Le champ du chien-loup
– par Simona CrippaTout de suite maintenant (Pascal Bonitzer, 2016).
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Pascal Bonitzer sera ce lundi soir au Café, pour la présentation de son nouveau film, en salle depuis mercredi, Tout de suite maintenant. Simona Crippa réfléchit, pour la revue du Café des images, à ce qui se joue, hors-champ, chez le personnage de Nora Sator.
« Réfléchir, c’est pour les faibles » lance un jeune loup de la finance française à l’encore plus jeune louve Nora, brillante golden girl qui franchit à grande vitesse les échelles d’un monde où tout doit aller vite de peur que la pensée ne tue les affaires. Pourtant, cette louve qui semble avoir une âme carnassière veut peut-être se donner le temps de ne plus dévorer mais de savourer la vie. Tout de suite maintenant est une comédie qui, à l’instar d’une pièce de Marivaux, met son héroïne face à la délicate question du choix, avec tout l’apparat de faux-semblants et de quiproquos que cela implique.
Pascal Bonitzer s’adresse à ces trentenaires rampants qui pourraient se faire prendre dans le flux d’une vie qui court vers l’avant en laissant derrière elle toute la beauté et la nécessité d’une pause réflexive, poétique, voire subversive. Le cinéaste, qui aime le cinéma américain, s’attaque à un sujet éminemment américain : la finance. Sauf qu’il décide de ne plus faire jouer et jouir la masculinité et la virilité partant à l’assaut du milieu comme dans Wall Street d’Oliver Stone ou encore dans le plus récent et plus sauvage Le Loup de Wall Street de Martin Scorsese, mais une féminité intrépide. Nora n’est pas la victime consentante de ce système féroce comme l’était l’héroïne de Blue Jasmine, cette femme allénienne qui, en épousant un patron de « hedge-fund » sans scrupules, épouse l’amoralité des produits qu’il vend. Chez Bonitzer la femme part à la conquête du pouvoir pour le regarder bien droit dans les yeux.
Si une contre-plongée accompagne la débutante Nora lorsqu’elle entre dans le bâtiment de la société de fusion et acquisition qui va l’employer, cet effet de style la quittera aussitôt car son ascension rapide lui permet de s’asseoir dans le bureau situé aux étages supérieurs, juste à côté de Bersac, le grand chef de l’entreprise. Et pour ce faire, elle a su déloger un collègue qui était, avant elle, le meilleur espoir de monétisation rapide de la boîte. Lui, il redescend aux étages au-dessous pour n’avoir su dégainer promptement une idée de profit.
TOUT DE SUITE MAINTENANT EST UNE COMÉDIE QUI MET SON HÉROÏNE FACE À LA DÉLICATE QUESTION DU CHOIX, AVEC LEs FAUX-SEMBLANTS ET les QUIPROQUOS QUE CELA IMPLIQUE.
Nora ne séduit pas par ses tenues : pas de décolletés plongeants, ni de mini jupes aguichantes ; elle ne vêtira pas non plus les tailleurs moulants que Demi Moore exhibe dans Margin Call – on remercie au passage Pascal Bonitzer de ne pas banalement érotiser ce désir de puissance féminin –, elle ne charme pas ses chefs avec un roulement de hanches ou avec des regards languides. Nora les glace précisément par son intelligence aigüe, par la clairvoyance et la sècheresse de ses réponses parfois impertinentes qui émoustillent la bienséance bourgeoise des deux vieux renards adultes qui l’entourent, Bersac et son associé Prévôt-Parédès.
Pleine de détermination pour se conformer à la politique du gain de ceux-ci mais faisant aussitôt figure d’élément perturbateur, Nora n’est donc pas un personnage lisse, tourné simplement vers sa réussite professionnelle. Ses fêlures sont multiples : sa mère l’a abandonnée lorsqu’elle était très jeune, des rapports tendus avec un père, mathématicien dépressif qu’elle admire cependant, la chagrinent. Quand elle accepte de sortir dîner avec Bersac qui lui propose de travailler sur un « deal » très important en l’accompagnant ensuite chez lui, Nora a une vision. Se promenant dans la nuit à la recherche de nourriture, elle croit croiser un chien, sorte de loup qui lui fait peur mais ne l’agresse pas. Moment suspensif du film, l’image de ce chien-loup qui apparemment n’existe pas, revient par trois fois et rompt la ligne du réel avec une intrusion fantastique à laquelle se greffera aussi, par la suite, la présence d’une bienveillante magicienne. Ce chien-loup est l’image en miroir de ce que Nora est en passe de devenir, il est la métaphore de ce monde sauvage dans lequel elle est en train de s’inscrire et de s’engloutir. Soudaine et imprévue, cette apparition fournira au personnage ainsi qu’au spectateur, la mesure à la fois d’un enfermement, d’une hantise et, surtout, d’une possible libération.
Tourné presque entièrement dans des intérieurs — les bureaux ; les appartements : de Nora, de son chef, de son père ; la boîte de nuit dans laquelle travaille sa sœur Maya —, le film s’ouvre un court moment sur une plage. Sur cette plage, Nora et son collègue Xavier attendent la réponse concernant ce fameux « deal ». La réponse est positive, Xavier exulte, Nora reste muette puis dit « La réussite me rend triste ». Nora n’arrive pas à verbaliser le dégoût qu’elle a de ce monde cadré et encadré dans ces bureaux luxueux, son inconscient le sait, on pourrait dire également et autrement : son hors-champ le sait. Dès lors, la libération du loup sera d’autant plus complète qu’elle commence par l’effrayer, le chien-loup est cet espace off d’incertitude et d’angoisse qu’il lui faudra affronter. Dans ce plan qui sort des ténèbres, Nora comme le Docteur Jekyll, se perçoit déjà en Mister Hyde. L’animalité de la fable investit le cinéma pour dire que l’obscur contraint l’humain à la transformation, au risque, à la création et donc, à la subversion.
Éviter ainsi de ressembler à la femme du grand patron qui a laissé tomber l’amant intellectuel pour lui préférer l’amant puissant, éviter de s’embourgeoiser, de se conformer, éviter de devenir le chien-loup du réel ultra-libéral pour habiter le chien-loup de la contingence de la pensée et de l’amour, voilà des objectifs que Nora ne se formule pas au début mais qui pourront renverser la donne de l’histoire et de sa vie. Symbole de sauvagerie mais précisément parce qu’il permet de voir avec lui la nuit, le chien-loup devient un symbole de lumière, le héros guerrier, l’ancêtre mythique qui accompagne Nora dans un temps et dans un champ ontologique. Toute connaissance ne se place-t-elle pas sous un double signe, celui de l’obscur et de l’ajour ?
Comme l’écrit Breton, grand amoureux des rêves et de l’imagerie : « C’est par la force des images que, par la suite des temps, pourraient bien s’accomplir les ″vraies révolutions″ ». Déçu par l’attitude de Nora à l’issue d’une réunion importante, Bersac, lui adresse une intimidation : « Vous rêvez tous ! ». Bonitzer et sa comédie politique lui répondent affirmativement car, en paraphrasant Nietzsche, rien n’est vrai, tout est possible.