Le Café en revue De David Lynch à Louis CK
Entretien

De David Lynch à Louis CK

par Emmanuel Burdeau

Louie (Louis CK).

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Le Magazine Littéraire consacre le dossier de son numéro de mai (567) aux séries cultes des écrivains. Parmi eux — ils sont une douzaine —, Pierre Alferi a choisi d’évoquer Twin Peaks. Les propos de l’écrivain, dont paraît un superbe recueil d’essais intitulé Brefs (POL), sont extraits d’une conversation par e-mail, au long cours, avec Emmanuel Burdeau. Nous en proposons aujourd’hui la publication intégrale, en remerciant Le Magazine Littéraire et son rédacteur en chef, Hervé Aubron, de leur autorisation. Partant de David Lynch, l’échange traverse un large spectre, s’arrêtant notamment sur l’art né dans les années 1980, pour arriver à Louis CK et à sa nouvelle série, Horace & Pete.

Il nous a semblé qu’une revue en ligne, bien — ou justement parce — qu’attachée à une salle de cinéma, ne pouvait pas ne pas parler des séries télé, lesquelles renouvellent à la fois la manière de raconter des histoires et celle de les diffuser, de les faire circuler…  Le Café entame donc ici une série de publications sérielles. Suivront — en anglais et en français — une discussion avec Vicki Farrell, costumière de Kelly Reichardt mais aussi de Louis CK, et un entretien avec Noah Hawley, créateur d’une des meilleurs séries actuelles, sinon la meilleure, Fargo.


Emmanuel Burdeau : Tu t’apprêtes à revoir Twin Peaks. Pourquoi maintenant ? Quelle attente ou appréhension ?

Pierre Alferi : J’ai beaucoup regardé les séries d’ampleur cinématographique de ces dernières années. Or Twin Peaks avait été la première – longtemps la seule – de cette tenue, au moins pour ma génération, qui n’a pas vu débarquer dans le salon The Twilight Zone ou Alfred Hitchcock présente.

Par ailleurs, l’œuvre de Lynch, que j’ai suivie avec enthousiasme depuis ses débuts, paraît avoir bouclé sa boucle avec l’impossible Inland Empire. J’ai bien peur que les inepties mystiques et le dilettantisme multimédia n’aient eu raison de son génie. L’annonce d’une nouvelle saison me fait d’ailleurs craindre le pire.

Et puis, tout simplement, en vingt-cinq ans l’oubli a fait son œuvre. Je me souviens de ma surprise et de mon plaisir plus que des scènes elles-mêmes.

Je me demande donc si j’aimerai autant la série maintenant que je connais ses suites.

À quelles séries d’ampleur cinématographique penses-tu ? En quoi te semblent-elles être héritières de Twin Peaks ?

P.A. : Je pense d’abord aux Soprano et à Breaking Bad, mais aussi à Mildred Pierce de Todd Haynes, The Knick de Soderbergh, FargoPeaky BlindersPenny Dreadful, et aussi aux (mauvais, je trouve) Mad Men, Boardwalk EmpireHouse of Cards, Vinyl, etc. 

Tout ce qui est « cinématographique » n’est pas bon pour autant, loin de là. Et inversement, il y a d’excellents feuilletons qui restent dans un format relativement modeste (The Americans, Eastbound and Down, Silicon Valley), notamment du côté comique.

Je ne dirais pas, pour autant, que ces feuilletons ambitieux sont héritiers de Twin Peaks. En termes de production, sans doute (chaque épisode coûtait un million). Mais aucun ne lui ressemble, même de loin. Même Bates Motel ou Wayward Pines, qui s’en réclament, n’ont pas grand-chose à voir avec l’étrangeté du modèle.

Dans les séries, c’est L’idée d’un accompagnement de la vie réelle, d’un commentaire perpétuel, m’est chère.

Tu parles plus volontiers de « feuilleton » que de « série ». Pourquoi ?

P.A. : Ah oui, c’est vrai que je préfère les séries qui s’enchaînent, avec un cliffhanger, à celles qui racontent une histoire complète à chaque épisode. Elle sont plus proches, en effet, du feuilleton littéraire du XIXe siècle, dont j’aime le côté digressif et indéfini, voire rocambolesque (et que j’ai un peu pratiqué). C’est l’idée d’un accompagnement de la vie réelle, d’un commentaire perpétuel, qui m’est chère. Pour cette compagnie bon enfant je regardais même des soap à peine améliorés comme Dallas avant la petite révolution de Twin Peaks. Je crois, d’ailleurs, que Peyton Place est sa référence principaleOr je l’ai beaucoup aimé enfant. Il convenait mieux à ma grand-mère par sa morale, mais je suis tombé amoureux de Dorothy Malone, qui joue une femme mûre (et pas du tout de la nunuche Mia Farrow).

En 2012 tu as publié un « roman-feuilleton », Kiwi, dont les chapitres avaient d’abord été publiés en ligne. Quels étaient tes « modèles » télévisuels et / ou littéraires ?

P.A. : Je n’avais pas de modèle conscient. À vrai dire, je n’ai jamais lu les feuilletonistes – ni Eugène Sue, ni Ponçon du Terrail, ni Alexandre Dumas. Je me suis contenté de transformer en feuilleton un récit qui avait tendance à déborder, à partir dans plusieurs directions. Mais j’ai toujours aimé les auteurs digressifs – et pas forcément de feuilletons : De Quincey, Sterne, Cingria, Cervantès, Diderot, Flann O’Brian. Et, d’autre part, les séries télévisées, donc. Autrement dit, j’ai dû subir des influences indirectes et croisées.

Crois-tu vraiment que Twin Peaks appartienne au genre  de la série cinématographique ? N’y a-t-il justement — tu le suggérais à l’instant — une dose de soap ?

P.A. : Twin Peaks démarque les soaps, c’est évident. Mais sa grande force, à mon avis, c’est d’avoir poussé plus loin la polyfocalité des meilleures séries. Par exemple Hill Street Blues – l’ancêtre de NYPD Blue –, sur lequel Mark Frost avait travaillé avec Steven Bochco, suivait plusieurs personnages également principaux, sur le modèle de While The City Sleeps de Lang (comme Louis Skorecki aimait à le rappeler). Mais cette focale multiple, Twin Peaks l’étend au genre lui même : dramatique et aussi sentimental qu’un soap, chaque épisode est en même temps, parfois dans la même scène, comique, horrifique et grotesque. Je me souviens de mon émotion lors d’un moment grave du premier épisode, et qui le reste quand il se trouve parasité par la gaucherie impayable de la standardiste du commissariat et de son prétendant. Je me suis dit : je n’ai jamais vu ça. Quel culot, quelle liberté. Ça m’a vraiment impressionné, comme un horizon qui s’ouvre.

Donc, oui : avoir peur et rire en même temps, trouver un personnage à la fois séduisant et idiot, comme sont plusieurs de ces adolescents (Bobby, James…), ou pitoyable et terrifiant (comme Leland). C’est équivoque, ou plus exactement polyfocal (terme que j’emprunte à l’historien d’art Werner Hofmann) sur tous les plans, même et peut-être surtout celui des affects.

Quel souvenir gardes-tu de Fire Walk With Me, mal reçu à l’époque avant d’être reconnu — à juste titre, non ? — comme un des meilleurs films de Lynch ?

P.A. : Je remonte un peu avant, à la fin du feuilleton. Lynch a commis plusieurs erreurs, dont deux au moins furent fatales. Sous la pression de Frost, des producteurs et du « public », il a vendu la mèche à la fin de la première saison, alors qu’il avait bien l’intention de garder le secret jusqu’au bout. Puis il a sous-traité la mise en scène (à n’importe qui, vraiment), qui est devenue insipide. Enfin, moins grave mais je ne le lui pardonne pas, il a (harcelé paraît-il par une autre actrice bien plus oubliable de la série, qui était jalouse) substitué dans le cœur de Dale Cooper la jolie mais ennuyeuse Heather Graham à la géniale Sherilyn Fenn. La deuxième saison, du coup, est de plus en plus filandreuse et terne. Tout cela allait dans le sens de l’édulcoration.

Eh bien, cette préquelle très sombre dont tu parles, et qui fut en effet huée à sa sortie, moi je l’ai vue comme une protestation superbe de Lynch contre l’affadissement de la série. Mon seul regret est le casting, l’absence d’Audrey, justement, et la discrétion de Kyle McLachlan (en plus, je ne suis pas fan de Sheryl Lee). Mais je suis d’accord avec toi – je l’ai revu l’année dernière : c’est un bon Lynch – peut-être un peu trop décousu, mais bon.

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Twin Peaks : Fire walk with me (David Lynch, 1992).

Tu dis redouter la nouvelle saison de Twin Peaks. N’y a-t-il pas lieu au contraire de se réjouir de voir Lynch, lassé du cinéma — on peut le supposer —, revenir à la télévision ?

P.A. : Que Lynch ait envie de tourner, voilà certes, a priori, une bonne nouvelle. Mais en a-t-il une telle envie ? Il a beaucoup hésité, en tout cas. Une séquelle si tardive, c’est un peu comme la reformation d’un groupe de rock vingt ans après son split : ça sent le fric, et ça donne souvent le triste spectacle de gens gravement brouillés qui décident de se tolérer le temps de relever les compteurs. Voilà ce que je crains : un coup publicitaire sans nécessité artistique. Je ne connais, personnellement, aucun exemple de résurrection réussie, et dans aucun domaine ! Mais tu as peut-être des exemples à m’opposer, et je souhaite me tromper, bien sûr.

Dans ton texte sur Mulholland Drive — « Un playback de David Lynch », publié en 2001 sur la première version du site des Cahiers du cinéma puis repris dans en 2004 Des enfants et des monstres —, tu parlais de Lynch comme d’un des rares artistes majeurs apparus dans les années 1980. Qu’entendais-tu par là ?

P.A. : Oui, j’ai dit ça d’instinct. Maintenant, si on y réflėchit, qui d’autre ? Basquiat en peinture. Grand Master Flash et Public Enemy (l’invention du sampling). Goude et Mondino. Quelques chorégraphes. Ça fait quand même peu.

Parce que globalement ç’a été une décennie sinistrée, un retour de bâton terrible après les années soixante-dix. En politique : répression et triomphe du néo-conservatisme (Reagan, Thatcher) ou du néo-libéralisme (le second Mitterrand). Dans les arts plastiques : révisionnisme de la « transavantgarde » et du « post-modernisme ». En littérature : régression vers le roman linéaire (Sollers, Quignard), ligne claire et monde creux du roman façon Minuit (Toussaint), débuts de l’infâme autofiction (Doubrovski). En philosophie : misère réactionnaire des « nouveaux philosophes ». En musique : disco, new wave et abrutissement par la dance. Dans le cinéma, épanouissement du Nouvel Hollywood (Spielberg, Scorsese, Lucas, Coppola, De Palma), dont je n’ai jamais réussi à aimer la lourdeur tape-à-l’œil. Enfin, dans le look et l’ambiance générale, ce mélange malsain de cynisme et d’imbécillité que le dernier Warhol incarnait trop bien. Bref, les années cinquante, en pire. Pour les gens de mon âge (dans la vingtaine), sachant ce qui avait précédé, c’était à hurler.

(Un peu plus tard j’ai dėcouvert qu’il y avait eu des merveilles dans le cinéma de genre – John Carpenter, John Hughes, Joe Dante, les premiers Sam Raimi, les premiers Abel Ferrara.)

Mais Lynch est arrivé avec un amour à la fois naïf et savant pour certains stéréotypes brillants de la culture populaire, où il réinjectait de la pulsion, au risque d’inverser les signes et de faire disjoncter la rampe. Pendant que Cronenberg insufflait le même genre de pathos explosif dans la biotechnologie (tiens, en voilà un deuxième, d’artiste considérable apparu dans les années quatre-vingts. Je l’avais oublié parce qu’il m’a tant déçu depuis, et aussi parce que je le vois pris dans un courant – les cyberpunks héritiers de Philip K. Dick, Bruce Sterling, Gary Panter… – alors que Lynch reste un cas complètement à part), Lynch, donc, après avoir passé le plus clair des années soixante-dix dans le noir, à tourner et monter Eraserhead, arrive avec une nouvelle justification du cinéma hollywoodien, une holliwoodicée, qui est tout à fait personnelle et idiomatique, puisqu’elle tient à l’étrangeté de ses fantasmes à ses propres yeux. 

Lynch est arrivé avec un amour à la fois naïf et savant pour certains stéréotypes brillants de la culture populaire, où il réinjectait de la pulsion.

Avec Blue Velvet notamment, il fait dans les années quatre-vingts ce que Kenneth Anger (un de ses maîtres plus que probable, et qui aimait la même chanson) avait fait dans les années cinquante en rejustifiant la religion du cinéma – comme culte satanique ! Pour Lynch, il ne s’agit pas de satanisme, plutôt d’une position psychotique, en tout cas schizoïde, qui donne aux images glacées de l’entertainment (aux chromos américains) une nécessité qu’elles avaient complètement perdue, même quand le Pop Art prétendait les ennoblir. Quelle nécessité, au juste ? C’est ce que j’essayais de choper dans le texte sur Mulholland Drive, sans y parvenir vraiment. 

Je le retente en revenant à Twin Peaks. Comme Blue Velvet, son sujet, c’est clairement la duplicité de la vie, n’est-ce pas ? La normalité petite-bourgeoise provinciale est si plate qu’on doit supposer qu’elle cache quelque chose. Chaque notable, donc, doit avoir une vie secrète pour assouvir toutes les pulsions que sa morale réprouve. Seulement voilà, contrairement à ce que nous croyons et connaissons tous, ici le refoulé ne revient pas sous forme de tentation, il ne produit pas des conflits névrotiques et de la culpabilité. Il revient dans le réel, sous les espèces de l’hallucination. 

Là est le cinéma, pour Lynch : son rôle est de capter une scission dans le réel. Ses scénarios doivent donc être scindés, pleins de non sequitur. Ses films ne sont pas seulement sans intérêt psychologique, ils sont anti-psychologiques. Son cinéma, heureux de ses limites, ne s’engage pas le moins du monde dans la psychologie, il est une fantasmagorie. Il s’y résume et même s’y résorbe résolument. Il est buté, visionnaire comme un enfant psychotique. La face cachée, dans la double vie, ne vient pas à la conscience qui l’intègre progressivement à la psyché et, ce faisant, la rend familière, donc la surmonte. Elle se montre directement, et dans sa révélation réelle reste à jamais énigmatique, « étrange », comme le répètent les protagonistes. 

Ce qu’on voit, de ce fait, est plus fort, plus inquiétant que toutes les projections. Je crois que l’impression de nouveauté radicale que j’ai eue comme beaucoup d’autres devant les films de Lynch tient à cette simplicité folle, qui semble nous faire sortir de la culture, ou du moins, à l’époque, de la culture désespérante des années quatre-vingts.

Pardon de m’être laissé entraîner. J’ai profité de l’occasion que tu me donnais de repenser à l’impact de ces films.

As-tu commencé à revoir la série ? 

P.A. : J’attends de mettre la main sur le pilote européen, qui était long, dense, très frappant.

Fais-tu une différence réelle entre l’expérience d’un film et celle d’une série ?

P.A. : Évidemment, depuis que je ne vais plus en salle – ou presque –, la différence entre films et séries s’estompe un peu. Mais tout de même : l’accompagnement sur plusieurs mois, semaines ou jours suppose une affinité, ou une tolérance, plus grande. Par exemple, j’ai beaucoup aimé Evil Dead (le 1, le 2 et même le 3), et j’aime aujourd’hui sa résurrection en feuilleton, mais j’ai un peu de mal à retrouver tous les jours la tronçonneuse et les démons à décapiter… (J’ai un ami qui regarde un épisode pendant chaque diner ; je n’ai pas l’appétit si solide.) Inversement, je ne sais pas si je me dėplacerais pour voir un film de Jody Hill ou de David Gordon Green, alors que j’ai adoré suivre Eastbound and Down.

Aller voir un film – ce que je fais de moins en moins parce que je suis déçu neuf fois sur dix –, c’est un peu comme un safari : gros gibier, long voyage, prise peu probable. Regarder un feuilleton, c’est plutôt comme d’acheter un animal domestique : la relation évolue, bien ou mal, et n’a pas besoin d’être très intense pour être agréable.

PS. Maintenant que tu m’y fais repenser, je me rends compte que voir Twin Peaks, ce fut pour moi comme vivre avec des voisins fous, dont certains seraient très intimes. Une expérience qui me parlait déjà – et que j’ai bien souvent refaite !

Tu as pu revoir le pilote ?

P.A. : Oui, ça y est, et je regarde un épisode un jour sur deux ou trois. Je suis con : ce pilote de 90 min pour lequel j’ai acheté le coffret dvd se trouvait sur Netflix. Il est remarquable. Presque tous les éléments y sont déjà – mais pas la chambre rouge. La scène tragicomique dont je te parlais, qui m’avait tant impressionné, est en fait très proche du début et concerne la découverte du crime.

Justement, par rapport à mon souvenir, où les histoires secondaires se succédaient, je suis surpris de voir qu’elles étaient simultanées, et démarrent toutes quasiment dès le premier épisode. C’est drôle comme la mémoire a étalé, séparé des intrigues en fait nouées entre elles – même quand il s’agit de péripéties absurdes, de détours sans suite, de fausses pistes.

J’ai de nouveau adoré l’épisode « zen » des jets de pierre, qui ressemble à une caricature de la « méthode » heuristique de Lynch : rêve + hasard heureux. L’agent Cooper lui ressemble vraiment beaucoup, avec sa bonne humeur et sa normalité presque inquiétantes, son émerveillement devant le café américain (beurk !) et la tarte aux cerises.

La pièce rouge ne m’a pas déçu non plus. Les voix sont bluffantes – je ne vois pas (n’entends pas) comment elles auraient pu être enregistrées à l’envers.

À l’époque, je n’avais pas non plus remarqué qu’on retrouvait le chef de bande et le tourtereau de West Side Story (Benjamin Horne et le docteur Jacobi).

Et j’avais oublié que le modèle grotesque de la série (Invitation To Love) apparaissait régulièrement à la télé, avec les rappels des poncifs qu’elle rejoue, comme le coup – énorme – de la cousine jumelle.

Bref, des détails. Je n’en suis qu’à l’épisode quatre.

Twin Peaks (David Lynch et Mark Frost) / Blue Velvet (David Lynch, 1984).

Twin Peaks (David Lynch et Mark Frost, 1990-91) / Blue Velvet (David Lynch, 1984).

As-tu jeté un œil à Baskets et persévéré dans Horace & Pete

P.A. : Alors oui, sur ton conseil, je suis revenu à Horace & Pete et j’ai essayé Baskets.

Baskets, je n’abandonne pas encore. Seulement j’ai du mal quand les comiques – comedians – sont à ce point tragiques et pitoyables. Je parle de Zach Galifianakis, bien sûr, virtuose du malaise, mais aussi de sa copine assureuse et de sa mère ogresse. Ils sont formidablement désolants, et assez neufs, comme types de personnage. Mais la consternation, chez moi du moins, l’emporte sur le rire. Je rencontre la même limite qu’avec Ricky Gervais dans Derek et avec le couple deThe Last Man On Earth. Ces trois séries sont excellentes, audacieuses et peut-être même salubres (Derek surtout). Hélas, elles me donnent envie de pleurer. Ou bien de serrer leurs héros dans mes bras – et de pleurer quand même.

Horace & Pete, tu avais raison, c’est diablement intéressant. Réinvention du rythme et de la scénographie à chaque épisode. Impression de vérité forte, effets de réel, improvisation, mais dans un cadre irréaliste, ostensiblement théâtral et démonstratif (dans les très drôles discussions de comptoir) : brechtien. Acteurs en roue libre, tour à tour pénibles et géniaux. Il y aurait beaucoup à dire – je n’ai pas encore tout vu – sur Buscemi et sur Jessica Lange, comme personnages d’acteurs mettant en scène leur propre évolution physique, psychologique et artistique.

Mais, parmi toutes ces fortes têtes, je suis frappé d’abord par celle de Louis CK lui-même. Dans ce rôle plus fictif que celui de Louie, il s’expose à la sévérité d’un regard critique sur son jeu d’acteur. Or, ce jeu, comparé à celui du stand-up qu’il a dans la peau, me paraît souvent… pas très bon, forcé, répétitif, surtout frotté à celui de ses comparses. Ça confirme ce que je me suis dit en le voyant dans des seconds rôles au cinéma : c’est un comique, un scénariste, un metteur en scène excellents (déjà pas mal) ; ce n’est pas un acteur.

Reste l’essentiel, pour Horace & Pete : l’inventivité dans l’écriture, la liberté dans la forme, l’économie spartiate de la production, l’autonomie absolue dans la diffusion. Des pistes passionnantes, voire exaltantes, pour l’avenir des vieilles « séries télé ». 

De Lynch à Louis CK — le second ayant employé le premier, à la fin de la troisième saison de Louie —, vois-tu quelque chose, un rapport, une continuité ?

P.A. : A priori, rien ne les rapproche, sinon – mais c’est vague – le goût pour la fantaisie dans les scénarios. J’imagine que c’est d’abord cela que Louis CK admire chez David Lynch, ce pour quoi il lui rend hommage.

Il y a un peu plus profond, je crois. Dans un genre très différent, David Lynch, avec sa voix de canard, sa densité rustique, son sérieux de pape dans ses lubies, sa bizarrerie de plouc arty, est aussi, comme Louis CK, un personnage comique génial. Il joue de cette personnalité-masque, sa persona si insolite, déjà lors de son incursion dans Twin Peaks comme supérieur hiérarchique de son avatar plus jeune l’agent Cooper – et il m’a fait mourir de rire. Dans Louie, son numéro de coach pour présentateur du Late Show, assez proche dans sa surdité, son quasi-autisme, est tout aussi hilarant. Louis CK détecte bien le comique potentiel chez des acteurs ou non-acteurs dont ce n’est pas l’emploi habituel, mais il trouve peut-être en David Lynch un cas limite, modèle en ce sens, parce que son excentricité a l’air de frôler une folie que lui, Louis CK, convoque mais conjure davantage en lui-même, en Louie.

David Foster Wallace, dans son excellent reportage sur le tournage de Lost Highway, a décrit la bizarrerie et la drôlerie substantielle de David Lynch beaucoup mieux que je ne saurais le faire, puisqu’il l’a côtoyé. Donc c’est peut-être le mystère de cet être comique, avant tout jeu conscient, qui rapproche Louis CK de David Lynch et les attire l’un vers l’autre ? Je ne sais pas. Mais je ne vois pas, en revanche, de point commun entre leurs façons de faire.

Louie.

Louie.