Autour des Saisons (1)
– par Camille BrunelTournage Galatée films - Les Saisons - Réalisation Jacques PERRIN et Jacques CLUZAUD. Séquence Bisons sous la neige - Haut Thorenc
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Cet article fait partie d’un cycle
Cowspiracy, de Kip Andersen – 1h25 (2014)
Terra, de Yann Arthus-Bertrand – 1h30 (2015)
Les Saisons, de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud – 1h35 (2016)
Toute présentation des Saisons ne saurait se passer d’une précision préliminaire : ceci n’est pas un documentaire animalier. On aurait en effet tendance à le classer dans cette catégorie-là par analogie avec Microcosmos, Le Peuple migrateur et Océans, tous également estampillés Jacques Perrin. Or Les Saisons est une fiction, un récit, interprété par des acteurs : à l’exception de quelques bœufs musqués, trois ou quatre bisons et peut-être deux ours bruns, les animaux des Saisons sont tous apprivoisés.
Ils ont été imprégnés, dressés d’une certaine manière : les hérissons ont par exemple appris à s’activer le jour, contrairement à ce que leurs habitudes leur conseillent. Les Saisons se constitue alors en délicieux mille-feuille théorique (probablement les feuilles de l’affiche) : on part du vrai (des animaux réels) via le faux (ils sont apprivoisés), par le vrai de nouveau (comment vivent les animaux sauvages) pour recréer du faux (la France d’il y a 2000 ans), mais qui dit le vrai (la nature telle qu’elle aurait dû être si l’homme n’en avait pas fait quelque chose de majoritairement artificiel… c’est-à-dire de faux).
Les animaux à l’image tiennent un rôle, celui de leurs ancêtres.
Loup, hérisson, ours, biche, martre, écureuil, lynx, renard, genette, loutre, sanglier, loir, blaireau, tous font semblant d’être sauvages. Ils n’ont pas été filmés dans leur élément naturel, car leur élément naturel n’est pas la nature : chacun d’eux a été imprégné, c’est-à-dire habitué et attaché aux humains dès la naissance. A l’instar de Je Suis une Légende ou After Earth, les deux films post-apocalyptiques de Will Smith, Les Saisons imagine en effet l’omniprésence animale et l’exclusion de l’humain du champ de la caméra au moyen d’une mise en scène, d’artifices, d’effets spéciaux. Les animaux à l’image tiennent un rôle, celui de leurs ancêtres. Avec le retour à la Genèse, c’est une Apocalypse qui s’esquisse : un monde dont on aurait retiré l’humain.
On avait remarqué dans Océans, lors d’une séquence où une caméra suivant des dauphins entrevoyait, à travers l’eau, la silhouette d’une caravelle, la tentation des documentaires de Jacques Perrin de lorgner vers l’Histoire, de raccrocher l’animal au grand train de l’Histoire en le replaçant sinon comme acteur, du moins comme témoin des chronologies humaines – prémisse inévitable à toute perception du règne animal comme élément périssable de l’écosystème où s’inscrit notre espèce, qui a tendance à le croire éternel. Cette fois l’animal est acteur pour de bon, à tous les sens du terme : les quelques secondes historicisantes d’Océans ont donné Les Saisons. Au simple titre toponyme s’est adjointe l’idée révolutionnaire du passage du temps. Ainsi part-on cette fois du dernier âge de glace, il y a 20 000 ans, pour observer l’animal jusqu’à aujourd’hui et voir, ressentir, comment l’Homme a volé la Terre à la Nature.
« Il y aurait une histoire de la peur à raconter », écrit Stéphane Durand, co-scénariste du film, dans le livre qui en a été tiré. Ce n’est pas cette histoire-là que l’on verra ici : cette fois, plus qu’à une étude du poison, c’est à la constitution d’un antidote que s’attèlent Perrin et Cluzaud, cherchant à lutter contre ce qu’ils nomment « l’amnésie écologique », et qui fait croire aux Hommes que les animaux les ont toujours craints, que l’apartheid du civilisé et du sauvage est une donnée de base. Aujourd’hui vautours, loups et ours se cantonnent aux montagnes : Perrin et Cluzaud filment ainsi l’exil de l’ours comme un événement historique dans l’existence de celui-ci, et rappellent par là que l’ours passa bien plus longtemps dans des plaines et des forêts sans jamais craindre le moindre coup de fusil que dans son refuge actuel. Toute une France de synthèse est ainsi recrée à partir de bribes de Pologne, de Roumanie, de Norvège, de Hollande, d’Ecosse et même d’USA (une séquence dans le Maine), pour confectionner ce costume d’écosystème et donner l’illusion que le scarabée que l’on regarde voler n’est pas un scarabée de 2016, mais de – 3016.
Non seulement Les Saisons n’est pas un documentaire, mais il n’est pas optimiste. Tous les documentaires animaliers, et plus généralement écologistes, sacrifient à un optimisme de bon aloi qui peine de plus en plus à convaincre. Les Saisons est divisé en deux parties inégales : d’abord un âge d’or, celui de la forêt, où, sans voix off, les animaux sont pris seuls dans cet Eden tissé par les réalisateurs ; ensuite, un naufrage et une extermination de la vie sauvage qui conduisent à l’époque contemporaine, et à cette « sixième extinction de masse » qui n’est pas nommée ici, au profit d’une « nouvelle alliance » qui fait du retour de l’ours, du loup et du lynx en France les signes avant-coureurs d’un renouveau – c’est faire l’impasse sur une politique écologique qui continue de considérer les animaux comme des réfugiés dont la présence doit être dûment assermentée, sous peine d’expulsion violente.
Dans son dernier documentaire, Terra, produit par les mêmes sponsors aussi embarrassants qu’utiles que Les Saisons (Fondation Bettencourt, EDF, Veolia…), Yann Arthus-Bertrand présente d’ailleurs les animaux sauvages en ces termes, des « réfugiés », « affamés et pourchassés » ; lui aussi sacrifiait à l’optimisme de manière que l’on savait forcée. L’acte même de parvenir encore à réunir les fonds nécessaires au recueillement et à la diffusion d’images animalières aurait certes tendance à inciter à l’espoir, et l’alarmisme n’est pas fédérateur, mais force est de constater que les documentaires animaliers d’Arthus-Bertrand et Perrin, parce qu’ils prennent en compte l’Histoire de la biodiversité et ne se contentent pas de son pur présent, donnent à goûter un sentiment de la perte extrêmement poignant, précisément parce qu’ils rendent visible une évolution impalpable en dehors de l’œuvre cinématographique : car l’Homme, lui aussi, retourne au pur présent dès lors qu’il reprend le cours du long plan-séquence collé au sol de son existence.
L’image la plus marquante de Terra montrait un rhinocéros hélitreuillé la tête en bas, les yeux bandés ; Arthus-Bertrand trouvait ici l’une de ses métaphores les plus puissantes en réunissant ainsi la façon dont la technologie a renversé le règne animal, mais tâche de maintenir l’illusion de l’espoir, même s’il ne s’agit que d’un bandeau dérisoire pour ne se rendre compte de rien. Tandis que Les Saisons synthétisent un Eden, Terra joue sur les noms : et c’est Vanessa Paradis qui énonce, en off, ce requiem aux animaux sauvages. Cowspiracy, documentaire de Kip Andersen ayant largement participé à la diffusion du véganisme pour des raisons écologiques, souligne que l’Homme s’est littéralement accaparé la vie sur Terre : alors qu’il y a 3000 ans, 98% de la biomasse était sauvage, ce sont aujourd’hui les animaux domestiques et élevés par l’Homme qui correspondent à 98% du poids de la vie.
Plus proche du reportage à charge façon Michael Moore que du documentaire, Cowspiracy cherche à amener les considérations écologiques dans le domaine de la gastronomie : Yann Arthus-Bertrand, végétarien depuis peu, le cite dans Terra, et filme l’industrialisation du vivant ; Jacques Perrin, pour l’instant, déplore la pratique de la chasse, mais pas celle des abattoirs. Il suit l’évolution du loup au chien, mais pas du sanglier au cochon : et les abeilles semblent les seules victimes de la société moderne, ce qui est un peu partiel. Côté littérature, tous deux s’entourent de précieux philosophes antispécistes : Karine-Lou Matignon pour Terra (auteur d’un livre d’interviews, Les animaux aussi ont des droits, au Seuil, et d’un cycle de conférence à la Cité des Sciences) et Eric Baratay pour Jacques Perrin (professeur d’histoire à l’université de Lyon et auteur du Point de Vue animal : une autre vision de l’Histoire, publié au Seuil en 2012). Mais chez Perrin, la violence reste encore largement symbolique, désincarnée ; chez Arthus-Bertrand et Andersen, elle a envahi l’image.
L’artifice intervient enfin pour donner aux acteurs animaux les mêmes droits qu’aux humains.
Les Saisons n’est donc pas un documentaire, non. Dans la scène où un sanglier est traqué par une meute de loups où celle où un hibou saisit un mulot, l’instant de la mise à mort est soigneusement escamoté par d’archaïques artifices de cinéma (cuts, très gros plans, travelling avant mimant le point de vue du prédateur). Dans les documentaires de 1976 (La Griffe et la Dent, La Fête Sauvage) ou les documentaires de la BBC, on ne se donne pas tant de mal. La scène où un char romain piétine des hérissons a même nécessité un effet de « double-passe » – un trucage pour le bien-être des hérissons, dont on refusa de les abandonner sous les sabots d’un cheval pour les besoins d’un plan. Pourtant, comme l’affirment les réalisateurs, « le principe même des effets spéciaux est contraire à notre philosophie. Ce que nous voulions, c’était aller au contact de la vie sauvage, attendre des heures, des jours entiers en supportant les intempéries ». Pas d’images de synthèse pour recréer les animaux – tant pis pour la séquence d’ouverture avec des mammouths. Mais l’artifice intervient enfin pour donner aux acteurs animaux les mêmes droits qu’aux humains – ceux de ne pas être maltraités inutilement sur un tournage, ce qui a malheureusement tout d’une révolution.
« Nous voulons capter ces moments étonnants que seule la nature nous offre », raconte Stéphane Durand : « Et cela, nul animal en 3D, aussi réaliste soit-il, n’en est capable, tout simplement parce qu’il n’est qu’une marionnette entre les mains de son programmateur. Une animation contrôle tout : c’est l’antithèse même de la nature. » Révolution en particulier parce que le cinéma n’a pas filmé beaucoup de vrais animaux, et ce depuis ses origines. Comme l’indique Jacques Perrin, la fin du XIXe siècle correspond à la crise la plus grave de la faune en France. A l’époque, personne ne se soucie encore de réintroduire d’espèces, et la chasse a fait son horrible office : plus de loups, plus d’ours, même plus de bouquetins. En un mot : le cinéma est né quand les animaux étaient morts ; et tous les premiers films ont été tournés dans un monde désert. Fatalement le cinéma de la nature, Jean Painlevé compris, est d’abord un cinéma de l’animal faux, enfermé, prisonnier, encagé, parce qu’au moment des premières caméras toutes les forêts sont vides. Perrin recrée une nature pleine, et donne à expérimenter le changement de paradigme que proposait Terra : « Le sauvage ne s’oppose pas à la civilisation. Le sauvage, c’est celui qui habite la forêt ».
(à suivre)