Avalanche
– par Jean-Sébastien MassartThe Revenant (Alejandro González Iñárritu, 2016).
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Jean-Sébastien Massart a déjà décrit ici la dernière danse de Quentin Tarantino. Alors que The Revenant est au Café pour quelques jours encore, et après celle de Camille Brunel, il propose sa lecture du film multi-oscarisé d’Alejandro González Iñárritu.
De l’épopée vendue par The Revenant, on retiendra d’abord celle de son tournage : une somme de défis techniques, un budget explosé (de 95 à 135 millions), des journées de tournage virant au calvaire. Le Canada et l’Argentine ont fourni à Iñárritu leurs décors enneigés et sauvages pour placer le film sous le signe d’une double performance : celle de la photographie (la captation de la lumière semble avoir été une préoccupation majeure, pour ne pas dire primordiale) et celle de l’acteur qui s’est jeté avec ferveur dans ce revenge movie qui est aussi un chemin de croix.
Précédé de nombreuses rumeurs qui ont commencé bien avant la sortie, The Revenant cherche à s’inscrire dans l’histoire des grands tournages épiques des années 1970 : celui d’Aguirre, la colère de Dieu au Pérou ou celui d’Apocalyse Now aux Philippines. A travers la performance de Leonardo DiCaprio – qui incarne Hugh Glass, un bon trappeur régressant vers l’état sauvage à mesure qu’il approche du but de sa vengeance –, le film vise une folie grandiloquente susceptible de rappeler ses illustres modèles (Kinski, Brando). Il rêve de nous plonger au cœur des ténèbres, de retrouver une part de mythe du côté de Joseph Conrad ou de Jack London. Pourtant, en voyant Di Caprio ramper et éructer dans la neige, on se dit que Glass n’est peut-être qu’un avatar animal de ses derniers rôles, notamment celui de Jordan Belfort dans Le Loup de Wall Street, présage monstrueux de cette performance, à travers laquelle le film contemple sa fausse grandeur.
« Je me suis raconté – explique DiCaprio – que nous étions tous des survivants, l’ours, les Indiens, les trappeurs et moi, en lutte pour notre propre peau… ». Le projet du film, remarquablement résumé par l’acteur, est très simple : The Revenant transpose le schéma du struggle for life de Darwin dans le contexte de l’Amérique du début du XIXe siècle. Il place la lutte de Glass au cœur d’un pays où les Indiens et les trappeurs français et américains s’entre-tuent pour posséder des fourrures. Mais il ne confond pas les prémices de l’économie libérale avec la sélection naturelle, il ne fait pas de l’une la métaphore de l’autre. Un écriteau déposé sur le cadavre d’un Indien ayant servi d’éphémère compagnon à Glass indique : « nous sommes tous des sauvages ». Selon cette thèse, lourdement posée au milieu du film, Inarritu va confronter Glass à des antagonistes indifférenciés : ours, Indiens, Français se confondent dans la même représentation d’une altérité sauvage assouvissant des pulsions agressives et des besoins sexuels (le viol d’une Indienne par un Français) transposés métaphoriquement dans ce qui est sans doute la scène la plus intéressante, celle de l’ours.
THE REVENANT RÊVE DE NOUS PLONGER AU CŒUR DES TÉNÈBRES, DE RETROUVER UNE PART DE MYTHE DU CÔTÉ DE JOSEPH CONRAD OU DE JACK LONDON.
Dans cette scène, Glass est reniflé et retourné par l’animal comme un objet sexuel : la métaphore pèse et comme souvent chez Iñárritu, elle est à prendre au premier degré. Par une logique étrange – qui ne nie en rien celle du spectacle, cette scène constituant un authentique morceau de bravoure – on arrive à saisir le mode opératoire du film : il ne racontera pas d’histoire (ni celle de Glass, ni celle de l’Amérique), il cherchera plutôt à décrire des scènes de prédation et de lutte, presque à la manière d’un documentaire du National Geographic. D’où la déstabilisation produite par la scène, qui arrive très tôt pour signifier tout ce que The Revenant ne sera pas : ni tout à fait un western, ni tout à fait un film de vengeance. Au premier, il emprunte une mythologie connue (le récit des origines, la violence séculaire, les Indiens…), au second, un schéma (A doit venger la mort de B en tuant C), mais rien n’indique jamais de chemin de traverse. The Revenant ne fait qu’agiter des lambeaux de mythe ; il n’exprime aucun autre désir que celui de suivre une mythologie déjà exténuée pour raconter, aussi platement que possible, une histoire de la violence.
Si The Revenant est un western, il est particulièrement daté et presque rétrograde : sa vieille imagerie romantique (la nature comme temple spirituel, les arbres-cathédrales ouvrant un chemin vers la Transcendance) s’accommode mal avec le darwinisme de son programme narratif. Chaque élan romantique donne forme à des scènes pompières, où fusionnent la mystique chrétienne (réduite à des effets de lumière déjà éprouvés par Lubezki dans Tree of Life) et un chamanisme suggérant la communication du héros avec des esprits (dont celui de sa femme, qui lévite).
Quant à la vengeance, elle intéresse tellement peu Iñárritu qu’à l’instant du duel final, l’irruption d’une avalanche vient anéantir toute dramaturgie, pulvérisant la scène attendue dans le spectacle d’un gigantesque nuage de poudre se formant à l’arrière-plan. Là encore, le côté National Geographic l’emporte sur tout enjeu narratif. Etrange projet pour un blockbuster que celui de confisquer le spectacle du premier plan (celui des hommes qui se tuent) pour en scruter un autre (celui d’une avalanche subjuguante). C’est un peu comme si James Cameron avait raconté Titanic en adoptant le point de vue l’iceberg.
Cette surprenante avalanche, sans faire de The Revenant un bon film, viendra au moins éclairer son désir de grandiose et son sens. Birdman avait déjà esquissé à peu près le même projet : d’un côté des hommes se déchirant sur la scène d’un théâtre de Broadway, de l’autre un mythe plus vaste, dont l’issue était la disparition pure et simple de l’acteur principal, littéralement escamoté en un plan. L’avalanche de The Revenant vient se substituer au ciel où Riggan Thomson a disparu. Elle indique ce mouvement de chute et de renaissance qui est celui des deux films les plus récents d’Inarritu – et de ses héros.
Ce n’est donc pas tant le parcours individuel de Hugh Glass qui intéresse le cinéaste que la parabole qu’il trace. Plus la trajectoire du héros se précise – jusqu’à la vanité même de la vengeance –, plus le film se mue en un apologue racontant à la fois la fin de l’humanité (le côté darwinien) et sa renaissance possible à travers la foi (le côté mystique). De ce point de vue, la lente régression de Glass n’est pas sans faire écho aux aboiements de Sandra Bullock lorsqu’elle répond au chien d’Aningaaq, son très lointain interlocuteur humain dans Gravity. Le film d’Alfonso Cuarón partage avec celui d’Iñárritu la même lourdeur symbolique, mais aussi le désir de raconter l’histoire d’un être humain aux confins de l’humanité en le regardant de très haut, selon le point de vue d’un dieu compatissant. L’insistance qui est faite sur la nourriture dans The Revenant, manifestation la plus essentielle de la rage de vivre qui anime le héros, a révélé à Glass sa nature misérable de sauvage parmi les sauvages. Mais lorsque vient l’avalanche, cette histoire-là n’a plus de sens – Glass est vaincu par une révélation d’ordre supérieur, un prodige qui le dépasse et qui dit aussi à quelle quête de grandiose le film a voué l’aventure de son tournage. L’action n’a plus alors qu’à se suspendre et se décanter dans la contemplation d’un nuage de poudre. Dans son lent mouvement d’écroulement, ce nuage ramène avec lui tout le poids allégorique du film, il représente le deus ex machina qui vient signaler à la fois l’inanité du programme de vengeance du héros (puisque la vengeance, apprend-il, se trouve entre les mains du Créateur) et, corollairement, le pouvoir démiurgique d’un cinéaste qui admire la majesté de ses effets. C’est devant cette grandeur pompière que DiCaprio finit par tomber à genoux dans la neige.