Critique

In bed with Wang Bing

par Emmanuel Burdeau

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Cet article fait partie d’un cycle

Le premier plan d’À la folie montre un lit dans le coin d’une chambre. Deux lits perpendiculaires, plutôt, l’avant de l’un contre l’avant de l’autre, qui occupe le bas du cadre. Le blanc cassé de la couette se confond presque avec celui du mur, un rectangle de lumière tombant en outre sur les deux. Sous cette couette sont allongés deux hommes, deux patients d’un hôpital psychiatrique du Yunnan, « Le Muet » et Li Yukun : le premier est là depuis six ans, le second depuis dix.

Ce n’est pas de cette façon, on le sait, que Wang Bing a fait son entrée dans l’histoire du cinéma. Ce n’est pas couché mais debout. Ce n’est pas en dormant mais en marchant. Dans À l’Ouest des Rails, le cinéaste chinois a longuement suivi, petite caméra DV en main, les ouvriers bientôt au chômage à travers les couloirs, les escaliers et les salles des usines en voie de fermeture de l’immense complexe de Shenyang. Derrière Fengming au moment où nous la découvrons, derrière l’homme sans nom, Wang Bing a encore marché, et marché toujours.

Un homme ou une femme qui avance au milieu du cadre, un dos qui progresse et qui porte, telle est l’image qui circule d’un film à un autre, de Chronique d’une femme chinoise à L’Homme sans nom, du début du Fossé à la fin des Trois Sœurs du Yunnan. Ce dernier documentaire s’achève exactement à cet endroit : de dos, deux petites filles gravissent une colline ; arrivées au sommet, elles disparaissent ; elles ne portent rien, mais la grande tient la main de la petite, et cela ne revient-il pas au même ?

Le Fossé, après s’être ouvert par un autre dos et une autre progression difficile, ne tarde pas à élire résidence sous la terre. C’est là, couchés sous un amas de vêtements et de couvertures, que les prisonniers d’un camp de rééducation du désert de Gobi passent la majeure partie de leur temps. Qu’ils mangent ou qu’ils dorment, qu’à l’inverse ils luttent contre le sommeil pour ne pas mourir, qu’ils se plaignent, pleurent ou même écrivent, il est rare qu’ils quittent le sordide galetas dans lequel il arrive toutefois que ces épuisés puissent se redresser en tirant sur un fil, comme les pauvres marionnettes qu’ils sont en effet devenus.

Il y a une verticalité de Wang Bing. Ses films rendent sensible une protestation têtue, une persévérance muette de l’homme à avancer, coûte que coûte, fût-ce pour aller nulle part et en dépit d’une Histoire qui semble vouloir le mettre sur la touche, voire lui nier tout destin. Il y a également une horizontalité. C’est une dimension de ce cinéma qu’on connaît moins mais qui est tout aussi essentielle. Et tout aussi combative, par la puissance d’un très profond paradoxe qu’on va essayer d’expliciter. Il existe chez Wang Bing toute une théorie d’allongés. Cette figure a sa place dans tous les films — pensons seulement à la salle de repos, dans L’Argent du charbon —, mais elle n’a jamais été si abondante, ni si variée que dans À la folie. S’il est un documentaire qui mérite d’être qualifié d’embedded, c’est celui-là.

Cinéma debout, cinéma couché. Façons d’éveillé, façons d’endormi. Les deux vont ensemble.

Cinéma de marcheur, comme celui de Herzog bien qu’en un tout autre sens. Cinéma de gisant, aussi, comme celui de Duras bien qu’en un tout autre sens également. Cinéma debout, cinéma couché. Façons d’éveillé, façons d’endormi. Les deux vont ensemble. Les patients d’À la folie se dressent volontiers sur leur lit pour hurler ou pour rire, pour appeler, pour pisser contre un mur… Ils s’y couchent pour dormir, mais ils s’en font aussi un abri, une forteresse. Ils y multiplient les gestes aussi précis qu’absurdes, tel ce We Shensong qui s’habille, se déshabille, étend ses chaussettes sur son oreiller, se lève et se recouche, retire et remet son bonnet, sort de la chambre et y retourne, à la poursuite d’un sommeil qui ne vient pas.

Depuis À l’Ouest des Rails, l’art du cinéaste chinois vise à isoler des postures et des manières situées hors du partage entre l’actif et le passif, le labeur et le loisir, le désœuvrement et l’œuvre. L’homme de Wang Bing ne travaille plus. Il est au chômage, il est enfermé, il s’est retiré loin du monde marchand… Il ne travaille plus et pourtant il s’affaire sans cesse. Et dans cet affairement les gestes utiles, ceux qu’il accomplit pour assurer sa subsistance, sont impossibles à distinguer des inutiles, ceux qui tiennent de la manie, de l’habitude, du hasard ou, qui sait, de la folie. Les personnages de Wang Bing ne sont donc pas seulement des improductifs, par force ou par choix, par malédiction ou par bonheur. Ce sont des personnages pour qui la distribution du productif et de l’improductif a perdu son sens. La politique du cinéaste, s’il en a une, commence et finit peut-être là.

Ce qui est vrai à l’échelle de l’œuvre l’est également à travers la double dramaturgie du marcheur et du gisant, du couloir et de la chambre. Il n’y a pas d’un côté l’activité de la marche et de l’autre la passivité du lit. Les fonctions de l’un et les fonctions de l’autre ne cessent de s’échanger : l’homme qui dort ira bientôt courir en rond sur la coursive, où il n’est pas sûr qu’il se sente plus libre. Entre les deux il y a par ailleurs mille degrés, mille gradations intermédiaires, à commencer par la position typiquement chinoise — asiatique ? — de l’accroupissement.

S’accroupir au point que les fesses touchent les talons, pour fumer une cigarette, discuter, se reposer, manger… Chaque cinéaste chinois, sans doute, retrouve et use de cette posture que nous ne connaissons pas — est-ce la souplesse qui nous manque ? — pour lui conférer un certain sens. Chez Wang Bing, l’accroupissement désigne l’absence d’opposition entre être debout et être couché. Il désigne une zone d’égalité, qui n’appartient pas qu’à lui mais sur laquelle il porte tout spécialement l’accent, entre faire et ne pas faire, renoncer à faire et s’obstiner à faire encore.

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Père et fils / L’Argent du charbon.

À l’Ouest des Rails montrait combien, à la veille de leur faillite, l’attente, les parties de mah-jong, les palabres gagnaient progressivement les usines de Shenyang : dans l’entre-deux de la pleine activité et de la fermeture s’ouvrait une aire de jeu, une vacance. À la folie procède à l’inverse : les lits qui ouvrent le film et qui ne cessent de reparaître ensuite sont élevés à la hauteur d’un théâtre, voire d’une usine. Chacun y dort, bien sûr. Chacun s’y occupe, aussi bien : grignoter, fumer, méditer sur sa vie et ses rêves, ses impôts et ses désirs, y rejoindre un camarade pour des caresses clandestines… D’un film à l’autre il se fait donc un renversement. Mais il se fait surtout une continuité, la continuité d’un affolement dans les partages, la continuité d’une catastrophe et d’une chance.

Catastrophe de l’inutilité, de l’homme envoyé à la casse, mis au rebut, traité comme un déchet, le bout du bout de la chaîne… Et chance de rompre la chaîne pour ne servir à rien sinon à soi ou à son rapport aux autres. N’avoir pas à tirer ses gestes d’un répertoire déjà constitué de buts à atteindre et de gestes à mobiliser pour cela. Chance, diraient certains, d’accéder enfin à la vérité du geste comme moyen délié de la recherche d’une fin.

Eugenio Renzi a eu raison d’écrire, dans son introduction à Alors, la Chine, le livre d’entretien que nous avons publié ensemble au printemps 2014 aux Prairies Ordinaires, que les personnages d’À la folie pourraient être ceux d’À l’Ouest des Rails, dix ans plus tard. Ne voyait-on pas déjà, dans un épisode de ce film, les ouvriers au chômage à l’hôpital, assis sur des lits et tuant le temps à chanter et à faire les imbéciles ? Et lors de la fabrication de ce livre, un jour qu’il était malade, c’est depuis son lit que Wang Bing répondit à nos questions, sans enlever cette doudoune qui lui fait toujours comme un sac de couchage autour de tout le haut du corps.

Chez lui il n’y a pas de lieu qui soit seulement une maison, pas de lieu qui soit seulement une usine. Pas de lieu réservé au repos, pas de lieu réservé au travail. Chaque lieu est les deux. S’il fallait le résumer d’un mot, l’on dirait que Wang Bing n’a jamais filmé, et ne filmera sans doute jamais que des grottes ou des cavernes. Cavernes des usines désaffectées d’À l’Ouest des Rails, monde lacustre où, à la faveur d’un flash-back, les ouvriers descendent prendre un bain et se mêlent à la vapeur comme s’ils avaient toujours vécu là, habitants naturels de l’endroit, troglodytes à la fois nés de la révolution industrielle et abandonnés par elle. Caverne de L’Homme sans nom, chez qui, déjà, tout est lit et rien ne l’est, tout est repos et rien ne l’est : aucune différence entre les vêtements et les couvertures, les murs et le sol, la cuisine et le coucher… Caverne du Fossé, ces galeries que les prisonniers ont creusées de leurs propres mains afin, sans doute, d’y mourir.

Qu’est-ce qu’une caverne, pour Wang Bing ? C’est le lieu auquel l’homme appartient autant qu’il appartient à l’homme. Logement toujours souterrain, même quand, comme ici, il est situé à l’étage d’un hôpital psychiatrique. C’est le rêve, et le désastre, de reconstituer un habitat naturel d’après le travail, c’est-à-dire capable de restaurer un temps d’avant le travail. C’est le rêve, et la catastrophe, d’une entre-appartenance intégrale de l’homme, de son séjour et de la terre.

Jean Eustache fait dire à Jean-Pierre Léaud, dans La Maman et laputain, que si le cinéma existe, c’est pour apprendre à vivre et, précise-t-il, pour apprendre à faire son lit. Wang Bing n’en disconviendrait pas. Tout juste prolongerait-il : pour faire son lit, certes, mais aussi pour le défaire et le refaire, pour faire apparaître le lit comme le lieu où l’on fait et qui se fait, se refait sans cesse.

Les affinités sont nombreuses, entre le cinéaste français et le cinéaste chinois, attestées au moins par la découverte que fit le second de Numéro Zéro, au festival de Rotterdam, dont il s’inspira ensuite pour réaliser Chronique d’une femme chinoise. Le motif du lit les éclaire, ces affinités, ce lit qu’Eustache ne quittait plus dans les derniers mois de sa vie et dont on sait quelle ressemblance il entretient avec le linceul. La dimension testimoniale ou funèbre est centrale, dans ces deux œuvres, recueil de traces, hommage à ce qui n’est plus et ne sera bientôt plus : c’est par le lit que cette dimension passe, notamment.

il ne suffit pas de montrer ce qui gît, il faut encore le déranger, y mettre du désordre. Par force ou par choix, par malédiction ou par bonheur, il faut sortir du lit.

Comme on fait son lit on se couche… Comme on fait ou défait son lit on est cinéaste… Si l’image de la couette comme linceul installe d’emblée dans le film le sentiment d’un regret ou d’un deuil, Wang Bing n’en reste évidemment pas là. Un troisième patient s’avance bien vite, dans un gloussement, pour soulever la couette et révéler le couple qu’elle abrite, que cette facétie n’amuse guère. Deuil et naissance, recouvrir et découvrir… : il ne suffit pas de montrer ce qui gît, il faut encore le déranger, y mettre du désordre. Par force ou par choix, par malédiction ou par bonheur, il faut sortir du lit.

C’est donc en un autre sens encore qu’il n’y a pas de différence entre le vertical et l’horizontal, marcher et s’allonger : à la fois symboliquement et matériellement, il y va toujours d’un lever, chez Wang Bing. D’un lever ou d’un relever, d’un travail de relève. En somme ce n’est pas marcher ni s’allonger, le geste majeur de ce cinéma. Ce n’est pas non plus s’accroupir, bien qu’il faille souvent s’accroupir pour l’accomplir, ce geste. C’est relever. Ramasser, plus précisément, s’il est vrai qu’il y a dans « relever » une nuance morale, une pointe de métaphysique qui ne sont pas tout à fait à leur place, ici. Ramasser un mégot, ramasser un bout de métal usagé, ramasser un morceau de bois… Amasser jamais, ramasser toujours : ce pourrait être une des réponses que le monde des improductifs oppose à l’empire de la production.

Celui qui dort va se lever, ce qui gît va être récupéré… Cela monte, chez Wang Bing. Non pas certes en vue d’une élévation ou d’un rachat, insistons-y, mais pour faire sentir les forces encore vives qui viennent du sol, voire du sous-sol, et qui, tôt ou tard, y retourneront. Entre-deux, un cycle aura eu lieu, une grande circulation à la fois cosmique et intime du bas et du haut, de l’horizontal et du vertical… Le monde se sera remis en marche, il aura fait plusieurs tours sur lui-même et avec lui-même.

Cette relève au sens le plus matérialiste qui soit, c’est la fumée et le fumet des repas partagés, dans Les Trois Sœurs du Yunnan. Ce sont les poussières qui volent dans les usines, dans À l’ouest des rails. C’est le lien unique qui semble attacher L’Homme sans nom à la terre, à tout ce que la terre paraît encore pouvoir lui offrir. Ce sont ici les « fous » qui, parfois sans prévenir, sortent des lits comme des miraculés ou comme des fugitifs. C’est tout un cycle du gisant et du dressé, de ce qui ne bouge plus et de ce qui bouge encore : le dos qui avance et qui porte est aussi un dos qui ploie pour ramasser ce qui semblait pourtant n’être plus destiné à aucune prise.

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À l’ouest des rails.

Serge Daney puis Gilles Deleuze ont décrit le cycle de la terre et de la parole, de l’enfoui et du désenfoui dans le cinéma de Danièle Huillet et de Jean-Marie Straub. Ils ont perçu cette mémoire des luttes qu’il faut arracher au silence du sol pour la rendre à l’air libre et la faire ainsi entendre à nouveau. Deleuze a parlé d’« image stratigraphique ». Avant lui, Daney avait parlé de « tombeau pour l’œil ». Il ne s’agit pas pour Wang Bing, ou pas prioritairement, d’arracher une parole au silence, même si une des beautés d’À la folie est de ne nommer ses personnages que quelques minutes après leur apparition, comme si le temps de la nomination ne pouvait venir qu’une fois les corps désenvelis de sous les draps… Le contexte entourant cette œuvre, le moment de l’histoire du cinéma auquel elle appartient sont par ailleurs tout autres. Il n’empêche. Les cycles de Wang Bing pourraient être décrits en des termes similaires : image stratigraphique, tombeau pour l’œil, enfouissement et désenfouissement.

Enfin, ou d’abord — on aurait pu commencer par là —, ce film embedded apporte une dimension physique, corporelle qui n’était pas présente, pas à ce point, jusque-là chez Wang Bing. Un patient que sa femme contraint à se déshabiller plaisante sur le caractère « porno », voire « hardcore », de la manœuvre. Il sera bientôt repris en chœur par ses camarades, hilares. À la folie est bien en quelque manière un film porno, porno et même scato, l’urine y tenant une place essentielle pour venir rejoindre un autre cycle cher au cinéaste, celui des matières et des activités où elles sont prises : manger, cracher, fumer, et maintenant pisser.

Le mot « baiser » est prononcé pour la première fois, dans un film de Wang Bing, et nombreuses sont les invites salaces lancées entre le rez-de-chaussée des femmes et le premier étage des hommes. Un couple s’étreint à travers une grille, et c’est un moment extraordinaire. Les hommes s’échangent des caresses comme ils troquent des vivres ou des bouts de cigarettes. Ce grand film qui s’est ouvert dans un lit se clôt sur un banc où, en évoquant leurs souvenirs, deux patients se pelotent tendrement.

 

Ce texte a été écrit à la demande de Catherine Bailhache et de l’ACOR (Association des Cinémas de l’Ouest pour la Recherche), afin de préparer la sortie du nouveau film de Wang Bing, À la folie / ‘Til Madness Do Us Part (distribution Les Acacias).