Roschdy Zem sera l’invité du Café des Images jeudi 3 mars pour présenter son dernier film : Chocolat. Il y raconte le destin du premier artiste noir de la scène, qui, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, invente avec son acolyte George Footit le tandem du clown blanc et de l’auguste. James Thierrée et Omar Sy représentent à eux deux l’amour du spectacle et les formes paradoxales du racisme : une remarquable réussite dans le ciel sombre du cinéma commercial français. Merci à Mediapart, où cet article a été publié le 4 février 2016, de nous autoriser à le reproduire.
La première fois qu’ils se mettent au travail ensemble, George Footit indique au futur Chocolat que pour faire rire, il ne suffit pas de gesticuler et de grimacer. Raconter une histoire par les gestes est primordial, ainsi qu’introduire un écart entre ce que le public attend et ce qui arrive. L’année : 1897. Le lieu : un champ près duquel le modeste cirque Delvaux a dressé son chapiteau, où le vétéran tente de retrouver une place et où, en jouant le cannibale, le géant originaire de Cuba offre un peu de frayeur à un public clairsemé. L’exercice sera profitable : les deux hommes vont inventer le tandem du clown blanc et de l’auguste, mais aussi former le premier duo constitué d’un artiste blanc et d’un artiste noir. Footit et Chocolat quitteront bientôt Delvaux pour Paris et le Nouveau Cirque de Joseph Oller, où leurs numéros vont atteindre une popularité record.
C’est cette histoire que Roschdy Zem raconte dans son quatrième long métrage, avec James Thierrée et Omar Sy dans les rôles principaux, en prenant des libertés avec les faits, mais non sans s’inspirer des travaux pionniers du grand historien de l’immigration Gérard Noiriel. Noiriel a consacré deux livres et une pièce de théâtre à celui qui, vingt ans avant Joséphine Baker, fut le premier artiste noir de la scène. Célébrité de la Belle Époque, Chocolat mourut dans la misère et fut oublié dès lors qu’on jugea dépassés et inacceptables les préjugés raciaux sur lesquels reposait son succès. Sur scène, la tâche du fils d’esclaves consistait en effet principalement à se prendre des baffes et à se faire botter le cul par son partenaire et mentor.
Ce n’est pas tout à fait cela que filme Roschdy Zem. Entre ce qu’on attend, croit voir et ce qui arrive bel et bien, l’acteur devenu cinéaste ménage un certain nombre d’écarts. Ceux-ci maintiennent constamment en alerte l’attention du spectateur. Mieux : ils font de Chocolat un des rarissimes films actuels impropres à alimenter l’usuelle déploration concernant le caractère sinistre et laid – pour rester poli – du cinéma commercial français.
Roschdy Zem montre peu Chocolat et Footit au travail, il préfère suggérer l’idée d’un progrès ou d’une évolution dans les différences qui existent d’un numéro à l’autre, l’apparition d’un nouveau costume ou d’une nouvelle pirouette. Rien ne se répète, tout se transforme. Les costumes s’enrichissent, la scénographie aussi, et bien sûr le rapport entre les deux hommes. Zem évite ainsi de lasser. Mieux (bis) : il accorde le plein émerveillement du spectacle à des notes plus subtiles.
Au fil des numéros, le spectateur voit bien que Chocolat commence à concevoir de l’amertume, voire à désirer davantage. Ce n’est pourtant jamais univoque. Car Chocolat gagne en prestance, et son rôle de souffre-douleur ne l’empêche en rien de jouir des rires du public, et encore moins de la renommée et de la fortune : costumes à carreaux, voiture, conquêtes féminines… Car Footit ne souffre pas moins, se démenant comme un beau diable pour faire exister des saynètes auxquelles son partenaire, par distraction ou rébellion, est souvent tenté de se soustraire. En effet, la conscience que le spectateur d’aujourd’hui a de l’exploitation de stéréotypes raciaux ne lui interdit nullement de prendre plaisir aux prouesses.
Cela travaille donc en vérité sans cesse dans Chocolat, de multiples façons et dans de multiples directions à la fois. Dès le départ, l’introduction de Footit par le biais d’un numéro tout en ratés, et jusqu’au moment où, Chocolat voulant être le premier acteur noir à interpréter Othello, une alternance de renoncement et de détermination, de maladresses et de réussites prépare l’échec de sa reconversion, sans jamais pourtant – là est le décisif – que la loi du film vienne renier celle du spectacle.
L’événement est assez rare pour qu’on le souligne. Le cinéma français, spécialement l’actuel, semble trouver pertinent et même politiquement juste d’avoir le dégoût du spectacle. Chocolat n’a rien à voir avec cela. La dénonciation n’y atteint à aucun moment un point tel qu’elle fasse perdre au cinéaste et à ses interprètes leur amour du cirque et de la scène.
Dans le même temps, Zem échappe – certes pas entièrement – aux lourdeurs de la leçon d’histoire par les moyens d’une savante économie narrative. Toujours les mêmes écarts entre l’annonce et les effets. Comment et par qui est trouvé le surnom de Chocolat ? Le duo va-t-il obtenir une augmentation ? Par quelle création vont-ils faire leur entrée sur la piste du Nouveau Cirque ? Autant de questions dont les réponses sont différées, ou simplement glissées dans une ellipse.
Je l’ai dit : Footit est joué par le clown véritable et acrobate James Thierrée, issu d’une dynastie prestigieuse, et Chocolat par Omar Sy, comique et acteur venu de la télévision. Le premier a toujours conçu ses spectacles seul, le second a connu l’ivresse et les labeurs du duo avec Fred. Le film inverse ces termes, Footit étant l’inventeur et le ciment du duo. Parfois mal à l’aise au cinéma, Thierrée est superbe ici : son personnage de stakhanoviste du rire, rongé par l’ambition et rongé tout court, aussi débridé sur scène que coincé à la ville, est bouleversant. Sy est pareil des deux côtés, égal à lui-même : sa séduction et sa bonté sont irrésistibles. Autre exception en France : la beauté du film tient à cette trouvaille audacieuse de casting – il en est d’autres, dont l’apparition des frères Podalydès en frères Lumière – et plus largement à la conjonction de talents venus d’horizons différents.
J’entends dire qu’on trouve que Chocolat manque d’âpreté. Sur un tel sujet, il eût fallu moins d’entrain et plus de dureté. Roschdy Zem aurait cédé au gros budget – supérieur à 15 millions d’euros, ce qui est en effet énorme –, et aux pesanteurs de la reconstitution. Ce n’est pas faux. Zem semble à peu près aussi inaccessible au négatif qu’heureux de filmer le Paris de 1900.
D’un autre côté, il ne faut pas se méprendre : en aucun cas il ne s’est agi de refaire Vénus noire (2009), film auquel on pense nécessairement. Racontant le destin funeste de la Vénus hottentote, Abdellatif Kechiche voulait littéralement faire honte à son spectateur d’appartenir à ceux qui se délectaient de voir Saartjie Baartman livrée en pâture dans les salons de la bourgeoisie des années 1800. Kechiche a la passion des acteurs, mais il est d’abord cinéaste. Zem est d’abord acteur, et un des meilleurs en France. Cela change tout.
en aucun cas il ne s’est agi de refaire Vénus noire.
Zem n’est pas du côté de ceux qui regardent ; il est du côté de ceux qui sont regardés : sur scène. Il préfère donc représenter un corps en gloire plutôt que déchu. D’expérience, il sait qu’il y a du labeur dans l’aisance et de la souffrance dans le sourire. Il sait qu’aucune popularité n’est si pure qu’il n’y entre nulle once de douleur ou de renoncement, ni aucun effort, à l’inverse, si pénible qu’il soit absolument dénué de gratification. Chocolat parle de cela : de ces mélanges bizarres, délicieux et torturants tout à la fois ; du bonheur et de l’horreur à être vu, montré.
L’objet de Roschdy Zem cinéaste, pour le dire en des termes plus nets, n’est pas le racisme. C’est quelque chose de plus mêlé mais non de moins aigu. Son objet, ce sont les formes paradoxales de promotion pouvant, au terme d’un léger détour, reconduire au racisme et le conforter. Ce sont les stéréotypes ou les raccourcis qui valorisent en faisant image mais n’enferment pas moins dans un rôle. Ce sont les formes a priori inoffensives et d’autant plus perverses de ségrégation, cette apparence bonhomme de tolérance qui met dans une position dont il est impossible de sortir.
Le cinéaste avance dans cette voie depuis son premier long métrage. En 2006, Mauvaise foi est encore une comédie anodine sur les préjugés d’une famille arabe et d’une famille juive devant l’union du fils de la première et de la fille de la seconde. Mais la curiosité tient déjà à ces conversations sympathiques laissant passer des horreurs, ces dénégations souriantes et sournoises, toute une violence gentiment tapie sous la civilité.
En 2011, Omar m’a tuer est une adaptation quelque peu édifiante de la fameuse affaire du jardinier marocain accusé d’avoir tué sa patronne. C’est, aussi et plus intelligemment, un film coupé en deux. D’un côté le calvaire d’Omar Raddad, interprété par Sami Bouajila. De l’autre l’enquête menée a posteriori par un écrivain – inspiré de Jean-Marie Rouart et joué par Denis Podalydès – aussi soucieux de la vérité que de son confort, aussi sincère que phraseur et désireux de descendre dans les meilleurs hôtels.
À un moment, dans sa cellule, l’ex-jardinier jette de rage le livre que l’écrivain lui a consacré, faute de pouvoir le comprendre (Omar Raddad parlait mal le français). À un autre, sous les ors de l’Académie française, les deux hommes posent côte à côte pour le photographe, avant que celui-ci ne demande à l’écrivain de s’écarter. Chocolat présente de forts échos de ces deux moments. Le second est reproduit à l’identique lorsque la maison Félix Potin prépare une affaire publicitaire et qu’il est décidé que seule y figurera la silhouette dessinée de Chocolat. Quant au premier, Chocolat en réitère le partage : d’un côté ceux qui écrivent l’histoire, de l’autre ceux qui la vivent. Ceux-là occupent l’image, sans doute. Ils ne sont pas invisibles, bien au contraire. De cette visibilité, il leur arrive de jouir. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne souffrent pas, de cette visibilité même et d’une incapacité à clairement saisir ce qui leur arrive.
En 2013, Bodybuilder marque comme un pas de côté. Zem a pu toutefois y préciser plusieurs choses : son attrait pour les duos d’hommes, ici un père culturiste (Yolin François Gauvin) et son bon à rien de fils (Vincent Rottiers), à la fois inséparables et opposés, comme Omar Raddad et l’écrivain avant eux, comme aujourd’hui Footit et Chocolat ; un intérêt pour le spectacle, et pour sa combinaison indécidable de gloire et de ruine, spécialement sensible à travers la vision des muscles bandés, huilés, dopés à mort.
Chocolat croise la politique et le spectacle, il croise Omar m’a tuer et Bodybuilder. Toujours nuancé, le propos politique de Zem peut surprendre, à une époque où le racisme est si agressivement présent ; rien ne dit cependant qu’on doive le juger moins fort pour autant. Les émotions du film sont justes pour les raisons que j’ai essayé de dire et aussi, sinon d’abord, parce que Roschdy Zem, acteur et cinéaste d’origine marocaine, parle ici de ce qu’il connaît. Il n’a pas fait mystère de certaines résonances troublantes entre son parcours (et celui d’Omar Sy) et celui de Chocolat. Mais la mesure de la réussite de Chocolat est également ailleurs. Affaire d’équilibre encore, et autre exception au sein du cinéma français : ce film personnel est une commande, passée à Zem par Éric et Nicolas Altmayer.
On n’en tirera aucune règle. On se contentera de dire que, contrairement à une idée reçue, nombre de cinéastes en France aimeraient travailler de cette façon, à partir d’un projet qu’on leur propose et disposant déjà d’un premier scénario. Chocolat, qu’il faut voir, donne raison à ce désir.