Dominique Gonzalez-Foerster, cinéma de chambre
– par Eric LoretDominique Gonzalez-Foerster, Lola Montez [sic] in Berlin (M.2062), film, 3'58'', 2015 © Dominique Gonzalez-Foerster © Adagp, Paris 2015
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Jusqu’au 1er février 2016, le Centre Georges-Pompidou de Paris présente Dominique Gonzalez-Foerster 1887-2058, une rétrospective des œuvres plastiques, vidéos et des mises en espace réalisés par l’artiste française, initiales DGF.
La chambre est le monde. Évidence de la chambre noire, monde renversé à travers le trou d’une aiguille. Chambres d’enfance et d’adolescence, espaces à la dimension exacte de notre corps, chaque objet dérangé en fonction de nos membres, tout à portée de main, foutoir où se cacher (décombres de jouets, placards, livres) et temple à la fois sous les icônes des stars adorées. Architecture ignorante d’elle-même sécrétée comme la carapace de l’arthropode puis abandonnée. Blanche-Neige essaie les lits de chacun des nains avant d’en trouver un à sa taille. Trop long, trop court, trop étroit. Dans le septième elle se reposa et s’endormit après avoir fait sa prière. Sophie Calle fait venir des dormeurs chez elle ou collecte les souvenirs dans les chambres d’un hôtel vénitien. Aussi la chambre est-elle un bon sujet d’art contemporain, permettant de rêver à la place de tout autre dormeur. C’est un fétiche de muséographie usagée : voir à Paris, à l’hôtel Sévigné autrement appelé Carnavalet, les chambres « reconstituées » de Proust, Léautaud, Anna de Noailles. Compressées dans l’espace et le temps, associant des morceaux de chambres diverses de ces écrivains, elles finissent toutes par ressembler à celle qu’a peinte Van Gogh à Arles : inhabitable, toute angulaire, qui ne vaut que par l’empreinte de son locataire. On s’y cognerait mais chaque pas entre la chaise et la porte est compté, le toucher du torchon et celui de l’édredon parfaitement respectés.
Et puisqu’on a prononcé le nom de Proust, redire très vite les premières pages de la Recherche : « Je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage ». Il y a toujours des livres dans les chambres de Dominique Gonzalez-Foerster. Le livre comme œuvre par définition ouverte, car qui oserait prétendre que l’être du livre se limite au texte dit ou imprimé ? Le roman, bien particulièrement, est aussi dans le corps de celui qui lit, dans le goût de la madeleine ou le son de la cloche, dans ses rires ou ses aigreurs d’estomac, dans la porte qu’il pousse en imagination, les champs traversés, orages, voire dans son suicide après avoir lu Werther : cinéma personnifié. Proust encore : « Quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ». Il a lu Rousseau renversé par un dogue allemand, qui perd conscience et se confond avec les arbres, les étoiles, la terre du chemin, qui perd tout ce qui est à lui et tout ce qui est au monde, sort de la métaphysique pour se réveiller dans la phénoménologie de Bergson, plus d’objet ni de sujet – un écran de projection à la place.
Le roman est aussi dans le corps de celui qui lit, dans le goût de la madeleine ou le son de la cloche.
À l’exposition Dominique Gonzalez-Foerster du Centre Pompidou, on trouve plusieurs films et quelques chambres, appelées « environnements ». L’une évoque Fassbinder. Une autre Jacques Demy. Il y a, au fond d’une chambre noire, une « apparition » en hologramme de l’artiste : elle incarne Fitzcarraldo chantant. Il s’agit d’un élément d’une œuvre plus vaste et mouvante, « M. 2062 », « opéra fragmenté et prospectif initié en 2012 dans lequel Dominique Gonzalez-Foerster apparaît dans des lieux et contextes différents ». Par exemple, au Palais de Tokyo, durant l’expo Parreno, en 2013, en Edgar Allan Poe. Mais comme on le sait, c’est plutôt au traducteur de ce dernier, Baudelaire, qu’on doit d’avoir révélé que la chambre est toujours Chambre double : « Sur ce lit est couchée l’Idole, la souveraine des rêves. Mais comment est-elle ici ? Qui l’a amenée ? quel pouvoir magique l’a installée sur ce trône de rêverie et de volupté ? Qu’importe ? la voilà ! je la reconnais. » Toute apparition est disparition, tout fantôme est reconnaissance : la chambre de Baudelaire s’effondre en taudis, le nimbe des voilages redevient poussière et la femme, spectre sépulcral.
Rien d’aussi grave chez Dominique Gonzalez-Foerster. Simplement, la chambre n’a jamais existé, ni son habitant (on jette ce qui est en double). L’écrivain Enrique Vila-Matas, son complice de discussion et de création, raconte dans l’essai Marienbad électrique que la « Chambre 19 », installée dans la rétrospective de Pompidou, est inspirée du film Si Paris l’avait su (So Long at the Fair) de Terence Fisher. « Il est de 1950, m’a-t-elle dit. Interprété par Jean Simmons et Dirk Bogarde. Il raconte l’histoire de Vicky Barton et de son frère Johnny qui vont à Paris visiter l’Exposition de 1889. Ils dorment à l’hôtel La Licorne, dans des chambres séparées. Quand la sœur se lève le lendemain de leur arrivée, elle découvre que son frère et sa chambre, la 19, ont disparu et que, comme si c’était trop peu, personne ne l’a vue arriver à l’hôtel accompagnée. »
Imitant Marilyn, Bob Dylan, Emily Brontë ou Ludwig II, Gonzalez-Foerster nage à la surface des personnages dont elle enfile le costume. Elle les rend poreux, aptes à l’ouverture. Elle s’y mêle peut-être aussi un peu, si l’on considère l’orthographe Lola Montez (et non Montes) de son « apparition » d’après Ophüls. De même, la chambre est une défroque qui nous invite à l’essayer : dans une des Chambres en ville, les journaux empilés ne demandent qu’à être feuilletés, la neige électronique emplit un écran de télé, un récepteur de téléphone reste décroché. Chambre au bois dormant qui travaille à créer. Dans le même essai déjà cité, Vila-Matas évoque DGF « la nuit, dans son atelier ». Elle corrige d’une note en fin de volume, p. 112 : « En fait je n’ai pas d’atelier et je n’en ai jamais eu. Mon atelier c’est la nuit. Allongée dans le noir, les pensées s’exposent et prennent forme. » (Virgile : « Il y a deux portes du Sommeil. L’une, qui est de corne, dit-on, donne une issue facile aux ombres vraies. Par l’autre, toute d’ivoire brillant, les Mânes envoient sur terre les songes faux. »). La forme est toujours ombre vraie chez Dominique Gonzalez-Foerster.
« Mon atelier c’est la nuit. Allongée dans le noir, les pensées s’exposent et prennent forme. »
Dans une partie de son cinéma, l’artiste essaie non seulement les lits et les habits mais les gestes et les esprits. Plus précisément elle se coule dans le processus créatif d’autres cinéastes, ce qui fait peut-être d’elle la meilleure critique cinéma du monde : puisqu’au lieu de dérouler en mots son sentiment à propos d’un film, elle en produit un autre, elle donne à expérimenter la forme même de son expérience. La maxime kantienne « penser à la place de tout autre » devient comme on l’a dit « créer (dormir) à la place de tout autre », non pas dans une tentative colonisatrice, bien sûr, mais au contraire dans un geste d’accueil. À ce titre, le film le plus fascinant montré à Pompidou est sans nul doute Belle comme le jour (2012), coréalisé avec Tristan Bera. Il constitue une préquelle au Belle de Jour de Buñuel et utilise des éléments du Belle toujours de Oliveira, mais se livre à un fétichisme (nuque, chaussures…) plus hitchcockien que buñuelien.
Visionner un extrait de Belle comme le jour.
La chambre d’hôtel (où Séverine ne se prostitue pas encore) est la matrice de ce jeu sur la doublure et le spectre : l’actrice Juliette de Ferluc devient, par la magie du maquillage et de l’habillement, un sosie envoûtant de Catherine Deneuve qui arrête le regard, statufie le film tout en le portant. On pourra si l’on souhaite gloser sur le « sens » de Belle comme le jour, le caméo post-mortem de Marcello Mastroianni ou la question de l’identité et du costume. Ce qui semble plus intéressant encore, c’est que ce soit la version de Dominique Gonzalez-Foerster d’un film archi-connu : qu’elle nous prête ses yeux et son cerveau pour le voir comme elle, y investir les mêmes références qu’elle. Qu’elle nous permette cette acrobatie, que Rainer Rochlitz assignait comme but à la critique : de « faire une autre expérience de l’oeuvre ». C’est-à-dire de nous mettre à créer nous-mêmes : réinvestir un certain nombre de formes reçues en partage dans d’autres œuvres qui n’existent pas encore. Dans Qu’est-ce que le curating ? (2011) livre de conversation à trois avec Hans Ulrich Obrist et Elie During, Dominique Gonzalez-Foerster évoque cette « hypersensibilité au temps » et à l’appel du futur de la timeline : « J’ai pris conscience que cette sorte de palimpseste, cette possibilité de montrer une exposition, n’est qu’une superposition d’expositions et d’œuvres, un ensemble de lien dans le temps et dans l’espace. (…) Même s’il s’agit ici d’un film, il y a des liens soit avec des œuvres qui ont été créées auparavant, soit avec des œuvres à venir ».
Ceux qui ne verront pas l’exposition parisienne peuvent du moins consulter les épisodes en ligne de l’émission Blow Up sur Arte, où Dominique Gonzalez-Foerster remixe Richard Fleischer, Antonioni et même Ralph Fiennes. Elle y propose une appréhension perceptuelle des films par des rapprochements avec sa cinémathèque intime : par exemple The Fog de John Carpenter (1980), qu’elle fond par le montage entre des plans du Désert rouge (1964) et d’Identification d’une femme (1982) pour en faire un troisième film. Dans un autre mix, elle confronte L’Eclipse (1962) et The Last Man on Earth de Salkow et Ragona (1964), qui partagent un même lieu de tournage (le quartier EUR de Rome). Dans ce dernier film, le héros, écrit-elle en sous-titre, « rencontre le fantôme de Monica. Elle ressemble étrangement à la Vitti. Mais c’est une autre femme. » La vraie est pourtant dans une autre chambre, tout à côté, fermée à clé.