L’Odyssée de Pi, l’alpha et l’oméga
– par Camille BrunelL'Odyssée de Pi (Ang Lee, 2012).
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Cet article fait partie d’un cycle
Avatar, de James Cameron (2009) – 178′
L’Odyssée de Pi, d’Ang Lee (2012) – 125′
Noé, de Darren Aronofsky (2014) – 128′
Lors d’une conférence sur le végétarisme au cinéma, donnée le vendredi 8 avril au Forum des Images, j’évoquai L’Odyssée de Pi comme « l’alpha et l’oméga de la question animale ». Le temps de la conférence ne m’ayant pas vraiment laissé l’occasion de développer, deux épisodes de ce ciné-club seront consacrés au film d’Ang Lee, où un jeune hindou se retrouve naufragé avec un tigre du Bengale.
Cela nous laissera en outre le temps d’assimiler son petit frère tout juste sorti, où un autre jeune hindou fréquente des fauves – on veut parler du Livre de la Jungle de Jon Favreau, lui aussi exceptionnellement riche dans sa représentation de la relation de l’homme à l’animal, fût-il numérique. Pour encadrer L’Odyssée, on programmera deux autres films paradigmatiques : Avatar et Noé, de James Cameron et Darren Aronofsky, tous deux véganes et militants. Leurs films se regardent au travers du prisme d’Ang Lee, chacun fantasmant une humanité chassée du monde par une force de la nature – la révolte de la faune sauvage chez Cameron, le déluge chez Aronofsky.
Avatar sort deux ans avant L’Odyssée de Pi : cette histoire d’homme réincarné dans le corps d’un extra-terrestre à l’autre bout de l’univers, sur une planète luxuriante où il découvre la valeur et les beautés du monde naturel, commence, dans sa version longue, par une annonce cryptée de L’Odyssée de Pi. Avant de se retrouver propulsé sur Pandora, planète peuplée par Cameron d’animaux imaginaires, le héros Jake Sully observe sur un écran géant deux bébés tigres qui sont « les premiers à avoir été clonés depuis leur extinction », façon d’annoncer, sur une Terre dystopique vidée de sa faune sauvage, comment les tigres ont été recréés de façon synthétique… et par là même L’Odyssée de Pi, dont le fauve est l’un des premiers animaux synthétiques véritablement convaincants de l’histoire du cinéma (il se mélange même à un tigre réel dans certaines prises de vue, tigre malheureusement issu d’un élevage récemment accusé de maltraitance – lire ici ).
De l’autre côté de L’Odyssée, deux ans après cette fois, le Noé de Darren Aronofsky est l’un des premiers films véganes au sens large du terme : aucun animal n’a été utilisé pour la fabrication du film, et si tigre il y a, il est numérique, fondu dans la foule des mammifères qui abondent en direction de la grande porte de l’arche. D’un côté, le présupposé cameronien d’une Terre vidée de sa biodiversité ; de l’autre, un pacte nouveau entre l’homme et l’animal, tel que le décrit la Bible dans la Genèse, et que raconte aussi L’Odyssée de Pi à sa manière. Entre la planète Pandora d’où jaillit, en 2009, tout un bestiaire de synthèse, et l’arche de Noé où, en 2014, ce bestiaire est recueilli, se glisse donc l’histoire d’un adolescent indien chargé de ne sauver qu’un unique animal du déluge ayant provoqué la perte du bestiaire de son père – une myriade d’animaux numériques apparus le temps d’une promenade dans un Eden inaugural, et noyés lors d’une cataclysmique séance de naufrage.
Il ne sera jamais question dans L’Odyssée de Pi que de partager l’espace entre une espèce et une autre.
Pi naît dans le zoo de Pondichéry, au terme d’un générique sur fond de berceuse indienne présentant une harmonie parfaite entre humains, animaux réels et doublures numériques. Dans cette enclave idéale, l’éléphant est libre, par opposition à celui qui passe de l’autre côté de la muraille, harnaché et soumis à son cornac. Les animaux y sont systématiquement mêlés à d’autres, jamais isolés – jusqu’au tigre qui semble partager son espace avec un pinson. Il ne sera jamais question dès lors que de partager l’espace entre une espèce et une autre : la barque sur laquelle vogue le jeune homme en compagnie du félin, le temps d’une traversée du Pacifique, sera la continuation de ces enclos mixtes, et la miniaturisation d’une planète idéale où les rapports d’une espèce à l’autre ne reposent plus sur aucune forme d’apartheid violent ; la planète Pandora de Cameron apparaissant comme la version hyperbolique de cet idéal.
Chez Ang Lee, les barreaux s’estompent de l’image comme des vues de l’esprit, en une variation de l’objectif : qu’il s’agisse de ceux qui, volatilisés, révèlent une panthère au fond du plan, lors de l’ouverture, ou de ceux qui apparaissent subitement devant le corridor où entre le tigre, la première fois, alors enfermé physiquement et moralement par les conseils sévères prodigués par le père de Pi : « les animaux ne sont pas nos amis ! » Les grilles ne sont cependant que des conventions attendant de disparaître : une fois sur la barque, Pi apprendra à partager l’espace avec pour toute séparation une bâche, un peu d’eau, un bâton ; à remettre en cause le dogme spéciste de son père pour y découvrir des nuances et « apprendre à communiquer », apprenant que si le tigre « ne peut pas être apprivoisé, il peut être éduqué » (« can’t be tamed, can be trained »).
Il existe toutefois deux catégories d’animaux, que L’Odyssée de Pi, Avatar ou encore Noé abordent tour à tour : les vivants et les morts. Ces derniers apparaissent le plus souvent au cinéma sous forme de fragments servis aux protagonistes, enrobés dans des sauces et des appellations alléchantes. Au cinéma comme dans la vie, les animaux de compagnie n’appartiennent qu’à la minorité des individus existants ; au cinéma comme dans la vie, la plupart des animaux fréquentés par les hommes ne sont pas ceux des forêts mais des menus de restaurants.
L’un des mérites de L’Odyssée de Pi est ainsi d’avoir transcendé le rapport traditionnel de l’homme à l’animal jusque dans le domaine de la cuisine, loin des films où les héros, attachés à leur chien, ingurgitent du porc sans ciller, s’inscrivant par-là dans une tradition spéciste du cinéma occidental où la consommation d’animaux est normale en fonction des espèces. Ang Lee rattache d’emblée sa fable animaliste à la question de la nourriture : la première apparition de son protagoniste a lieu dans une cuisine. « I hope you don’t mind vegetarian », lance-t-il à son invité.
Le film s’applique à souligner peu après comme ce végétarisme résulte d’une décision rationnelle, plutôt que de l’hindouisme natal du personnage : que le père de Pi, au début du film, affirme à sa famille son plaisir de manger de l’agneau indique bien que le jeune homme choisit par la suite la voie de sa mère plutôt que celle de son père, à l’instar de Gandhi qui, végétarien par religion pendant toute la première partie de sa vie, devint un végétarien « éthique » après sa rencontre de l’écrivain Henry Stephens Salt (1851 – 1939) à Londres.
La chose n’a rien d’un détail : le père, convaincu de son droit de tuer un agneau pour le manger, est quelqu’un pour qui le tigre n’est qu’une bête en cage, sans âme, dangereuse. Ce n’est pas l’avis de Pi, qui s’insurge : « Les animaux ont une âme, je l’ai vue dans leurs yeux ! » Sa naissance est en elle-même une preuve de la porosité des frontières entre homme et animal, puisque c’est un herpétologiste qui le met au monde, venu au zoo rattraper un varan échappé – et le film de montrer comment sa conviction que les animaux sont des individus, acquise pendant l’enfance, lui revient grâce à la fréquentation d’un tigre ; conviction que son père avait brisée en lui révélant la sauvagerie du prédateur face à ses proies, le plongeant dans la dépression.
Scènes sous la pluie, mathématiques, fractions et cours de français, l’école semble conçue pour transformer ses élèves en petits cartésiens appliqués. La quête de Pi sera celle d’un équilibre : il lui faut concilier ce qu’il savait étant enfant (la bête est un individu, pas un monstre) avec la conscience de ses particularités de prédateur (il faut lui donner du poisson, il ne dit pas au revoir en s’en allant, etc). Richard Parker, le tigre du Bengale au nom humain, n’est pas quelque chose de dangereux : il est quelqu’un d’étrange.
INTÉGRER LES ANIMAUX DANS LA SPHÈRE DE CONSIDÉRATION MORALE D’UN HÉROS SUGGÈRE UNE VISION DE L’HUMAIN DÉBARRASSÉE DE SON CARACTÈRE D’EXCEPTION.
Nommer un animal, qui plus est avec un prénom assorti d’un nom, ne constitue que la partie la plus évidente de la représentation antispéciste de l’animal dans L’Odyssée de Pi. Le générique édénique révèle par exemple plusieurs créatures inhabituelles : le nasique, le tapir et le cochon noir sont généralement absents au cinéma. Le choix de ces animaux peu populaires car peu mignons déplace l’attention qu’on leur porte de leur simple apparence à leur pure existence. La baleine surgie des flots au cours de l’odyssée de Pi, elle n’est pas seulement belle, elle est aussi maladroite, ou du moins inattentive au radeau qu’elle envoie valser en retombant dessus ; quant à ce gibbon qui grimpe au sommet d’un arbre, il y va clairement pour observer le coucher de soleil, pas seulement parce que les singes passent leur temps dans les arbres. Or si l’animal est plus que son image, s’il est potentiellement quelqu’un, les humains qui l’entourent se retrouvent avec de nouvelles responsabilités : « M’occuper de lui donne un sens à ma vie » (« Tending to his needs gives my life purpose »), découvre Pi une fois naufragé.
Intégrer progressivement les animaux dans la sphère de considération morale d’un héros suggère une vision de l’humain débarrassée de son caractère d’exception : il n’est plus qu’un maillon dans un tout qui le dépasse. A l’époque d’Avatar, cette façon de voir les choses s’était vue taxée de revival new age, et discréditée en tant que telle ; dans Noé, elle est grevée par une imagerie semblant chercher à en imiter le côté kitsch, comme pour mieux s’en défendre ; dans L’Odyssée de Pi, parée des atours de la religion hindouiste, elle semble plus à sa place.
Au début du film, la mère raconte ainsi à ses deux fils une fable tirée de l’enfance de Krishna. Le jeune dieu se voit accusé d’avoir mangé de la saleté. Il ouvre la bouche : c’est l’univers qu’il a ingurgité. Peu avant, un fondu enchaîné superposant Pondichéry à une assiette de naan repliait déjà la nourriture sur l’univers, comme si l’un impliquait l’autre. Or les animaux semblent contenir, eux aussi, l’univers entier: l’éléphant dessiné sur le mur, lors du prologue, comme le cachalot des abysses, sont constitués de plusieurs autres animaux, humains compris. Chaque créature comprend alors toute la création, de même que Krishna, le dieu Créateur, tenait l’univers dans sa bouche. Plonger dans le reflet du tigre – ce que fait la caméra lors d’une séquence de dérive nocturne – c’est plonger dans l’océan tout entier et y croiser tous les animaux ; y croiser la fleur de Lotus symbole de Krishna et aboutir, finalement, au visage de sa propre mère – splendide séquence où les grains de lumière perçus dans l’obscurité au fond du tigre forment soudain le visage de la mère de Pi.
(A suivre)