Entretien avec Joris Lachaise
– par Raphaël NieuwjaerCe qu'il reste de la folie (Joris Lachaise, 2014).
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Après Convention : Mur noir / Trous blancs, réalisé au Mali lors du cinquantenaire de l’indépendance, Joris Lachaise a tourné à Dakar, entre 2011 et 2014, Ce qu’il reste de la folie. En se focalisant sur l’Hôpital Psychiatrique National de Thiaroye, une question se fait jour : comment le passé colonial travaille-t-il aujourd’hui encore les êtres et les institutions ? Ainsi que le cinéaste l’écrit : « Thiaroye est une chambre d’échos où se réfléchissent et se répondent les territoires symboliques d’une société. Pour cela, mon film se déroule comme une libre circulation, fluide et quasi-organique, de l’intérieur à l’extérieur des enceintes où se qualifie la « folie ». Un mouvement à fleur de peau, proche des voix, le long des murs. Un point de vue mobile, allant de la clinique héritée de l’Occident jusqu’aux génies tutélaires de la tradition, en passant par la folie errante et sans nom qui se multiplie dans les rues de Dakar. »
Ce qu’il reste de la folie est à l’affiche du Café des images à partir du 22 juin.
Raphaël Nieuwjaer : Ce qu’il reste de la folie a été présenté pour la première fois durant l’édition 2014 du FID Marseille. Deux années se sont donc écoulées. Quel rapport entretenez-vous désormais avec ce film ?
Joris Lachaise : Le film, en tant qu’objet, est désormais l’image qui reste d’une période de ma vie. Un volet s’est ouvert à mon arrivée à Dakar, a consisté dans mon amitié avec Khady Sylla, et s’est refermé avec sa mort. Désormais, je ne cesse d’analyser cet objet pour y découvrir des choses que je n’avais pas perçues, dont je n’étais pas vraiment conscient au moment de la réalisation. Je dois dire aussi que j’ai eu du mal à mettre un terme au film, à le considérer comme un produit achevé. Même après le FID, j’ai continué à retoucher la structure du montage que je traitais encore comme une matière vivante, actuelle, toujours façonnable. C’est qu’il fallait sans doute accepter que quelque chose meure. Je pense à Benjamin qui parle du créateur engendré par son œuvre autant qu’elle est engendrée par lui. Cela a un prix, car il faut que meure dans le créateur la part de lui par laquelle il engendre son œuvre. Ce qui pourrait signifier dans mon cas : accepter l’abandon de cette part de ma vie qui était en relation avec tous ceux qui font désormais la chair de ce film. Par ailleurs, le repérage de Ce qu’il reste de la folie a commencé en 2011, cela fait donc près de cinq ans que je vis avec lui les rebonds de ce qui est pour moi une aventure humaine et cinématographique riche d’initiations. Mais si j’avais su dès le début le nombre d’épreuves qu’il a fallu affronter depuis la conceptualisation du projet jusqu’à son exploitation actuelle, je me serais probablement recroquevillé dans un coin pour méditer.
Que représente pour vous une sortie en salles, par rapport notamment à une diffusion en festival ?
J.L. : D’abord, j’observe cela avec beaucoup de curiosité. Avec de l’intérêt et une pointe de scepticisme. J’ai toujours bidouillé mes films dans mon coin, évidemment en autoproduction, et là tout d’un coup, celui-ci se trouve admis dans le Système-Cinéma, dans les rouages d’une économie propre qui ne cesse de vouloir m’échapper, et que je ne cesse en contrepartie d’essayer de contraindre. Comme tant d’autres réalisateurs de ma génération, j’ai peut-être l’avantage d’avoir commencé le film sans contraintes de production ni de diffusion. J’avais aussi le soutien indéfectible de Jean-Pierre Krief qui m’a depuis le début incité à prendre cette tangente et à poursuivre sans concession le film que j’imaginais, en me convaincant que celui-ci réussirait à s’imposer de lui-même… pourvu que nous persévérions un peu. Jean-Pierre m’a finalement soutenu pleinement, de sorte que nous pouvons le présenter aujourd’hui sans avoir eu à faire aucune concession artistique.
La plupart des films comme le mien n’ont que les festivals comme moyen de diffusion. Mais avec le nombre croissant de festivals de cinéma à travers le monde, il s’agit tout de même d’un moyen de diffusion extraordinaire. Je dirais que le bonheur d’avoir un distributeur est de ne plus être seul. Une équipe de personnes s’approprie avec le film l’anxiété et les joies liées à sa diffusion. Je remarque également qu’aujourd’hui la sortie en salles d’un documentaire de création mobilise énormément le réalisateur, qui doit se déplacer de séance en séance à travers la France pour animer des débats à l’issue des projections. Finalement, il me semble que la sortie est la prolongation de ce que je fais depuis deux ans à travers les festivals, un échange avec le public.
Comment avez-vous découvert l’Hôpital Psychiatrique National de Thiaroye, et son fondateur, Henri Collomb ?
J.L. : J’ai nourri le projet de faire ce film au cours de mon précédent tournage, à Bamako, où je me trouvais au moment de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance du Mali. À ce moment-là, une inspiration m’est venue à la lecture de Frantz Fanon, qui s’est immédiatement commuée en un désir de film où il s’agirait d’envisager la relation entre deux systèmes d’aliénation. Sur la base du rapport que Fanon incarnait dans sa pratique entre engagement anticolonialiste et projet de révolution psychiatrique, j’ai décidé d’entreprendre des recherches sur l’histoire de l’exportation du modèle de l’institution psychiatrique en Afrique de l’Ouest, et sur ce qu’il en est advenu après la période des indépendances. J’ai alors découvert l’histoire de l’École de Dakar et de celui qui l’avait initiée : Henri Collomb. Ce contemporain de Fanon avait fait au Sénégal ce que ce dernier n’avait pu que tenter de faire en Algérie : marquer une rupture avec la psychiatrie coloniale qui, sous couvert d’arguments scientifiques, ne visait qu’à justifier le statut de sous-citoyens réservé aux « indigènes ». Collomb, qui s’était efforcé de mettre en place une psychiatrie désaliénante ouverte à la culture de ses patients, devint ainsi un précurseur de la psychiatrie transculturelle. Comprenant le lien conjoncturel qu’il devait y avoir entre l’arrivée de ce psychiatre éclairé à Dakar à la fin des années 50, la préparation de l’indépendance des nations africaines, et les mouvements d’antipsychiatrie, de sociothérapie ou de psychothérapie institutionnelle en France à la même époque, j’allais à Dakar découvrir ce qui restait encore présent de cette période dans l’esprit des gens. Et dans bien des esprits, les questions liées à cet héritage étaient brûlantes. Quant à Thiaroye, je m’y suis d’abord rendu parce qu’il s’agissait du seul Hôpital d’État exclusivement consacré aux soins psychiatriques au Sénégal. Mais après que Khady Sylla m’ait appris qu’elle y avait été hospitalisée, et après qu’elle ait décidée de m’y accompagner, ma découverte du lieu a rapidement pris un tour plus personnel.
Ma caméra était toujours pendue au bout de mon bras, blottie entre mes bras, ou posée sur une marche. Elle aussi, la plupart du temps ne faisait rien et ne filmait rien.
Filmer dans une institution psychiatrique pose, en tout cas en France, des problèmes de droit à l’image. Qu’en est-il au Sénégal ? Comment êtes-vous entré dans ce lieu ?
J.L. : J’y suis d’abord entré seul, avant d’y retourner avec Khady. Je suis allé à la rencontre des quatre médecins chefs de service de l’hôpital pour leur exposer, presque naïvement, mon idée de fouiller les traces du spectre de Collomb pour en faire un film. Il se trouve que j’ai été très bien accueilli car le sujet les intéressait passionnément. Nous avons immédiatement engagé de vraies discussions, puis échangé des livres. Avec leur aide, je dirais même la complicité de l’un d’entre eux, j’ai rédigé une lettre de demande de tournage qui a été à la fois acceptée par la direction et validée par la commission médicale. J’ai alors traîné des semaines et des mois, en revenant périodiquement sur l’espace de plusieurs années, dans les couloirs, les chambres, la cour, les arrières-cours et les cabinets de consultation. J’ai fréquenté les patients, les familles qui les accompagnaient, discuté longuement, et aussi passé beaucoup de temps à ne rien dire. Ma caméra était toujours pendue au bout de mon bras, blottie entre mes bras, ou posée sur une marche. Elle aussi, la plupart du temps ne faisait rien et ne filmait rien. C’est ainsi que la présence de la caméra et la mienne ont été admises, et c’est également de cette façon que j’ai admis moi-même de pouvoir filmer : sans urgence, sans braquer les gens. Parfois, je m’entraînais simplement à regarder. Alors les gens me voyaient filmer mes pieds qui avançaient dans le couloir, ou contempler les chats, suivre une lézarde dans le mur, un scarabée dans le sable, ou encore m’allonger pour cadrer un rectangle de ciel bleu. Et puis quelqu’un venait me parler, je pouvais alors sentir qu’un événement allait se produire, que le moment était propice pour filmer. Je crois avoir toujours su filmer les gens avec leur consentement.
Le risque qu’il y a à filmer dans un hôpital psychiatrique, ou dans toute institution qui exerce une forme de coercition, est de s’intégrer, éventuellement malgré soi, au dispositif même de surveillance. Comment avez-vous essayé d’échapper à cet écueil ?
J.L. : Je voudrais d’abord dire que l’affirmation contenue dans votre question pointe une contradiction fondamentale : le fait qu’il est éminemment problématique qu’une institution censée prodiguer du soin exerce en fait « une forme de coercition ». Et je crois que l’on voit assez bien dans mon film comment l’effort thérapeutique s’inscrit dans un contexte hospitalier parfois bien trop proche de la prison. Mais que l’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas de conditions qui seraient spécifiques au Sénégal. L’ambiguïté soin-punition est probablement consubstantielle à l’institution psychiatrique. Quant au médecin, sa fonction le met de facto en prise avec le pouvoir administratif et judiciaire. Les tenants de l’antipsychiatrie, pour la plupart largement inspirés de la psychanalyse, jugeaient que la psychanalyse n’avait pas lieu d’être dans le cadre asilaire, lequel n’était pas réformable. Ils proposaient donc de contourner l’écueil en bouleversant radicalement les cadres de l’institution. Ce qui reste encore discutable. Mais moi je ne suis pas thérapeute. Et pour répondre à votre question, dont je crois qu’une partie de la réponse se trouve dans ma réponse précédente, je tente peut-être d’éviter l’écueil dont vous parlez par la recherche d’un mode de présence que je dirais « distraite ». Lorsque je filme, je bouge, je m’approche, m’agenouille, m’écarte pour ne plus être menaçant à force de signifier mon autonomie. Je tâche aussi de faire en sorte que la caméra puisse être considérée comme un bâton de relais dont mon interlocuteur peut se saisir, par l’objectif, pour me faire tourner autour de lui. Ce qui est réellement déjà arrivé.
La relation filmeur – filmés touche parfois à une limite, en particulier lorsque les patients semblent incapables de manifester une réaction face à votre présence – de refus comme d’acceptation, d’ailleurs. Dans ces cas-là, qu’est-ce qui, personnellement, vous autorise à enregistrer et monter ces images ?
J.L. : J’établis le même type de relation et la même distance avec tous mes interlocuteurs, y compris avec les patients qui, comme vous le dites, semblent incapables de réagir. Les patients les plus mutiques, la plupart bourrés de médicaments, restent néanmoins des personnes. Des personnes auxquelles je me suis préalablement présenté, auxquelles je me suis adressé, à qui j’ai demandé si ça allait et qui ont toujours été capables de me répondre, ne serait-ce que d’un sourire ou d’un regard. Cette relation est une proximité. Cette distance, c’est celle où je peux me laisser saisir, attraper, voire frapper, mais aussi celle où je peux embrasser, murmurer, échanger une respiration avec l’autre vis-à-vis duquel je me situe. Pour ce qui m’autorise à monter ces images ? Je pense à ce que disait Johan Van der Keuken des personnes qu’il filmait, ce sont des formes que l’on ne peut comprendre que dans leur relation aux autres formes qui constituent l’ensemble du film. Il ne s’agit pas d’épingler les gens comme des papillons que l’on va exposer. Ces « formes » qui sont des êtres humains qui continuent leur existence hors de l’espace du film, je ne les prends pas pour les dénuder et les laisser tomber. Les formes se dessinent et prennent corps aussi par l’éclairage que les autres nous font porter sur elles. Les patients les plus éloquents amènent à travers leur parole tout un tas d’indices, voire d’explications sociales, historiques, culturelles sur le contexte auquel se trouvent en prise les esprits et les corps. Thierno Seydou Sall, qui avait été un patient d’Henri Collomb dans les années soixante-dix, parle aussi pour eux dans le film quand il témoigne de la violence et de la lourdeur des traitements médicamenteux, qu’il compare d’ailleurs à une « centrale nucléaire chimique ! ». En fin de compte, je vois la construction d’un film comme celui-ci un peu comme un mobile de Calder dont l’équilibre dépend de rapports de poids et de contre-poids.
Le rapport filmeur blanc / filmés noirs a-t-il éveillé en vous des questionnements particuliers, avant ou lors du tournage ? Un des patients vous interpelle d’ailleurs en tant que Blanc, occidental, et donc d’une certaine manière en tant que représentant des anciens colonisateurs.
J.L. : Il serait naïf, voire totalement inconséquent de feindre de ne pas prendre en considération la différence de couleur de peau dans ce type de relation. Néanmoins, j’espère qu’ils ne m’auront pas plus pris pour le « représentant des anciens colonisateurs » que je ne les aurais pris pour les représentants des anciens esclaves ou des colonisés. Tout l’enjeu de la relation médiatisée par la présence de la caméra a consisté à jouer à faire dériver les rapports de pouvoir. Ce pouvoir que vous associez sans doute à la caméra prédatrice du blanc. J’ai voulu faire en sorte que l’interface caméra fonctionne plutôt comme un outil dialectique. Un moyen, pour eux comme pour moi, de détricoter les modes de représentation du « Noir » et du « Blanc » dès le moment où ils sont rendus visibles. Car visibles, ils deviennent lisibles et peuvent se désamorcer. La caméra permet ainsi la construction d’un regard à double foyer, comme on le voit notamment dans une séquence du film où un jeune homme, s’adressant à travers l’objectif à une audience virtuelle, parle du caméraman blanc qui le filme. De fait, ce garçon qui se qualifie lui-même de fou, ne s’adresse pas directement à moi, mais au public. L’appareil situé entre lui et moi est le vecteur de sa parole. Une parole logorrhéique qui ne cesse d’ailleurs de changer de ton, d’émotion, et peut-être même d’adresse, comme si elle avait l’étrange faculté de s’influencer elle-même. Emporté par sa logique propre et son exaltation, le jeune homme finit par s’adresser directement à son audience dont il ne fait plus aucun doute qu’il s’agit du public blanc occidental : « Les Blancs sont plus intelligents ! Vous êtes intelligents ! Vous êtes bénis par Lucifer ! ». Et tandis que le discours qui le traverse prend en charge, avec les accents d’une ironie qui ne semble pas volontaire, la tension Noir/Blanc, je tâche de mon côté de dialectiser le rapport de force filmeur/filmé par l’autonomisation du cadre. Au moment où je m’aperçois que je suis aimanté à lui, captif de ses déplacements et de son monologue, je décide de me détacher de lui et je fixe mon objectif sur le mur du fond du couloir. La manœuvre est instinctive, mais elle vise, je pense, à rétablir l’équilibre d’un dialogue. Aussitôt le jeune homme revient prendre possession du cadre, et ce faisant inverse les polarités de notre rapport. Le centre de gravité a glissé de lui à moi, et je ne lui tourne plus autour comme un satellite. Intervient alors un tiers, un patient qui vient interrompre la dualité de notre échange en entonnant un chant scout. L’orateur s’écrit alors : « Il a tout gâché ! ». Où l’on comprend quel était tout l’enjeu de sa prise de parole. À la fin de la séquence, ils me plantent là, et je me retrouve seul au milieu de ce couloir inondé de lumière qui résonne encore de leur discours et de leur chant.
Tout l’enjeu de la relation médiatisée par la présence de la caméra a consisté à jouer à faire dériver les rapports de pouvoir.
Il y a de très beaux raccords dans le film. Je pense en particulier à celui qui lie un homme s’agenouillant pour regarder par l’ouverture de la porte d’une cellule, à un autre, lui à l’air libre, dans la même position, et qui va bientôt se relever et tournoyer sur lui-même. Sur quels principes avez-vous construit le montage de ce film polyphonique ?
J.L. : J’ai pris le parti de faire un film non-linéaire, non didactique, sans qu’aucun plan de situation ne nous permette de situer géographiquement l’hôpital, et où l’on passe d’un lieu à un autre sans vraiment d’explication. J’ai ainsi fait le pari, au montage comme au tournage, que le film puisse transmettre en filigrane le sens et la nature de certaines relations, les remous de l’Histoire. D’un théâtre de la folie à l’autre, de l’enceinte de l’hôpital aux cercles animistes en passant par les syncrétismes du centre de médecine prophétique coranique, se retrouvent et se répondent les mêmes éléments d’une question formulée chaque fois différemment. Il apparaît ainsi que le sens des mots et des pratiques change en fonction des lieux où ils se formulent. Quant aux correspondances formelles que vous soulignez dans le montage, elles pourraient sans doute passer pour des analogies, alors que bien souvent ces images, ces formes, n’ont qu’un rapport d’homonymie. Un critique sénégalais m’a dit que le film était monté comme un râga indien, un même thème aux infinies variations. Et il m’a semblé qu’il avait tout à fait compris les intentions de ce montage.
Un homme ponctue le film de ses apparitions, Joe Ouakam. Pour quelles raisons avez-vous décidé d’en faire un des pivots de votre montage ?
J.L. : Joe Ouakam est une figure célèbre du plateau dakarois. Une sorte d’artiste un peu chaman éminemment respecté. Son comportement extravagant, ses sentences sibyllines, la jungle cosmogonique de sa cour en plein centre-ville en font un personnage hors-norme, mais qui a trouvé une place et une fonction essentielle au cœur de la société sénégalaise. J’ai été conduit chez lui par Thierno Seydou Sall et Khady Sylla dont il était l’ami proche. Rencontrer Joe a été une véritable expérience, celle de la rencontre avec un être totalement « libre » et imprévisible. Filmer Joe oblige aussi à devenir le partenaire d’une improvisation chorégraphique dont il est parfois difficile de mesurer la limite et le niveau de danger. Dans Ce qu’il reste de la folie, il a à la fois le rôle d’un personnage mystère et celui d’un contre-point burlesque. C’est un corps poétique ouvrant le film à l’espace de fiction qu’il habite. Mutique quasiment tout au long du film, le personnage dessine un espace d’indicibilité. Il travaille en silence. Ses gestes ne remplacent pas la parole, mais accusent plutôt l’impossibilité de la parole. Catherine Perret, une philosophe qui pour moi compte beaucoup, a écrit des pages lumineuses sur le mime mallarméen qui m’ont beaucoup inspiré au montage. J’ai vu en Joe Ouakam l’équivalent de ce mime qui crée une zone de silence radical, où il n’y a plus qu’allusion. « Une allusion perpétuelle sans briser la glace » dit Mallarmé. C’est-à-dire une allusion qui joue avec le reflet de ce qu’elle tait. Et Joe qui trace dans l’espace, avec ses gestes de danseur, ce texte blanc et silencieux, n’imite pas la folie mais s’en fait le reflet. Et au milieu de l’espace fantasmagorique de sa cour, ces jeux de reflets de Joe Ouakam oeuvrent en quelque sorte à la disparition de la folie en tant que telle. D’ailleurs, les derniers mots du film seront ceux qu’il prononcera après être sorti de son mutisme : « Thiaroye ? C’est où ? La Folie n’existe pas ! ».