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À l’occasion de la sortie ce mercredi 17 février d’Un jour avec, un jour sans (Right Now, Wrong Then), Léopard d’Or au Festival de Locarno, Jean-Marie Samocki décrit ce qui varie et ce qui demeure — formes et sentiments — chez Hong Sang-soo.
Sunhi (2013) fait 1 heure et 28 minutes. Hill of Freedom (2014) excède de peu l’heure : 66 minutes. La durée d’Un jour avec, un jour sans (Right Now, Wrong Then) surprend en atteignant presque les deux heures : 1 heures et 56 minutes exactement, soit la durée de Ha Ha Ha, en 2010. Depuis, Hong Sang-soo a privilégié la brièveté, dépassant rarement les 90 minutes. L’écart, important, aurait pu annoncer un changement esthétique, un retour à ses trois premiers films (qui avaient chacun besoin de deux heures) ou l’abandon d’une certaine trajectoire créative.
De plus en plus courtes, ces durées permettent de proposer des films ramassés, synthétiques, extrêmement cohérents. Le cinéaste s’efforce alors de laisser la trajectoire des personnages la plus claire, la plus nette possible, dans leur évolution, leur choix mais aussi leur stagnation. Il est facile de parler d’épure pour saisir ce que chaque plan donne d’essentiel et de déterminé, pour montrer comment le montage sert une pratique autant de la soustraction que de la construction. Pourtant, pour Un jour avec, un jour sans, l’inflation de la durée est une forme de gag, en tout cas un contrepied à l’enrichissement romanesque.
Si le film est aussi long, c’est qu’il se coupe en deux au bout de 54 minutes pour recommencer avec le même générique, les mêmes personnages, les mêmes situations, le même ordonnancement des espaces et des temporalités. D’une partie à l’autre, le spectateur retrouve Ham Chun-su, un cinéaste de Séoul qui arrive à Suwon avec un jour d’avance pour présenter un de ses films. Il y rencontre encore Yoon Hee-jung, une jeune artiste qu’il désire très rapidement. Chaque partie du film correspond finalement à deux versions d’une même trame narrative : en guise d’introduction, l’ennui du personnage masculin ; au cœur du récit, les jeux de rencontre et de séduction ; enfin, le départ une fois qu’il a présenté son film et que celui-ci a été accueilli par le public. Hong Sang-soo reconduit de façon évidente des motifs récurrents de son cinéma (la rencontre, le décalage, la promesse et la déception).
Comment comprendre la contiguïté de ces deux versions : comme une somme de deux épures ou, au contraire, comme un déploiement romanesque ? D’une part, si quelque chose se déploie, ce serait surtout les formes de l’impossible puisque les deux versions se soldent par un adieu et un désir qui ne cesse d’exister sous la forme de l’affleurement. D’autre part, le dispositif théorique semble renforcer la sècheresse de la fiction. Deux fois les mêmes situations, deux fois les mêmes personnages : pourquoi inventer d’autres noms et d’autres micro-événements lorsqu’il est facile de reprendre la même trame ? Hong Sang-soo affirmerait on ne peut plus explicitement son geste de création, fondé sur la variation, la reprise et les jeux d’identité et de différence, de raccord et de désaccord. Pourtant, la division du film n’est pas qu’une façon de montrer qu’il fait toujours le même film et qu’il ne faut pas s’intéresser au récit mais seulement aux détails, aux différences, à ce qui accroche le regard. Cette division est un dédoublement. Les personnages, d’une version à l’autre, se transforment légèrement et le rapport entre ce qu’ils étaient dans la première version et ce qu’ils deviennent ou choisissent de devenir dans la seconde version est l’enjeu passionnant du film.
Un jour avec, un jour sans place directement la question du formalisme au cœur de l’expérience esthétique du spectateur. Il est porté ici à un très haut point de clarté (ce qui a convaincu peut-être les jurés du festival de Locarno de lui donner le Léopard d’or, sa récompense la plus prestigieuse à ce jour). On reconnaît facilement les points communs et les différences, mais la question n’est pas de relever les écarts comme dans un jeu, ni pourtant de passer outre : la prise en compte de la forme s’impose comme un levier de création, bien au-delà des questions de la reconnaissance et de l’affirmation d’un style et d’un univers. Le cinéaste ne s’installe pas à l’intérieur d’un genre mais d’une forme de fiction, homogène et souple, architecturée et modulable. La composition est si serrée qu’elle tolère à la fois une unité propre et des variations. L’enjeu est de déterminer quelles émotions ce formalisme qui ne se déguise pas permet.
Chacun des films récents de Hong Sang-soo s’apparente à une sonatine. Ils cherchent à allier l’art de l’éphémère et du silence à une architecture complexe.
L’une des possibilités offertes au spectateur est de se détacher du récit pour en apprécier les variations de manière musicale. Ce serait un plaisir abstrait, celui de la modulation et de la reprise, où le sentiment des personnages est second par rapport à ce qui les traverse et au geste créateur qui les construit. Les deux parties de Un jour avec, un jour sans en témoignent : non comme un morceau et sa reprise, mais comme deux variations sur un thème commun que forme l’œuvre entière de Hong Sang-soo. Chacun de ses films récents s’apparente alors à une sonatine. Ils cherchent en effet à allier l’art de l’éphémère et du silence à une architecture complexe. Ils se développent dans des espaces ambigus, volatiles et passent brusquement, sans prévenir, de la légèreté à la mélancolie, de la colère à l’amusement. Ils inventent une ligne constante qui ne doit rien à la linéarité du récit (Hill of Freedom était raconté dans un désordre savant) ni au nombre de personnages (Sunhi est partagée entre trois hommes mais la ligne est tenue, par le travail de variations et d’échos). On pourrait rattacher ce plaisir de la modulation à la revendication d’une modernité antinarrative qui ne raconte rien, mais le fait toujours autrement. L’abstraction a ses limites. La force de Hong Sang-soo est au contraire de s’appuyer sur cette musicalité pour capter des états fugitifs d’existence. Dans son œuvre, l’existence se construit, se densifie au contact de ces apparitions vacillantes, de ces événements où la volonté se reconnaît à peine et qui forment la banalité de nos sentiments. Par la structure musicale, il trouve un art du présent, offert au surgissement et à la disparition des émotions.
S’il ne sort pas totalement du modèle du roman, en tout cas il prend acte de l’épuisement de l’aventure romanesque pour raconter les troubles légers qui saisissent nos existences. Les scènes de Hong Sang-soo jouent avec l’attente, la déception, le signe opaque que les personnages n’arrivent pas à interpréter et qui peut-être n’appelle pas l’interprétation. Il n’y a pas vraiment de point d’inflexion ou de moment de retournement. Un jour avec, un jour sans évoque très souvent Smoking / No Smoking d‘Alain Resnais, avec une différence essentielle. Chez Resnais, il y a encore un événement, pourtant insignifiant, et indépendant de toute volonté ou de toute stratégie, qui ordonne les destins et rythme la vie des personnages : allumer une cigarette ou non. Chez Hong Sang-soo, le cinéaste reste à Suwon mais rien n’explique pourquoi il est plus désagréable avec l’artiste que dans la première partie, pourquoi il succombe davantage à l’alcool. Il n’y a ni ligne de vie, ni ligne de crête. Resnais distingue les destins, fait le partage entre l’attachement à la vie et l’emprise de la mort, crée des espoirs ou avive des lucidités blessées.
Hong Sang-soo, en revanche, place des personnages qui ont les mêmes caractères mais la seconde version les donne à voir plus vrais, plus cruels, plus durs que dans la première partie. C’est comme s’il s’agissait de la même journée, à la différence que les tristesses sont plus acérées et prêtent moins aux compromis. Les personnages osent alors dire le fond de leur pensée sans quitter leur caractère. La variation n’est plus un prétexte pour montrer l’évaporation ou l’essence d’un motif. Elle saisit la pauvreté minérale du quotidien, l’émergence d’une attraction et place les personnages face à la petite comédie qu’un désir à peine formé campe déjà. Elle pointe finalement l’Autre de nos vies, l’écriture de ce qui aurait pu se passer, si les personnages avaient été plus proches de ce qu’ils sont, plus affirmatifs, plus fiers de leurs incertitudes.
La flèche que forme le récit ne mène pas à un éclaircissement moral, à une vérité ou à un accomplissement. Au contraire, elle les laisse désoeuvrés, plus ou moins tristes, plus ou moins accordés, mais un sentiment a pu pourtant naître, comme fugitivement, par-delà les mailles du même et de la ressemblance.
Dans les deux versions, la rencontre stagne et s’achève sur un éloignement. La première se ferme sur la colère et l’incompréhension alors que la seconde répare la séparation et donne un apaisement. Le couple ne s’est pas formé par la sexualité mais par la fragilité d’un rapport, par l’acceptation d’une hypothèse, par un film qui a circulé et qui a été regardé. Il n’y a aucune passion, mais le bonheur doux d’un évitement partagé.
En faisant le deuil du romanesque (ce qui était déjà le cœur de Hill of Freedom : refuser que l’attente, la frustration, l’obstination du désir, les retrouvailles créent une harmonie et un désir entre les personnages), Hong Sang-soo ne raconte pas deux fois la même histoire : il approfondit deux rapports différents à l’existence et à sa sincérité en passant par les mêmes situations et parfois par les mêmes plans. Le titre français a le mérite de montrer à quel point il a besoin de l’espace de la journée (pensons à d’autres titres : The Day He Arrives, Night and Day) pour raconter cet écart entre l’événement vécu et sa forme romanesque qui n’existera jamais. Il y a bien un jour avec et un jour sans, un jour où les événements semblent sourire et un autre où le monde paraît ligué contre soi, même injustement. Jour d’une naissance, jour d’une défaillance. Journées où l’existence s’éprouve plus ou moins durement sans jamais transformer ou altérer ce que nous sommes.
Qu’est-ce qui diffère entre ces deux versions ? On se souvient peut-être d’un film de Woody Allen, Melinda and Melinda, à la forme peu commune, sans cesse divisé : chaque scène existait comme en double exemplaire, en version comique et en version tragique. Selon Allen, une histoire serait toujours identique à elle-même, les registres ne sont que des présentations et jamais elles ne remettent en question le rapport au monde. Le genre, chez Allen, n’est qu’une perturbation artificielle, qui n’attaque pas le message, ni ne l’altère légèrement. Hong Sang-soo développe une conception de la fiction précisément inverse. Les modalités sont les mêmes, avec des passages burlesques et des confessions douces-amères ; cependant, le récit, progressant par des étapes ressemblantes, amène une conclusion différente. Le jour devient la mesure de la monotonie de l’existence. Il ne construit pas seulement l’expérience de l’enlisement du quotidien, mais aussi des petites épiphanies, tristes et instables. Les situations finales, qui relèvent d’une tonalité hivernale, sont opposées. La première version se termine dans le froid, la seconde version par la neige qui tombe à gros flocons. C’est un lyrisme discret, qui s’accorde à la précarité de l’existence, à ce qui peut se transmettre et advenir. La jeune femme reste plus longtemps dans la fiction et un passage de relais s’effectue entre elle et le cinéaste confirmé : quelque chose comme un souvenir ou une reconnaissance, sans que la part ait été faite entre ce qui lui a été donné et ce qu’elle a pris d’elle-même. La neige correspond ici à un état climatique de l’existence, à un effilochement peut-être mélancolique mais surtout heureux et apaisé où ce qui s’échappe de nos vies, nos façons de faire et de fuir ne sont plus des pertes mais forment des solitudes assumées.