Autour des Saisons (3)
– par Camille BrunelJe suis une légende (Francis Lawrence, 2007).
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Cet article fait partie d’un cycle
Je Suis Une Légende, de Francis Lawrence – 1h41 (2007)
After Earth, de M.Night Shyamalan – 1h40 (2013)
Le Voyage d’Arlo, de Peter Sohn – 1h40 (2015)
Les Saisons, de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud – 1h54 (2016)
Rares sont les films qui au minimum s’attardent sur les victimes animales de l’Histoire humaine. On songe à War Horse, bien-sûr, à Underground, de Kusturica, avec le bombardement d’un zoo au début, à quoi d’autre ? C’est à cet exercice que se prêtent Les Saisons en filmant les perdrix gazées aux alentours des tranchées, et plus encore lors de la scène de chasse au XVIIIe siècle, entièrement tournée à hauteur d’animal : pas un visage humain n’apparaît, ceux-ci étant exclus du cadre par le haut comme les chevaux l’ont été, par le bas, pendant des décennies de films où les plans de cavaliers laissaient à peine paraître les oreilles de leur monture. Choix esthétique indissociable d’un choix idéologique : l’Homme n’est plus le centre de l’Histoire.
Un livre existe déjà, intitulé Les Animaux ont une histoire. Publié par Robert Delort en 1984, il tient cependant plus de la lecture de la présence animale au sein de l’Histoire humaine, voire d’une Histoire de l’exploitation animale, que d’une Histoire animale à proprement parler – pourtant, comme Perrin et Cluzaud le montrent, les animaux ne manquent pas d’événements historiques, à commencer par l’exil de l’ours dans les montagnes, la migration des rennes à la fin de l’ère glaciaire, la découverte des cerises par le geai ou celle des routes par les hérissons.
Chez Delort comme dans les documentaires traditionnels, l’Homme n’est peut-être pas au centre de l’image mais n’en occupe pas moins la place principale, derrière la caméra. Il est celui qui regarde. Or Perrin et Cluzaud font mieux que de ne filmer que les animaux : ils filment les animaux à la place des humains. Ce faisant, ils remplacent ce « caméracentrisme », équivalent cinématographique de l’anthropocentrisme, par le point de vue animal, épousé lors de travellings au ras du sol – qu’on pourrait appeler « biocentrisme », et que l’on retrouve même, de façon caricaturale, lorsque la chute d’un arbre est filmée du point de vue des ramures qui se rapprochent du sol.
Ni omniprésent ni absent, l’Homme est périphérique. Cette fois, l’animal est au centre et le monde l’environne.
Contrairement aux documentaires de la BBC, qui fantasment l’absence humaine, la nature recréée par Perrin et Cluzaud a l’air vraie parce que, sans y être ni omniprésent ni absent, l’Homme est périphérique. Deux yeux, une flèche, un talisman, une hutte ; une balle, des bombes, un nuage de gaz. Cette fois, l’animal est au centre et le monde l’environne. Stéphane Durand, coscénariste, toujours: « Il nous faut abandonner la position de l’observateur lointain et surplombant pour participer au mouvement même de la vie et plonger au cœur de l’action, parmi les animaux, parmi les « observés », et vivre comme eux le monde qui les environne », et rejoindre le « point de vue des ignorés, des insignifiants. Par la magie du cinéma, reconnaître enfin l’histoire des sans-voix ».
Des moments fondateurs de la condition animale, qu’il avait été simple d’ignorer jusque là, sont aussitôt révélés par ce parti-pris – comme cet échange de regards, à la fin de la chasse, entre le cerf encerclé dans un étang et le cheval harnaché de l’un des chasseurs ; échange de regard d’un esclave à un autre qu’il n’est pas besoin de couvrir d’anthropomorphisme pour lui reconnaître sa force d’évidence : à la chasse à courre, des herbivores en regardaient mourir d’autres. L’empathie du spectateur fait le reste.
Il suffit souvent aux réalisateurs de filmer des animaux fixer le hors-champ pour non seulement suggérer ce qu’ils regardent, mais aussi pourquoi ils le regardent, et par là même, ce qu’ils pensent en le regardant. Se décentrer de l’Homme, faire l’effort de se mettre à la place de l’Autre, c’est ainsi, dans Les Saisons, quelques inserts aussi artificiels que bien sentis, qui laissent imaginer ce que pensent les oiseaux face à la naissance d’un faon, un renard devant deux ours, un corbeau solitaire au-dessus d’une meute de loups poursuivant une horde de chevaux. Ce qui compte est de filmer les animaux qui se regardent entre eux, pas les animaux regardés par la caméra humaine
Dans Anima, roman publié en 2012 par l’écrivain québécois Wajdi Mouawad, chaque chapitre est raconté du point de vue d’un animal différent, et une débandade des chevaux est d’ailleurs également regardée du ciel, à travers les yeux d’un balbuzard, dont on ne résiste pas à la tentation de recopier ici le début du monologue :
« PANDION HALIAETUS CAROLINENSIS
Les premiers chevaux se sont effondrés au pied de la bétaillère, les autres ont dérapé sur le revêtement bétonné avant de s’écraser à leur tour contre le sol. Leurs hennissements, portés par les spirales de l’air, sont montés jusqu’à l’azur où, baigné par la lumière dorée du printemps, je tournais depuis le déclin du jour, dans un ciel dégagé, très haut au-dessus du vol des corbeaux, à l’affût de la moindre bête imprudente ou du premier grand poisson nageant trop en surface de la rivière. »
La légèreté de l’oiseau qui observe la scène dans le roman prend un sens plus fort encore dans un film, où il s’agit de donner l’impression que la caméra elle-même est devenue volante, légère. Dans La Fête Sauvage, de Frédéric Rossif, la caméra pesait lourd : les hippopotames la guettaient, les éléphants la fuyaient (voir cet affreux plan d’éléphants en panique sous un hélicoptère, filmés au ralenti et en musique pour donner une impression de grâce). L’Homme était là, qui prenait de la place.
En 1976, la caméra qui court après un animal ou tâche de suivre un oiseau en vol n’y parvient pas forcément : chez Rossif, le léger retard de la caméra sur les pélicans qui plongent rappelle la présence de l’humain non loin des animaux – le retard, c’est le regard. Le retard, c’est l’Homme. Ces décadrages inquiets, craignant de perdre l’animal, cette façon qu’a un panoramique de la BBC de rattraper in extremis un guépard dans sa course, signent la présence humaine, sa volonté d’ajuster son regard au mouvement de la chasse. A l’inverse, plus le plan est parfait, plus la présence humaine s’estompe : dans Océans, le montage ne gardait que les plans où les animaux s’étaient comportés en osmose avec le cadre. Dans Les Saisons, les animaux sont tous seuls.
Aujourd’hui, on voit la nature sans que personne ne la regarde. Un enfant préhistorique lève les yeux vers le ciel, un loup aussi ? On ne regarde pas le ciel avec eux: on les abandonne au sol, et on monte filmer au-dessus de la canopée, du point de vue des oies. Même chose, peu après, d’un lucane volant à une formation de grues, à peine liés par un travelling ascendant. Plus de frontières entre la caméra et le monde, qu’elle peut arpenter à sa guise : plus de frontière entre l’Homme et la nature.
La débâcle du monde moderne n’en est que plus visible. Au moment où l’osmose de l’Homme et de l’Animal est mieux simulée que jamais au cinéma, la fracture entre eux n’a jamais été aussi profonde. Le puissant raccord du gaz moutarde aux pesticides affirme sans ambages l’état de guerre aux animaux dans lequel nous nous trouvons. Peu avant, il avait été question d’une « guerre » au loup dont on s’était peut-être dit qu’elle était révolue : le raccord des pesticides redonne son poids au mot, que l’on avait peut-être cru excessif. Peu après, lorsque la voix off, prise d’optimisme, rappelle que tout n’est pas perdu car « la Nature résiste », le choix du verbe “résister” et ses connotations historiques ne manquent pas de troubler.
Lorsqu’un plan de la place de la Concorde déserte conclut le film, on ne regarde plus les statues équestres de la même façon. Ces chevaux pétrifiés sont les chevaux sauvages de l’Eden pré-humain de la première partie du film : si la place est déserte, c’est que l’Homme n’y est pas une présence suffisante. La Place de la Concorde n’apparaît plus comme une construction, mais une destruction : une ruine de la nature. Ce n’est pas le moindre des retournements de perspective.
Au générique des Saisons, les humains n’ont pas de nom : « avec les regards de… », lit-on avant la liste des acteurs – façon de souligner, encore une fois, qu’il n’y avait là que des regards mis à égalité, toutes espèces confondues. L’Homme ramené à sa condition d’animal, dans un monde où il n’est plus l’espèce dominante, est ici le premier exemple français d’un changement de paradigme qui a atteint Hollywood il y a quelques années déjà, et en particulier dans Je Suis une Légende et After Earth, où Will Smith se retrouve sur une Terre désertée par l’humanité et reconquise par les animaux. Le premier se déroule à New York, suite à une épidémie – Times Square est le théâtre d’une chasse à la gazelle par une famille de lions – et le second se passe sur Terre, après que l’humanité en a été chassée par des toxines sécrétées par les plantes. Dans le premier cas, l’humanité finit par refleurir ; dans le second, elle repart, et laisse la Terre aux baleines, qu’on voit s’ébrouer après le départ du vaisseau. Entre les deux, six ans de prise de conscience animaliste.
IL N’Y A LÀ QUE DES REGARDS MIS À ÉGALITÉ, TOUTES ESPÈCES CONFONDUES.
En 2015, c’est au tour des studios Pixar d’imaginer une Terre sans humains, dans un film pour enfants : dans Le Voyage d’Arlo, de Peter Sohn. Cette fois ce sont les dinosaures, épargnés par le météorite, qui parlent, inventent l’agriculture, fondent des familles – et le petit humain rencontré par le jeune diplodocus du titre de se comporter comme un chien pendant tout le film, quadrupède, impulsif, fidèle et un peu étrange. Le grand herbivore et le petit humanoïde farouche s’apprivoisent l’un l’autre, croisant ici et là d’autres espèces de dinosaures dont les plus redoutables sont celles, carnivores, qui s’arrogent le droit de tuer pour manger (un groupe de ptéranodons décérébrés s’opposant ainsi aux tyrannosaures qui passent certes pour des gardiens de bétail, mais ne touchent pas un cheveu de leurs boeufs).
La meilleure explication du Voyage d’Arlo et de la réussite du brouillage de la frontière humain/animal, ne saurait être mieux résumée que par un regard de fillette – peut-être du genre de celui que l’on voit, en contre-champ, à la fin des Saisons, prenant finalement le relais du regard des oiseaux devant la naissance du faon. C’est un regard neuf, bienveillant, au-delà des âges et des espèces. C’est celui que me décrivit une amie, qui avait emmené sa fille voir Le Voyage d’Arlo.
« Cher Camille, il faut que je te raconte un truc. Agathe est allée voir samedi le dernier Disney, Le Monde d’Arlo. L’un des héros du film est un homme préhistorique mais les dinosaures et autres animaux le qualifient de « bestiole » ou d’animal, si bien qu’Agathe n’avait pas compris qu’il s’agissait d’un être humain. Du coup, je lui ai redit ce qu’elle sait déjà : que les êtres humains sont des animaux, que nous sommes des animaux. Et là, il m’est arrivé un truc étrange : j’ai approché mon visage du sien pour poser mon front contre sa joue, et dans ce geste que je fais souvent, j’ai pour la première fois ressenti ma nature animale. C’était un sentiment déroutant, entre dépersonnalisation et relativisme. Ça t’est déjà arrivé? »
Déjà arrivé, oui. Devant Arlo et devant Les Saisons aussi, dont le spectateur se sent primate, et épiphénomène. Or c’est paradoxalement cette « animalité » qui est retrouvée lorsque, découvrant les modalités de tournage de certaines séquences, on affirme qu’une éthique du cinéma animalier reste encore à être mise en pratique : la translation du regard humain au regard animal est possible, reste à en tirer toutes les conséquences.