Cet article fait partie d’un cycle
Le 1er octobre, Fernando Ganzo présentait, dans la salle Tati, Pat Garrett et Billy the Kid et Croix de fer de Sam Peckinpah. Critique de cinéma notamment pour So Film et la revue espagnole Lumière, il a dirigé Sam Peckinpah, ouvrage collectif consacré à l’œuvre du cinéaste américain (Capricci, 2015). Voici, dans son intégralité, l’introduction à ce livre.
« Ne gâche jamais ta carrière de perdant avec un succès de merde. » Jorge Oteiza
De quelqu’un de si erratique, contradictoire, mythomane, complexe et viscéral que Sam Peckinpah, il n’y a qu’une seule chose que l’on puisse affirmer sans craindre de se tromper : voilà un cinéaste à l’image de ses personnages, ces hommes dépassés par leur temps, nés trop tard, dans un monde qui nie toute liberté et singularité. On aime à décrire Peckinpah comme l’un des pères du Nouvel Hollywood, de l’esthétique baroque des années 1970, ayant eu une influence primordiale et parfois regrettable sur un certain maniérisme. Ce n’est pas tout à fait faux. Mais cette volonté d’en faire « l’homme qui tua John Ford », celui par qui la fin du western arrive, ne rend finalement pas justice à sa vraie nature : Sam Peckinpah, c’est plutôt « l’homme qui voulait être John Ford », mais dans un Hollywood et une Amérique qui avaient changé. Que l’on songe au triomphe commercial à la même époque des westerns de Sergio Leone, qui avait réussi à s’imposer avec son économie de combat, ses personnages de cartoon, ses durées étirées à l’extrême. Heureusement pour lui, Peckinpah avait quelque chose d’autre à dire, ou plutôt quelque chose à dire différemment. À savoir : la mort est l’objet du cinéma par excellence. Il a été le premier cinéaste à faire à Hollywood ce que Nagisa Oshima a fait au Japon : regarder la mort en face, comme le seul moment qui le mérite vraiment, un moment plein de transcendance, de désespoir, qui met l’homme face à l’absolu. Et ce dès son deuxième film, Coups de feu dans la Sierra (Ride the High Country, 1962), quand le personnage joué par Joel McCrea demande, juste avant de mourir, à ce qu’on le laisse seul avec la montagne. Ou Katy Jurado dans Pat Garrett et Billy le Kid (1973), qui garde une distance prudente, le visage couvert de larmes, quand son mari (Slim Pickens) meurt le sourire aux lèvres en regardant le coucher du soleil sur l’air de « Knockin’ on Heaven’s Door ».
Mais chez Peckinpah, la mort passe toujours par la violence. La violence comme fétiche, certes, mais aussi comme l’instrument ultime qui détermine l’histoire des États-Unis, en les peuplant de fantômes. Marqué au fer rouge par son séjour à l’armée, Peckinpah veut montrer que l’homme ne meurt pas facilement, que la mort est une déchirure, et que son spectacle l’est tout autant. Pour lui, le cinéma est vraiment la mort au travail. D’où l’agressivité inouïe envers l’image et envers le spectateur. Ce n’est pas un hasard si Peckinpah était obsédé par le film de Resnais, L’Année dernière à Marienbad (1961), auquel il ne pouvait s’empêcher de revenir sans cesse, sans savoir s’il l’aimait ou s’il le détestait. Il y avait découvert que la structure narrative est aussi affaire de perception et de stimulation sensorielle : zooms, ralentis asphyxiants, plans ultra-courts, désynchronisations en tous genres… Tous ces gadgets formels sont chez Peckinpah l’expression parfaite de son monde, un monde de revenants. Prenons par exemple Pat Garrett et Billy le Kid où Garrett, ayant accepté un poste de shérif, se voit chargé d’abattre son vieil ami le Kid. Le début du film est célèbre, qui montre, en images sépia, Garrett se faire lâchement assassiner à l’aube du XXème siècle. Pendant le meurtre, un montage parallèle nous ramène trente ans plus tôt, au cours d’une scène où le Kid et ses amis, dont Garrett lui-même, tirent sur des poules pour s’amuser. Le montage alterné entre les deux scènes de fusillade transmet alors une sensation étrange : c’est Billy qui semble tuer Garrett. C’est même Garrett qui semble se tirer dessus. On n’est pas si loin de Tom Doniphon tuant Liberty Valance pour aider à la construction d’un monde où il n’y a plus de place pour des hommes comme lui. Sauf qu’ici c’est le montage qui nous l’explique. Pour Peckinpah, à ce moment très précis de son histoire, l’Amérique a tué une part essentielle d’elle-même, celle qui représente sa liberté, sa dignité. Après ça, le cowboy sera forcément un déclassé, un mort vivant. Peckinpah lui-même joue le rôle d’un fossoyeur dans Pat Garrett, qui sera son dernier western. L’année suivante, il filmera Warren Oates trimballant la tête d’un mort dans sa voiture d’un bout à l’autre du Mexique dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (1974). Rêvant d’une ultime chance de sauver sa vie, le personnage fonce directement vers sa tombe : une fois la tête livrée et la prime touchée, il s’avère (un peu comme les personnages de La Horde sauvage – 1969) incapable de laisser les choses comme elles sont, ce qui aboutira une fois de plus à un violent massacre final. Que ce soit par le montage ou par l’écriture, tout chez Peckinpah nous ramène à une force destructrice dont l’homme ne semble pas capable de se détacher.
Militaires obsédés, cowboys déçus, vedettes de rodéo, professeurs de maths, braqueurs de banques, tels sont les personnages qui peuplent cette oeuvre. Peckinpah a su mettre toute sa vie dans ses films, sans jamais parler directement de lui-même. Comme il le disait à l’actrice Helen Shaver sur le tournage de son dernier film, Osterman Week-end : « On vit nos vies entre les mots “action” et “coupez”. C’est le seul moment où nous sommes vraiment vivants ». C’est pourquoi, malgré l’abondance d’éléments biographiques dans la littérature consacrée à Sam Peckinpah, ce livre ajoute à l’analyse de l’oeuvre de brefs récits de tournages. On y trouve la même chose que dans ses films : des aventures, des disputes, des confrontations (que, loin d’éviter, Peckinpah semblait vouloir provoquer). Cette force destructrice appliquée à son propre cinéma fait de chaque tournage une aventure, le moment où tout peut s’improviser : telle lumière, telle réplique, tel décor… Tout pour maintenir le danger.
«On vit nos vies entre les mots “action” et “coupez”. C’est le seul moment où nous sommes vraiment vivants.»
Mais le génie de Sam Peckinpah réside aussi dans son travail avec les acteurs. Tous les grands qu’il a dirigés lui ont livré la meilleure prestation de leur carrière. Ainsi il est difficile de penser à un Charlton Heston plus complexe que dans la peau de l’obsessionnel et marginal Major Dundee, à un Steve McQueen plus pur qu’en Junior Bonner, à un Jason Robards plus touchant qu’en Cable Hogue regardant la prostituée qu’il aime, à un James Coburn plus bouleversant que lorsque Pat Garrett tire sur son propre reflet, incapable de supporter ce qu’il est devenu. Pourquoi ? Parce que Peckinpah a été chacun d’eux. Au prix d’une succession infinie de disputes et de batailles — souvent perdues — avec ses producteurs, ses collaborateurs et ses amis. (D’où ce paradoxe qui le rapproche d’Orson Welles, à savoir qu’un cinéaste-monteur comme lui ait pu être considéré comme un auteur alors que non seulement il n’a jamais eu le final cut de ses films mais que, très souvent, les producteurs ont modifié, mutilé, massacré son travail). Au prix également de sa santé, détruite par l’alcool, la drogue et le travail. Sam Peckinpah restera comme le cinéaste qui nous a appris que la défaite est définitivement la plus brillante des victoires.