Déconstruire les légendes du spécisme : John Huston (part.1)
– par Camille BrunelAfrican Queen (John Huston, 1951).
Voir les 3 photos
Cet article fait partie d’un cycle
African Queen, de John Huston (1951) – 105′
Les Racines du Ciel, de John Huston (1958) – 121′
Les Désaxés, de John Huston (1961) – 124′
Lorsqu’on s’intéresse à John Huston, une expression revient systématiquement au fil des recherches, sorte d’épithète homérique moderne : big game hunter. Huston, il semble presque embarrassant de l’ignorer, était un big game hunter – un chasseur de gros gibier. Cela ressemble à la réalité mais aussi beaucoup à la légende. Lorsqu’en 1995, Clint Eastwood incarne Huston sur le tournage d’African Queen dans Chasseur blanc, cœur noir, inspiré d’un roman de Peter Viertel, il joue exactement cela : un chasseur – légendaire – de gros gibier, au cœur noir parce que la légende veut qu’African Queen ait été tourné au Congo Belge pour permettre au réalisateur de tuer un éléphant. Un mâle. Avec d’immenses défenses.
La légende veut que Huston ait incarné une certaine image de la virilité, armée et conquérante. Mais la légende est en train de changer.
Ce que la légende veut aussi, c’est qu’Eastwood, comme Huston, aient incarné une certaine image de la virilité, armée et conquérante. Mais la légende est en train de changer. A commencer par Clint Eastwood, par exemple, « cow-boy végétarien », comme on l’apprit récemment en lisant une interview donnée à France Dimanche. Côté John Huston aussi, il y a de quoi revoir ce qui fut imprimé par le passé. En l’occurrence :
– Trois films tournés entre 45 et 55 ans par le chasseur blanc : African Queen, Les Racines du Ciel, Les Désaxés (The Misfits en v.o.).
– Deux pays et un état : Congo Belge, Tchad, Nevada.
– Un petit auteur et deux grands : C.S. Forester, Romain Gary, Arthur Miller.
– Trois couples : Katarine Hepburn & Humphrey Bogart, Juliette Gréco & Errol Flynn, Marilyn Monroe & Clark Gable.
– Une histoire récurrente, celle d’un alcoolique parvenant à conquérir une femme ;
– Et une hypothèse : John Huston n’est pas le big game hunter qu’on raconte.
Lorsqu’au moment du maccarthysme, Huston quitte les USA pour rejoindre l’Irlande, il semble assez probable que la chasse ait été l’un de ses passe-temps. On y tue le lièvre, le faisan, le lapin, la bécasse, et jusqu’à ce que cela soit interdit en 2010, le cerf. Parti au Congo Belge (actuelle RDC – le film étant censé se passer en Tanzanie), l’homme y emporte logiquement le rêve de tout chasseur : chasser plus gros.
On y croirait volontiers, mais l’un des biographes de Huston, Jeffrey Meyers, dément : « Comme dans ses films », lit-on dans John Huston, Courage and art, « la quête était plus importante que le résultat ». Comme la fille du réalisateur en d’autres pages, le biographe est catégorique : Huston ne tua jamais le moindre pachyderme. En d’autres termes, et contre toute attente, le happy-end du film d’Eastwood n’a rien d’une convention : il décrit la réalité. A partir de ce point, de deux choses l’une : soit Huston ne savait vraiment pas viser, au point de rater un éléphant (ce qui, pour un cinéaste, ne manquerait pas de piquant) – soit il le fait exprès.
Dans le livret qui accompagne le DVD d’African Queen, Joël Magny partage une anecdote confirmant plutôt la seconde hypothèse. Au cours du tournage, Huston rencontre un dignitaire africain, dont il admire un trophée d’éléphant. Le dignitaire lui raconte n’avoir tiré aucune gloire de son acte : l’animal avait tué son fils ; il n’a fait que se venger. Huston aurait été ébranlé, ses rêves de chasse virile évaporés. Sans doute n’alla-t-il pas clamer à qui voulait l’entendre qu’il n’était plus le big game hunter qu’on croyait : on ne trace pas comme ça un trait sur sa légende.
African Queen n’est que le point de départ de la réflexion de Huston à l’endroit des animaux. Son chef-d’œuvre multi-oscarisé reste ainsi spectaculairement spéciste (et raciste, la représentation des Noirs n’étant pas franchement à leur avantage), en particulier dans une scène gentiment débile où Bogart imite hippopotames et chimpanzés, feignant de s’adresser à eux histoire de dérider Katarine Hepburn (le jury des oscars semble avoir ri aussi, attribuant à Bogart la statuette du meilleur acteur pour ce rôle-là). De façon ironique, Bogart semble s’être pourtant astreint à un régime végane assez curieux sur le tournage : haricots rouges, asperges en conserve, whisky (d’après le témoignage d’Anjelica Huston).
Ce rapport clivé aux animaux est souligné par la mise en scène : le bateau du titre dérive sur un fleuve au cœur d’une jungle étonnamment déserte, et lorsque des animaux surgissent, c’est sur la rive, au loin, aperçus depuis une sorte de nacelle semblable aux voitures sur rail de Jurassic Park. Quelques crocodiles ici, un héron, une poignée d’éléphants, mais de loin, vus au travers de la frontière infranchissable de la rive. Lorsque la pluie arrive et que la nature se déchaîne, intervient certes une suite de plans représentant flamants, girafes, hippopotames, gazelles et lions (y compris une lionne en train de brouter, sic) – ce déluge d’images animalières annonçant simplement le réveil d’une sorte de puissance naturelle assez vague.
La seule rencontre inter-espèces représentée à l’image est celle des moustiques et des sangsues, ce qui paraît assez regrettable quand on sait que le tournage eut lieu au milieu d’une faune autrement plus cinégénique (Jack Cardiff, le chef opérateur, raconte que les disgracieuses éructations gutturales des hippopotames perturbaient souvent les scènes de dialogue). La caméra, cependant, s’en désintéresse, fidèle à l’esprit de missionnaire du personnage de Hepburn : « Nature is what we are put in this world to rise above », « la nature, c’est ce que nous sommes venus au monde pour dominer » – par nature, on entend ici les différentes pulsions du baroudeur joué par Bogart, qu’elle réprimande alors, tout comme l’ensemble des animaux.
Deux ans plus tard, surfant sur la mode africaine à Hollywood, John Ford tourne Mogambo au Kenya : la vision du pays, des femmes, des animaux, n’est pas beaucoup plus fine que dans African Queen ; Clark Gable y séduit Ava Gardner et Grace Kelly comme un chasseur emballe son gibier, les femmes sont bonnes à s’occuper des bébés animaux et, si les héros épargnent des gorilles lors d’une scène finale étonnante, les panthères se font tuer à tour de bras. Ford ne se posait pas de questions sur la chasse. Huston, lui, avait commencé. Cinq ans plus tard, il tournait Moby Dick – l’histoire d’un des plus grands fiascos de l’histoire cynégétique (à la fin du roman comme du film, presque tout l’équipage périt ; pas l’animal).
Jusqu’au film de Ron Howard sorti en 2015, Au Coeur de l’Océan (dont nous avons déjà parlé), la plupart des adaptations du roman de Melville ne montrent pas vraiment de cachalots. Soit l’histoire est racontée de manière détournée (dans la cuisine d’Achab, avec des sous-marins nucléaires, des dragons…), soit les cétacés sont des robots. En l’occurrence, l’adaptation de Huston, sortie en 1956, s’apparente plus à un épisode de Terminator qu’à autre chose : le cachalot, représenté par de la mécanique, correspond exactement à l’idée de l’animal-machine telle que Descartes la popularisa dans la culture occidentale, qui permit longtemps à l’homme de lui nier toute intelligence – et à Huston de filmer des familles entières se faire massacrer par des baleiniers au large de Madère. Lança-t-il cependant lui même le moindre harpon ? Rien n’est moins sûr. En 1956, Romain Gary obtient le Prix Goncourt pour Les Racines du Ciel, récit d’un activiste animaliste engagé contre les chasseurs d’éléphants. Deux ans plus tard, le réalisateur de Moby Dick se jette sur l’adaptation, écrite par Gary lui-même.
Sorti en 1958, Les Racines du Ciel est loin d’être populaire – on n’en parle quasiment jamais, et sa réédition en DVD est assez récente. On y suit Morel (Trevor Howard), ancien déporté français menant au Tchad une guérilla contre les braconniers, armé d’un côté d’une pétition au texte assez parlant (« Nous demandons l’abolition de la chasse à l’éléphant sous toutes ses formes, à commencer par la plus ignobles : la chasse au trophée, pour le plaisir. »), et de l’autre, de quelques suiveurs plus ou moins intéressés, parmi lesquels la belle Minna, jouée par Juliette Gréco. Le protagoniste n’est pas la moitié d’un antispéciste : il exige, et le scénario insiste là-dessus, que les éléphants ne soient pas sauvés en tant que symboles politiques, ni en tant que rouages précieux d’une nature englobante, mais parce que ce sont des éléphants. En cela Morel n’est pas écolo, puisqu’il cherche moins à défendre « la nature » qu’un groupe très spécifique d’individus (« Did it occur to you that he might just like elephants ? », fait remarquer Juliette Gréco à ceux qui se demandent s’il n’est pas en fait en train de défendre l’humanité).
Parmi les contre-arguments opposés à la pétition de Morel, l’un d’eux lui permet d’ailleurs d’exposer l’un de ses traits anti-écolos par excellence : alors qu’on lui explique que la domination des autres espèces par l’humaine tient à un certain ordre « naturel », ou du moins à la « nature » humaine, Morel se positionne clairement contre ces deux concepts, rétorquant de façon joliment paradoxale : « It’s a fact of nature that we could change. » (qu’on pourrait presque traduire par : « il est dans notre nature de pouvoir changer ! »). Anti-naturaliste et par là même anti-essentialiste, Morel ne s’intéresse qu’à la réalité, sans se soucier d’aucun ordre supérieur, d’aucune essence transcendante des êtres : il voit des éléphants, il veut sauver des éléphants ; et lorsque Minna lui demande s’il compte aussi protéger les oiseaux, la réponse est évidemment affirmative : « All the elephants, all the animals and all the birds ! »
Si l’on peut y voir une sorte de proto-antispéciste au cinéma, il n’en conserve pas moins les contradictions inhérentes à son réalisateur. Morel prétend en effet vouloir s’arrêter lors que « la loi arrêtera tous les meurtres d’animaux ». Rien ne vient le contredire formellement, mais il y a peu de chance pour que ni Huston, ni Gary n’aient vraiment eu en tête les bêtes d’abattoirs au moment d’écrire une réplique pareille. Quant au traitement réservé à ceux que le tournage utilisa, c’est une autre histoire (un éléphanteau attaché que sa mère vient chercher, un chimpanzé dans une cage…). Le mystère demeure : si Huston n’a tué aucun éléphant de sa vie, combien de gnous, de buffles et d’antilopes a-t-il descendus pendant ses tournages africains ? Là encore, aucune trace du moindre massacre à la Tintin au Congo. Imdb affirme qu’il partait tuer des animaux entre les prises, mais les uniques récits qui font surface ne mentionnent que les mouches qu’il tuait – et malgré lui encore : elles se noyaient dans l’alcool de sa sueur.
« Je n’ai jamais trouvé les éléphants assez gros pour que ça vaille le coup de commettre le péché d’en tuer un. » John Huston
Après l’expérience du dignitaire africain, après Moby Dick, Huston revient certes en Afrique. La légende s’emballe, exige qu’il y soit revenu pour chasser encore, mais on y croit de moins en moins. Moby Dick ressemble à un film sur l’impuissance faite chasse (difficile, pour les anglophones, de ne pas entendre l’histoire de « mopey dick », bite triste) ; et lorsque Morel, à sa première apparition, casse la figure d’un braconnier et fait voler en morceaux son fusil contre un arbre, difficile d’y voir autre chose que Huston renonçant à son éléphant. Celui-ci reconnut d’ailleurs son échec, ou son épiphanie, d’un trait d’esprit sarcastique assez révélateur : « Je n’ai jamais trouvé les éléphants assez gros pour que ça vaille le coup de commettre le péché d’en tuer un » (« I never found an elephant big enough to justify the sin of killing one »).
En attendant, le changement opéré sur le tournage d’African Queen est manifeste. Les animaux sont apparus, et ne sont plus aussi éloignés qu’en face d’Humphrey Bogart. African Queen s’ouvrait par un travelling vers la canopée, sorte de jungle désincarnée sans vraiment d’animaux ; Les Racines du Ciel s’ouvre sur un travelling tourné cette fois vers le sol : on y voit d’énormes empreintes de pas, conduisant directement aux premiers personnages du film – les éléphants. Quant à Juliette Gréco, elle apparaît la première fois associée à une envolée de flamants roses filmés grand angle, autrement plus vivifiants que les deux ou trois malheureux échassiers chopés vite fait avant la tempête d’African Queen.
Le film atteint son apogée lorsque la milice de Morel rencontre un gigantesque troupeau en même temps qu’un groupe de braconniers, et fait fuir les animaux à coups de fusils tirés vers le ciel. Alors que depuis le début sa carrière, Huston filmait les humains séparés des bêtes sauvages par de savants contre-champs, voilà que Trevor Howard s’approche lentement, accompagné d’un panoramique prudent, d’un éléphant qui le regarde – un mâle, avec d’immenses défenses : on voit qu’Howard n’en mène pas large.
Restent les plans sur les troupeaux. En 1958, les éléphants se comptent encore par millions en Afrique. Ils recouvrent les plaines comme les bisons d’Amérique au XIXe siècle – ils sont aujourd’hui 500 000, tués à raison de 30 000 individus par an. Il suffit de jeter un œil aux documentaires produits aujourd’hui : les hordes filmées en HD par la BBC sont rachitiques comparées au grouillement gris capturé par la pellicule de Huston.
L’antispécisme avant-gardiste des Racines du Ciel vient probablement de là : la question de la protection des éléphants ne se pose pas en termes écologiques, mais éthiques. Le problème n’est pas la disparition de l’espèce, phénomène dont on ne se souciera guère jusqu’aux années 70 – le problème, c’est la chasse.
(à suivre)