Dans la caverne du troll
– par Eric LoretStill life (Betamale) 2, Jon Rafman.
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Parmi toutes les vidéos ou dispositifs de défilement d’images visibles actuellement à la Biennale de Lyon, un certain nombre ressortit traditionnellement à la fiction narrative. Par exemple, à l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, la manifestation associée « Rendez–Vous », consacrée à la jeune création internationale, découvre l’amusant Terae Kei Ichiro, qui se met en scène en fabricant de cailloux. Des gros, des petits, qui ont l’air de se cultiver plus ou moins comme des patates. Un métier bien difficile nous dit son personnage, et qui ne rapporte rien, ce qui ne nous étonne guère.
Mais toute une autre partie[1], sans surprise là non plus, interroge le regard et l’instrument de captation. Cependant, contrairement à telle tendance de la modernité qui mettait l’accent sur le regard comme information de la réalité (en tant qu’il donne forme), comme subjectivité fournissant une consistance à un monde dénué sans elle de sens, quelques uns des dispositifs vidéos présentés dans le cadre de la Biennale semblent pointer au contraire l’échec du regard, son incapacité à aller au bout de son travail formel, c’est-à-dire aussi, bien sûr, l’impossibilité d’une véridicité du processus d’information dans un univers qui est saturé d’« infos » usinées par tout un chacun.
L’artiste américain d’origine argentine Miguel Angel Ríos propose peut-être une métaphore de cet empêchement. Dans The Ghost of Modernity Lixiviados (2012), on voit tout d’abord une série de cabanes en métal tomber du ciel dans un paysage semi-désertique. Au loin, un chien passe et repasse. Ces cabanes forment une sorte de bidonville, chacune est ornée d’un fanion, le lieu semble une décharge publique avec sa poussière et ses sacs plastiques en lambeaux. Assez vite, notre point de vue est oblitéré par un cube transparent, peut-être en plexiglas, mi-réel mi-numérique, dans lequel se reflètent les alentours. Il devient une prothèse optique, mise en avant de la caméra et de notre œil, nous guidant parmi les cabanes de fer, dans le ciel, au ras de la terre, un prisme qui empêche d’observer vraiment la scène. Le regard est à la fois médié et arrêté par cette lentille géante et déformante, qui pourrait aussi bien être une protection contre la solitude du lieu.
On trouve en ligne une version assez différente de cette vidéo, moins achevée, techniquement plus âpre, moins opaque en quelque sorte que celle de Lyon et portée par la musique que John Cage composa en 1947 pour le film d’Hans Richter, Dreams that money can buy. De cette première version, Ríos dit qu’elle « pose la question suivante : sommes-nous des protagonistes ou des spectateurs ? Sommes-nous à l’intérieur ou à l’extérieur du cube ? »
The Ghost of Moderity, 2012 – Miguel Angel Rios from AKINCI Gallery.
A Lyon, la bande-son est plus conforme aux canons de l’art contemporain actuel : drone, souffle. Un non-son. Et un événement signifiant surgit vers la fin du film : des femmes en habits campagnards noirs, armées de balais, s’activent impossiblement à chasser la poussière du désert ou à la ranger, peut-être (comme d’autres fabriquent des cailloux). On voit d’abord leurs pieds à travers le cube, dans une danse de pur mouvement qui rappelle les essais filmiques de Duchamp ou Léger. Rien d’étonnant : les roto-reliefs de Duchamp apparaissent dans Dreams that money can buy que Ríos cite. Le « fantôme de la modernité » du titre interrogerait ainsi la possibilité d’aménager le monde. Il n’y a plus que le fantôme de cette possibilité, mais on peut toujours laisser le monde tourner sur lui-même : et ce n’est pas totalement rien.
LA MACHINE PRODUIT ICI UN « KINO » SANS « PRAVDA » : NI CHAIR NI POISSON, ON NE SAIT QUEL STATUT ACCORDER À CES IMAGES « DE L’AUTRE MONDE ».
A l’intérieur ou à l’extérieur du cube ? Sur Instagram, semblablement, un admirateur de Jon Rafman demande : « vous considérez-vous comme faisant partie des communautés virtuelles sur lesquelles vous travaillez, ou plutôt comme un tiers qui tente de s’y intégrer ? » Du Canadien Rafman, cette 13e Biennale montre au MAC une œuvre déjà bien repérée, Nine Eyes of Google Street View, un diaporama de vues trouvées en parcourant le moteur de recherche Google Street View. Comme on le sait, la camionnette du géant impérialiste du web sillonne la planète depuis des années avec sa caméra à neuf objectifs et débite, le long des routes et des rues, la vie « réelle » en tranches de dix mètres, opérant une consommation sans reste de la planète. Le travail de Rafman avec Nine Eyes est celui d’un curateur de l’extra-ordinaire : corps abandonnés au milieu d’une route, gang masqués de poêles à frire, rassemblements d’arbres incompréhensibles, animaux en goguette, mais aussi objets comme « installés » et cadrés par un œil esthétique ; enfin moult dédoublements, puisque lorsqu’elle photographie des sujets qui se déplacent, la caméra de Google Street View transforme l’espace en temps. Les images sont souvent si étonnantes qu’on soupçonne Rafman de les avoir créées lui-même. Mais contrairement à ce que les modernités nous ont appris, la machine produit ici un « kino » sans « pravda » : ni chair ni poisson, on ne sait quel statut accorder à ces images « de l’autre monde » comme disaient nos grands-parents. Et les plus jeunes générations savent que la question du vrai ou du faux concernant 4chan (une des communautés qui inspire Rafman) est strictement impertinente.
Dans une autre installation, présentée à la Sucrière, un cabinet vitré et légèrement autiste, intitulé Glass Troll Cave, on peut voir le film Erysichthon (2015), sorte de cauchemar internautique qui n’est pas sans rappeler les visions remontées des enfers youtubesques par Ryan Trecartin. Dans ce déluge d’image rythmé par l’apparition d’un énorme œil synthétique, reviennent à intervalles réguliers des personnages qui regardent des écrans (tablettes, téléphones) dans lesquels ils aperçoivent des objets du quotidien (un robinet par exemple) qui évoquent des visages. A un autre moment, une gorge synthétique (plus proche du fleshlight par son aspect que d’une bouche humaine) chante, actionnée par des pistons. Des choses dont on ignore si elles sont organiques ou minérales s’engloutissent. On ne sait plus ce qu’on voit et, dans une certaine mesure, il n’y a plus rien à voir puisque le monde a disparu, ou a été recouvert par des signes délirants. Il n’y a plus que la vision elle-même, mais vidée de tout contenu : puissance sans effet. Si l’on ne peut pas visionner Erysichthon en ligne, Still Life (Betamale) donne une idée de l’esthétique de Rafman.
Still Life (Betamale), Jon Rafman + Oneohtrix Point Never, 2013 from jonrafman.
Le fétiche du « furry » joue ici comme métaphore générale de l’Internet. Fragmentation de la représentation de soi, saynètes, cadres clos comme des boîtes et pièges de servitude volontaire pour ceux qui se filment, masturbation sans orgasme. Une troll cave, en argot no life, c’est une chambre de gamer en bordel, si possible puante et sale, aux volets clos, avec croûtes de pizza et chaussettes moisies. « Les troll caves possèdent une certaine dépravation subtile que je trouve très poignante, expliquait naguère Rafman dans un entretien pour Artforum. Ce sont des lieux tout à la fois abjects et sublimes, révélant le résidu matériel d’une vie totalement dévouée à l’existence virtuelle, et qui exhibe l’impossibilité d’échapper pourtant à la réalité physique. »
Mais que voit-on dans la caverne (assurément platonicienne) du troll ? Des ombres. Ou plutôt un monde en rondelles, enrégimenté, tagué, faussement stabilisé, qui ne laisse aucune part (ou bien toute latitude, ce qui revient au même) à l’interprétation. Non seulement on ne sait pas ce qu’on voit mais en plus, on s’en fout. C’est peut-être ce fétichisme du regard nouveau, fixation qui préfère le tableau au montage, le morceau à l’ensemble, la parataxe à la syntaxe, qui inspire d’autres œuvres visibles à cette Biennale. Ainsi de la série Shoplifter de Mohamed Bourouissa, clichés pris sur le fait de voleurs à la tire par un épicier de Brooklyn, et qui, sorties de leur contexte, se rechargent en violence ou plutôt en prennent une autre : celle de la discontinuité dans la ressemblance, de la brisure dans l’identité. On n’est plus du côté de la vie et du mouvement de la caméra mais de celui de la mort et du photogramme perdu, sans contexte, illisible : qui sont ces gens, pourquoi, comment ? On ne verra que leur réduction à un archétype socio-ethno-économique.
Plus avant encore dans l’émiettement et l’impossibilité d’informer ce qu’on voit, il y a peut-être dans la malicieuse installation de Julien Prévieux, Petite anthologie de la triche (2015), quelque chose de la caverne an-esthésique du troll. Revenant à la tradition du diorama, cet ancêtre foireux du cinéma, Prévieux a installé sur des gradins des objets supposément destinés à tricher dans le domaine sportif (ainsi le vélo motorisé). Tandis qu’une poursuite de théâtre illumine successivement chacun de ces items immobiles, une voix de speaker démodé anime la scène en faisant le récit imaginaire de leurs fonctionnalités. Comme quoi, quand la forme d’un objet, fétichisée, empaillée, n’offre plus l’accueil nécessaire à son interprétation, il ne reste plus qu’à se laisser duper et croire à nouveau aux grands récits venus d’en haut. Une rampe de hauts-parleurs unidirectionnels suspendus au dessus des visiteurs, en l’occurrence.
« Rendez–Vous »/Biennale de Lyon 2015, IAC, Villeurbanne, jusqu’au 8 novembre
13e Biennale de Lyon « La vie moderne », jusqu’au 3 janvier 2016.
[1] On laisse volontairement de côté la vidéo 3D de Cyprien Gaillard, Nightlife, qui a été abondamment commentée depuis sa présentation à Berlin au printemps, et un peu ici-même.