Le Café en revue Dans la jungle des sorties
Entretien

Dans la jungle des sorties

par Emmanuel Burdeau

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Cet article fait partie d’un cycle

Créée en 1989 par Louis Malle et Fabienne Vonier, Pyramide est une société de distribution indépendante aujourd’hui dirigée par Eric Lagesse. Empruntant la pyramide de son logo à un plan de Youssef Chahine, elle sort chaque année une douzaine de films français et étrangers, parmi lesquels ceux d’Emmanuel Mouret, Fatih Akin, Aki Kaurismäki, ou encore Nuri Bilge Ceylan. Roxane Arnold est directrice de la distribution chez Pyramide depuis 2007. À l’occasion de la sortie de Cemetery of Splendour, nous revenons sur le travail de Pyramide aux côtés d’Apichatpong Weerasethakul.


Emmanuel Burdeau : Comment la société Pyramide a-t-elle commencé à distribuer les films d’Apichatpong Weerasethakul ?

Roxane Arnold : Cemetery of Splendour est le deuxième film d’Apichatpong Weerasethakul distribué par Pyramide, après Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures). Ses films précédents avaient été sortis par des distributeurs chaque fois différents et avaient globalement fait très peu d’entrées. Oncle Boonmee était en compétition officielle à Cannes, en 2010. Le vendeur avait organisé une projection à Paris en amont du festival pour les distributeurs français. Tout le monde avait trouvé le film « beau mais difficile » et personne n’avait fait d’offre. Après sa projection cannoise le deuxième vendredi à 22h, le film n’avait toujours pas de distributeur français. Le dimanche matin, Eric Lagesse et moi-même entendons les rumeurs autour des équipes rappelées pour la remise du palmarès. Nous sommes d’excellente humeur puisque nous savons que deux « films Pyramide » y seront. Dans ce moment de félicité, nous entendons également qu’Apichatpong Weerasethakul a été appelé… et décidons soudain d’acheter le film. L’accord se fait dans l’après-midi. A 19h30, le film remporte la Palme d’or. C’est la première de l’histoire de Pyramide, pourtant riche en prix prestigieux. Tout va ensuite très vite. Le travail avec Apichatpong Weerasethakul est joyeux et agréable. Et le film, sorti en septembre, s’avère un succès. De fait, c’est de très loin le meilleur résultat en salles obtenu par un film d’Apichatpong Weerasethakul. Il nous semble dès lors évident que nous sortirons tous ses films, Palme ou pas, et pré-achetons sur scénario Cemetery of Splendour.

Quels sont les chiffres, exactement  ? Y a-t-il un facteur Palme d’Or ? Comment travaille-t-on, concrètement, un tel film ?

R.A. : Oncle Boonmee a réalisé 130 000 entrées. C’est certes peu pour une Palme d’or, mais énorme pour un film d’Apichatpong Weerasethakul et pour un film thaïlandais. L’effet de la Palme d’or est énorme et incontestable. Il n’y aurait jamais eu une telle médiatisation sans cela, y compris de la part des détracteurs du film (Le Figaro en tête). Je pense que la Palme est le seul et unique prix des festivals internationaux à avoir un véritable impact sur les entrées des films étrangers dans les salles françaises (le Lion d’or de Venise ou le prix de la mise en scène à Cannes, par exemple, ne me semblent pas avoir d’effets directs sur le public). Concrètement, on travaille comme sur tous les films : l’attachée de presse essaie d’obtenir les meilleures places possibles dans les médias, les programmateurs essaient d’avoir les meilleures salles et les meilleures séances, le service marketing travaille à la meilleure affiche et la meilleure campagne d’achat. Nous faisons tout cela avec simplement plus de cœur et d’atouts en ne cessant de mettre en avant l’argument de cette fameuse Palme.

Les affiches réalisées pour la France, la vente internationale et les Etats-Unis d'Oncle Boonmee.

Les affiches réalisées respectivement pour la France, la vente internationale et les États-Unis d’Oncle Boonmee.

Qu’est-ce qui a changé entre la distribution d’Oncle Boonmee et celle de Cemetery of Splendour ? De quelle manière la sélection du film à Un Certain Regard, et non en Compétition, comme il eût été logique, a-t-elle pesé ?

R.A. : Avec Oncle Boonmee, Apichatpong Weerasethakul est officiellement devenu un auteur culte, très suivi par une certaine presse et un certain type de salles. Par conséquent, cela a beaucoup facilité le travail autour de Cemetery of Splendour. Il y avait de l’envie chez les professionnels. Et celle-ci n’a pas été altérée par le fait que le film était à Un Certain Regard plutôt qu’en Compétition. Tous les connaisseurs ont souhaité voir et défendre le film, et ont même pris plaisir à souligner le scandale de la programmation cannoise. On peut en revanche se poser la question concernant le public. Une présence en compétition, et a fortiori un prix, aurait sans nul doute aidé le film à gagner en notoriété. Mais comme je l’ai dit, à part la Palme, aucun prix ne révolutionne vraiment la vie d’un film…

Comment travaille-t-on un film — Cemetery of Splendour, en l’occurrence — pendant Cannes ? De quelle manière y prépare-t-on déjà la sortie ?

R.A. : À Cannes, le seul véritable but est de créer un bon buzz autour du film – ce qui reste quelque chose d’insaisissable. Il faut donc avant tout que les gens importants, pour la vie du film et pour créer ce buzz, assistent aux séances, parmi les dizaines qui leur sont proposées chaque jour. La tâche est assez facile avec un film attendu comme Cemetery of Splendour. Le vrai travail à Cannes portait plutôt sur les entretiens presse, puisque nous savions qu’Apichatpong Weerasethakul ne reviendrait pas en France d’ici la sortie. Il fallait donc que les journalistes-clefs voient le film pendant Cannes et puissent rencontrer le cinéaste – ce qui implique pour nous de gérer un planning très compliqué.

Comment expliquez-vous, avec le recul, l’absence de Cemetery of Splendour en compétition ? 

R.A. : Je ne suis pas sûre que Thierry Frémaux, le programmateur du festival, soit un grand fan de l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul, et ce depuis le début. De ce point de vue, il n’est pas impossible que la Palme d’Oncle Boonmee n’ait eu un effet négatif, le film n’étant peut-être pas jugé assez fort par les organisateurs pour rayonner à travers le monde comme image de marque du festival. Les organisateurs n’ont donc pas voulu prendre un nouveau risque – d’autant que celui-ci était réel, Cemetery of Splendour étant de l’avis de nombreux journalistes infiniment supérieur à plusieurs films en compétition.

 Dans ce métier, on ne fait que reproduire des choses qui ont déjà marché, avec raison et superstition à la fois.

Question que l’on se pose toujours : comment s’arrête le choix d’une date, a fortiori pour un film cannois ? Selon quels critères, calculs, paris ?

R.A. : Nous avions décidé de sortir Oncle Boonmee le 1er septembre. Pour un film acheté en mai, le délai était bref, mais nous voulions surfer le plus vite possible sur la Palme d’or, et sortir notamment avant Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois, qui avait eu le Grand Prix. La première semaine de septembre a mauvaise réputation et est peu recherchée par les distributeurs car la fréquentation globale dans les cinémas est généralement très basse, notamment en raison de la rentrée des classes. Par conséquent aussi, la concurrence est plus faible. Cela permet donc d’avoir plus facilement accès aux salles et aux médias, ce qui nous convenait parfaitement pour Apichatpong Weerasethakul, qui n’était la priorité de personne, mais devenait incontournable du fait de ce vide relatif au niveau des sorties. Oncle Boonmee ayant bien marché, nous avons décidé de reprendre la même date pour Cemetery of Splendour, malgré l’absence de Palme. Le film était malgré tout encore entouré d’un buzz cannois, et nous pouvions compter sur le même phénomène de faible concurrence. Dans ce métier, on ne fait que reproduire des choses qui ont déjà marché, avec raison et superstition à la fois.

Comment s’est passée la sortie de Cemetery of Splendour, dans le rapport aux salles ? Y a-t-il eu des surprises, des déceptions ?

R.A. : Tout s’est bien passé avec les exploitants. Nous sommes sortis dans 69 salles le 2 septembre, ce qui est beaucoup, presque plus que ce que nous avions initialement envisagé. Cela témoignait d’une véritable attente autour du réalisateur dans le milieu Art et essai, ainsi que du bon choix de la date. A noter que le film s’inscrivait dans une suite de sorties faste pour Pyramide, avec consécutivement plusieurs films de qualité très attendus par les exploitants : La Belle Saison de Catherine Corsini, Cemetery of Splendour donc, Much Loved de Nabil Ayouch et Fatima de Philippe Faucon. Cela permettait notamment de faire des partages judicieux dans les villes (ou quartiers parisiens) où plusieurs salles sont en concurrence. La déception peut venir de l’après-sortie : les résultats furent plutôt bons à Paris, mais plus difficiles en province, et les exploitants ont donc assez vite cessé de programmer le film sans faire d’effort particulier… Telle est malheureusement la loi aujourd’hui : la réalité des chiffres est toujours plus forte que l’amour des œuvres et des auteurs… Le film dépassera néanmoins les 40 000 entrées, ce qui reste largement supérieur à tous les films d’Apichatpong Weerasethakul avant Oncle Boonmee.