Autour des Saisons (2)
– par Camille BrunelLes Saisons (Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, 2016).
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Cet article fait partie d’un cycle
War Horse, de Steven Spielberg – 1h53 (2010)
L’Odyssée de Pi, d’Ang Lee – 1h52 (2012)
Le Dernier loup, de Jean-Jacques Annaud – 1h55 (2015)
Les Saisons, de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud – 1h54 (2016)
La séquence la plus saisissante des Saisons est probablement celle où une horde de chevaux sauvages s’élance au galop dans la forêt primaire, poursuivie par une meute de loups ; quelque part en France, quelque part autour du cinquantième siècle avant Jésus-Christ. Non seulement la précision des caméras permet au somptueux contraste de leurs robes grises sur les feuillages de ressortir, mais la haute-définition s’accompagne d’une autre évolution technologique : un quad spécial permettant de déplacer la caméra au milieu d’arbres rapprochés. On y pense rarement, mais toutes les courses-poursuites filmées en forêt l’ont été dans des forêts taillées, ou filmées depuis la lisière et en ligne droite, pour permettre au travelling de se déplacer. Cette fois, la caméra slalome entre les troncs, suit les ruades et les changements brusques de direction – on n’avait jamais vu ça.
Dans Océans, l’équipe de Jacques Perrin avait effectué la même prouesse consistant à chercher des angles de vue inédits, pour infiltrer le regard humain dans les interstices vierges de la représentation animale. A l’époque, il s’agissait de filmer dauphins et bancs de thons de face : tous les plans de ces animaux avaient jusqu’alors été tournés dans leur dos, pendant qu’ils fuyaient le caméraman ou passaient au-dessus de lui. Une torpille tractée à 200 mètres d’un bateau, munie d’un objectif, avait ainsi été mise en place et l’on put observer le regard des thons lorsqu’ils avancent, ou le sourire figé des dauphins. Cette fois, il fallait filmer des chevaux galopant de face au beau milieu de la forêt. Ces innovations pourraient n’être que les gadgets de documentaires richement produits, mais elles se doublent d’une volonté de faire évoluer, avec la représentation picturale de l’animal, sa représentation mentale : Les Saisons est par là doublement progressiste, tant dans la technique que dans le discours.
C’est en tout cas ce que l’on pourrait écrire si l’on s’en tenait au film.
Malheureusement, rares sont encore les chefs-d’œuvre de l’animalisme à avoir été réalisés dans le respect des principes à la base de leur histoire. Ainsi de L’Odyssée de Pi, d’Ang Lee, hymne antispéciste au respect de l’altérité animale, sur le tournage duquel un tigre a frôlé la noyade ; ainsi de War Horse, de Spielberg, où la vie d’un cheval guide celle de plusieurs humains – mais sur le tournage duquel plusieurs équidés ont trouvé la mort. A la fin des Saisons, le carton est immanquable : « Aucun animal n’a été maltraité pour le tournage de ce film ». On le croit volontiers. Mais la notion de maltraitance est fluctuante, et un cinéma animalier qui soit en même temps rigoureusement végane – c’est-à-dire dénué du moindre recours à l’exploitation animale – reste, en 2016, aussi difficile que rarissime (en dehors des films d’animation, on trouve pour l’instant Noé, de Darren Aronofsky, sur lequel nous reviendrons ; pas grand-chose d’autre).
Avant même d’exiger des cantines végétaliennes sur tous les plateaux des films où la vie animale est mise en valeur, on peut s’étonner du fait qu’il soit encore possible de recourir, y compris sur le tournage de films à gros budget, à de la maltraitance pure et simple. En dehors de War Horse et L’Odyssée de Pi, qui avaient pourtant reçu l’assentiment de l’American Humane Association, on jettera un œil au Dernier loup, de Jean-Jacques Annaud, dont le générique de fin se vante de n’avoir maltraité aucun loup, dans ce récit absurdement jovial de l’extermination des dernières meutes de Chine, au début du XXe siècle. Il suffit cependant de regarder le film sans dormir pour prendre la mesure du mensonge – en particulier lors d’une scène où un louveteau, attaché par une corde à une charrue arrêtée, à l’arrière-plan, se retrouve étranglé au moindre trépignement des bœufs, et ce pendant toute une scène de dialogue dont on imagine facilement que le tournage a dû s’étendre sur une après-midi au minimum. Quant aux Saisons, si le sanglier pourchassé par les loups n’est pas celui qu’on voit dévoré, n’y en a-t-il pas un autre qui, quelque part, a été tué pour les besoins de ce festin filmé ? On l’a expliqué la semaine dernière, Les Saisons ne s’est pas limité au temps du tournage : la vie toute entière de certains d’entre eux a été conditionnée par celui-ci. Après la publication du texte de la semaine dernière, Baptiste Boulba-Ghigna, co-scénariste des films de Maud Alpi (et en particulier de Drakkar, présenté au festival de Rotterdam le mois dernier, sur lequel nous reviendrons), nous a ainsi fait part de quelques interrogations :
« La question que je me pose est sur l’imprégnation. Je ne comprends pas ce que signifie « prendre en charge un animal dès sa naissance ». C’est un animal né en captivité ? Né d’autres animaux captifs (hum hum) ? Un animal sauvage qu’on domestique ? Et puis est-ce que ça veut dire qu’on le retire à sa mère ? Ou alors qu’on vit en communauté avec la mère, les frères et sœurs de l’individu qu’on veut filmer ? Et si oui, où est-ce que ça se fait ? Si on retire le petit à sa mère, il y a maltraitance, puisque ce n’est pas dans l’intérêt de l’individu. Par ailleurs, habituer l’individu à l’homme, avec une telle intensité, pose une énorme question : que font-ils des animaux après le tournage ? »
On sait par exemple que les grues imprégnées du Peuple migrateur ont été placées au Parc des Oiseaux, un parc situé au nord de Lyon où elles passent l’hiver en cage et participent à des spectacles de vol contrôlé le restant de l’année… Pour Les Saisons la question de l’origine des bébés imprégnés demeure, et ni le dossier de presse, ni le livre tiré du film n’y répondent. Peu après le mail de Baptiste, nous recevons de la part des Cahiers Antispécistes un lien vers un article tiré de ChevalMag. Il s’agit d’une interview du dresseur de chevaux des Saisons, Frédéric Sanabra :
« Nous avons utilisé des chevaux sauvages konik polski qui ressemblent aux chevaux préhistoriques. Nous en avons fait venir une vingtaine de Hollande. Là-bas, ils vivaient en liberté, en autogestion et sans véritablement connaître l’homme. Ici, ils ont vécu dans un pré d’environ quinze hectares le temps de la préparation et du tournage du film. […] Une autre scène montre une jument qui se fait encercler par les loups. Pour cette séquence, j’ai dû en isoler une du groupe et la dresser. Je lui ai notamment appris à se cabrer et à gratter. Au moment de tourner la scène, je suis resté près d’elle mais en dehors du champ des caméras. Nous faisions en sorte que les loups s’approchent de la jument grâce notamment à de la viande. […] Après le tournage, le troupeau a été réintroduit dans un parc naturel des Pyrénées. Seule la jument que j’ai dressée est restée avec moi car elle était trop habituée à ma présence et je me suis attachée à elle. »
CHANGER L’ANGLE DE LA PRISE DE VUE DE L’ANIMAL, C’EST CHANGER L’IMAGE QU’ON EN DONNE, C’EST CHANGER L’IMAGE QU’ON EN A.
La tournure « je me suis attachée à elle », préférée à « elle s’est attachée à moi », ne manque pas d’interpeller. Un tel témoignage soulève de nombreuses autres questions : depuis quand la capture de chevaux en liberté se fait-elle sans maltraitance ? Comment dresse-t-on un cheval, a fortiori ancien cheval sauvage, sinon en le contraignant ? Et lors du festin des loups, et surtout des repas de l’équipe, d’où vient la viande ? Le fait que Jacques Perrin et Jacques Cluzaud indiquent qu’aucun animal n’a été maltraité participe d’une forme de cécité volontaire qui consiste à occulter, par tradition, les parties de l’existence animale censées échapper, plutôt arbitrairement, à la considération du spectateur : c’est-à-dire l’animal en dehors du tournage. Celui qui a constitué les repas. La mère des petits, qu’on ne connaîtra pas. Les chevaux au moment de leur capture. Cette dissociation de bonne foi, présente chez Jacques Perrin, entre autres, porte un nom, donné dans son essai Voir son steak comme un animal mort par le philosophe Martin Gibert : c’est la dissonance cognitive, soit la friction conceptuelle entre l’amour des animaux vivants et libres, et le goût pour la viande, forcément issue d’animaux confinés et morts.
A partir de là, deux écoles se distinguent. D’un côté, ceux qui ne pardonnent pas cette dissonance au fondement du film. Bien souvent, cette intransigeance porte également sur le recours aux sponsors : Bettencourt, EDF, Central Parcs comptent parmi les plus gros pollueurs imaginables. De l’autre côté, on trouve ceux qui auraient tendance à donner dans le pragmatisme, comme les réalisateurs, qui ne sont pas dupes : si un pollueur permet de réaliser un film contre la pollution, autant en profiter. Dans les faits, l’intégrité d’un tournage et le discours qu’il tient sont deux choses totalement distinctes. On trouvera ainsi que la liste des sponsors, comme au début d’Océans, est mise en scène de façon à être écartée du film (ici, sur un fond noir étoilé qui n’a rien à voir, avant que le son ne commence). On trouvera que, s’il faut contraindre un cheval pour enseigner le prix de leur liberté à des millions d’humains, alors ce sacrifice vaut le coup. Vieux débat de l’utilitarisme et de la déontologie qui, en animalisme encore plus souvent qu’ailleurs, fait surface. Si l’on veut parler du film plutôt que de le boycotter, force est de nous ranger dans la seconde école.
Dans l’espoir que le tournage des Saisons, s’il n’est pas encore le modèle éthique qu’il rêve d’être, n’en a pas moins fait les efforts les plus exceptionnels concernant le bien-être non-humain, on observera bientôt comment le discours, plus encore que les méthodes de tournage, marque un changement considérable de mentalités. Stéphane Durand, co-scénariste du film, effectue lui-même cette transition entre nouvelles représentations picturales et nouvelles représentations mentales du sauvage : « Il fallait donc imaginer des technologies qui nous permettent de coller au plus près de l’animal vivant et du moindre de ses déplacements, jusqu’à capter l’étincelle de vie dans son regard, et, sans arrêter sa course, de l’envisager, au sens propre : lui donner un visage, lui donner la possibilité d’exprimer sa personnalité. » Changer l’angle de la prise de vue de l’animal, c’est changer l’image qu’on en donne, c’est changer l’image qu’on en a. Depuis la grotte de Lascaux, le cheval est représenté de profil en plein galop ; Les Saisons le montre de face, avec ce que cela implique : il a la tête tournée vers nous, et avec cette tête, un regard et un crâne ; une âme, et une intelligence.
(Suite et fin au prochain épisode)