque, par le déploiement de sa voix, un Autre, certes absent, mais que la voix du sujet a le pouvoir de convoquer pour lui, mais également pour ceux qui l’entendent. Cette stratégie est bien connue des enfants qui chantent dans le noir pour ne pas avoir peur. »[1]

L’invocation d’un Autre et d’un rapport de véridicité au monde est sans doute encore plus évident dans la vidéo de Trisha Baga, Madonna y El Niño. L’enfant dont il est question, nous explique-t-on, est a priori le courant marin péruvien bien connu. Sauf que le regardeur est plutôt tenté de penser qu’il s’agit du jeune garçon qui apparaît dans la vidéo. Sauf que ce n’est pas un petit garçon mais l’artiste elle-même, on s’en rend compte peu à peu. Des images de Madonna dans Evita précèdent celles d’un concert (Confessions Tour) dont l’artiste a supprimé le son pour « doubler » en quelque sorte la star : bruit de chaussures résonnant dans un étrange silence, et chant de Trisha Baga elle-même. Le tout dans un déluge de fenêtres ouvertes sur un écran d’ordinateur où l’on finit par la voir apparaître dans le DVD de Madonna, tel un fantôme égaré, avant de se livrer à une petite choré, comme toute ado isolée dans sa chambre.

Capture d’écran 2015-11-18 à 14.13.25

Madonna y El Niño met, entre autres choses, en scène une des faces bien connues de l’écoute de la musique enregistrée. Seul, chez moi, je laisse d’abord la musique m’habiter nerveusement, comme si la vibration de l’air en quoi consiste le médium musical était branchée directement sur mon cortex auditif. Parfois un réflexe pilo-moteur se produit. Le geste le plus simple consiste par exemple à dodeliner de la tête. C’est la transe (qui dit bien qu’elle passe au travers du sujet, trans-ire), mode d’écoute privilégié dans le domaine religieux ou dans celui des musiques dites populaires et amplifiées. Dans la musique, on se perd collectivement, on communie, c’est une banalité de le dire. Mais, comme on vient de le remarquer avec la psychanalyse, il n’y pas que l’accueil dans l’écoute : il y a également l’invocation (et de fait, pas d’accueil sans don).

C’est quand on mime la mécanique d’un chef d’orchestre ou qu’on se saisit d’un manche à balai pour, précisément, imiter Madonna devant son miroir. Je me mets à la place de l’exécutant, à la place du corps-source de la musique, je m’approprie ses mimiques, ses tics, je deviens imaginairement le producteur de ce que j’entends. L’œuvre prend consistance, sous une autre forme, en nous. Nous lui prêtons notre corps. Et même, en sifflotant ou chantonnant simplement un air, nous avons l’impression de le re-créer, comme si nous étions en train non pas de l’exécuter mais de le composer. Un retour vers nous-même nous fait ensuite prendre une éventuelle distance, qui nous montre que cette forme de réception est un jeu, avec tout le sérieux (la règle), cependant, que le jeu implique. Par exemple, si je fais une fausse note, j’ai perdu.

Madonna y El Niño montre ainsi que la réception de l’Internet, si elle semble parfois aliénante, déplaçant le curseur de l’intime vers le zéro, peut aussi être une création, une puissante invocation de l’Autre « pour moi, mais également pour ceux qui l’entendent ». A condition de ne pas compter seulement sur l’image mais aussi sur le son et les ressources propres d’un corps récepteur (joueur, chanteur) qui appelle et accueille le choeur de tous et de chacun, les pratiques contemporaines du DIY 2.0. offrent une voie vers un véritable co-working : car que peut-on politiquement et esthétiquement partager, si ce n’est le travail ?

[1]Jean-Michel Vives, la Voix sur le divan. Aubier, 2012