D’un matérialisme à l’autre (1 / 4)
– par Alice LaguardaShowgirls (Paul Verhoeven, 1995).
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À l’occasion de sortie d’Elle, de la venue exceptionnelle du cinéaste au Café et de la programmation de plusieurs de ses films — Starship Troopers, Showgirls, La Chair et le sang… —, le Café en Revue entame une série de publications consacrées à Paul Verhoeven.
Quels statuts ont les personnages féminins dans les films de Paul Verhoeven ? On pourrait croire que l’image des femmes y est dégradée, outrancière, ou au contraire que le cinéaste suggère une supériorité des femmes sur les hommes, traités comme des êtres aux psychologies et comportements schématiques, primaires. Ce n’est sans doute ni l’un ni l’autre, les personnages semblant surtout partager une sorte d’égalité au sein d’un monde de faux-semblants, dépourvu d’idéal.
Une force particulière se dégage cependant des figures féminines. Il y va d’un mystère, des âmes comme des corps, qui s’explique notamment par la manière dont Verhoeven filme les mouvements complexes de ses personnages. Il serait ainsi réducteur de ne voir dans le cinéaste qu’un auteur naturaliste, fasciné par les représentations d’une humanité déréglée et violente. Cet essai en quatre volets — le dernier consacré à Elle, en salle et au Café le 25 mai — ce texte esquisse quelques hypothèses à partir de ces interrogations.
1. Au cœur et à l’écart du groupe
Dès les années 1970, les personnages féminins des films de Paul Verhoeven se distinguent des typologies dominantes du cinéma : loin des stéréotypes de la femme fatale et des garces d’Hollywood autant que des figures héroïsées ou compassionnelles de l’émancipation féminine ; très loin, également, du dolorisme ou de la mélancolie de ses contemporains d’Europe (Rainer Werner Fassbinder, Werner Schroeter). Le cinéaste semble privilégier une forme de réalisme pour dépeindre les trajectoires de femmes aux prises avec la violence des sociétés, avec l’assignation à un genre et aux fonctions de soumission qui s’y rattachent.
Cette vision s’inscrit dans un cinéma du groupe humain qui repose sur l’observation aiguë d’individus unis par des activités communes : faire la guerre, résister (La Chair et le sang, Soldier of Orange, Starship Troopers, Black Book), expérimenter des découvertes scientifiques et technologiques (Hollow Man, Robocop), intégrer le monde du spectacle (Showgirls), devenir professionnel de motocross (Spetters)… Explorant différents âges des sociétés humaines (du Moyen-Age de La Chair et le sang aux futurs dystopiques de Robocop, Total Recall et Starship Troopers), Paul Verhoeven s’attache ainsi à filmer les mouvements des êtres et de leurs corps en action au sein de mondes hostiles, durs, pris dans des tensions entre lutte des sexes et lutte des classes. Il y a en ce sens une égalité des hommes et des femmes dans ses films, face à l’adversité et à l’absurdité du monde humain, face à l’enfermement dans les stéréotypes, qui délégitime les accusations de misogynie vis-à-vis du cinéaste.
Ce qui intéresse Paul Verhoeven, ce n’est en effet pas l’expression d’une vision moralisatrice et manichéenne, mais l’acceptation de la versatilité des valeurs morales, des appartenances sociales et des rapports de force. L’une des spécificités des personnages réside par exemple dans le fait qu’ils apparaissent tour à tour dominants et dominés. Dans La Chair et le sang (1985), Martin (Rutger Hauer), leader d’une bande de mercenaires, se laisse séduire par leur prisonnière Agnès (Jennifer Jason Leigh) et tente de la tuer lorsqu’il s’aperçoit qu’elle l’a peut-être trahi. Il verra sa légitimité remise en cause par ses compagnons, puis échappera à la mort à la fin du film. L’héroïne de Katie Tippel (1975) s’émancipera du clan familial et de la domination masculine, mais elle sera aussi piégée par sa naïveté. Nomi Malone (Elisabeth Berkley) dans Showgirls (1995) passera de l’ombre à la lumière puis retournera dans l’ombre, de ses débuts comme strip-teaseuse exploitée par un propriétaire de bar à Las Vegas jusqu’à son départ de la ville, une fois devenue la nouvelle égérie du Stardust.
Les femmes ont à se battre au sein de groupes à dominante masculine pour trouver leur place et construire leurs propres trajectoires.
Il n’est pas surprenant alors que Paul Verhoeven s’intéresse à la figure de la prostituée, dont ses films offrent de multiples variations : Katie Tippel (Monique Van de Ven), Nomi Malone, Fientje (Renee Soutendijk) dans Spetters (1980) ou encore Rachel (Carice van Houten) dans Black Book (2006). Dans le sens où, au-delà d’une vision réductrice de la prostituée, les personnages s’exposent, s’exhibent et affichent leur infidélité vis-à-vis des normes sociales, morales, vis-à-vis de différentes formes de domestication et d’aliénation (enfermement dans le foyer, le clan familial, le travail…). Les femmes ont à se battre au sein de groupes à dominante masculine pour trouver leur place et construire leurs propres trajectoires. Ainsi, si la sexualité est l’un des lieux majeurs des rapports de forces, elle est aussi un outil pour progresser, apparaissant dépouillée d’affect, de profondeur sentimentale. Katie Tippel se prostitue un temps, poussée par la nécessité, ce qui lui permet finalement d’échapper à la misère et à la cupidité des siens grâce à sa rencontre avec un peintre, représentant d’une autre classe sociale. Nomi Malone dissimule son passé de prostituée pour prendre la place de Cristal Connors (Gina Gershon) au Stardust. Elle joue avec les doutes sur son identité afin de séduire ceux qui l’emploient : « Les choses ne sont pas univoques : certes les femmes sont victimes mais elles se servent parfois de leur condition de victimes pour gagner de l’argent. Et je crois qu’il faut accepter le fait que certaines d’entre elles le font délibérément, simplement pour améliorer leur qualité de vie. On retrouve cette idée dans Showgirls – même si je ne suis pas certain que l’on puisse qualifier Nomi de prostituée : elle se sert du désir qu’elle suscite pour atteindre une position en vue et gagner de l’argent.[1] »
Enfin, ces figures féminines s’inscrivent dans un cinéma des corps singulier. Elles semblent pouvoir tout intégrer, tout assimiler : les stéréotypes du féminin et du masculin, le surhumain, le monstrueux, la violence – et c’est par là que se révèle, encore, leur équivocité. Les identités bougent, changent. Des correspondances s’établissent entre le style cinématographique de Paul Verhoeven et les trajectoires des personnages : le goût du réalisateur pour la caméra mobile, pour un découpage sec, nerveux, illustre une recherche de fluidité et de complexité dans la représentation des mouvements des êtres. Mais il est sans cesse perturbé par un réalisme cru, des incursions de violence ou d’images fantasmatiques, comme les femmes apparaissent simultanément comme des êtres sophistiqués, machiniques, manipulateurs, et imparfaits, faibles et vulgaires : « Je ressens le besoin et le plaisir de recourir à l’exagération et au langage symbolique. Peut-être suis-je plus réaliste que naturaliste, mais l’exagération et l’hyperbole est alors partie de mon vocabulaire […] Je crois que j’utilise ce qui est autour de moi, à la fois en poussant et en réprimant les choses.[2] »
La perte de la douceur
Katie Tippel, Spetters et Black Book sont des récits d’apprentissage : vers une compréhension des mécanismes sociaux, vers la connaissance de soi. Les parcours des héroïnes épousent les mouvements et les mutations de la société hollandaise : l’émergence d’une conscience révolutionnaire au dix-neuvième siècle dans Katie Tippel, la seconde guerre mondiale dans Black Book (périodes de l’occupation et de la libération) et les conflits entre une jeunesse désœuvrée et un monde conservateur à la fin des années 1970 dans Spetters. Les femmes sont isolées au milieu de groupes d’hommes qui s’apparentent soit à une meute (les jeunes de Spetters qui convoitent Fientje, la vendeuse de frites), soit à une humanité écartelée entre vérité et apparences (il y a des traîtres chez les nazis comme chez les résistants dans Black Book), et encore, à un groupe élitiste et fermé (les bourgeois révolutionnaires de Katie Tippel).
La trajectoire de Katie Tippel peut d’abord faire penser à celle du personnage de Tess d’Urberville dans le roman de Thomas Hardy, adapté au cinéma par Roman Polanski (vie miséreuse, impossibilité de l’élévation sociale), mais elle est dénuée de toute dimension mélodramatique. Effrayée par la dureté du monde du travail (séquence de l’usine), violée par son patron, Katie se prostitue puis devient le modèle d’un peintre pour une réinterprétation de La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Sa progression s’opère à travers une métamorphose corporelle (elle change au fur et à mesure qu’elle s’élève socialement, perdant en vulgarité : le corps s’orne, se redresse). La jeune fille intègre un groupe d’amis bourgeois, devenant la maîtresse de l’un d’entre eux, Hugo (Rutger Hauer), mais celui-ci la quitte pour épouser la fille de son banquier. Versatilité des valeurs : Hugo se révèle plus opportuniste que Katie. Si les premiers plans du film introduisent une ambition, un rêve (vision de la jeune femme installée à la proue du navire qui lui a fait quitter sa Frise natale pour Amsterdam), le récit s’achève par un arrêt sur image où Katie lèche le sang du front blessé de celui qui deviendra peut-être son protecteur. La fin demeure ouverte, indécise : ce principe de construction met à distance toute vision morale. Dans Spetters, Fientje la vendeuse de frites suit un parcours similaire : son absence d’éducation, le manque d’argent et son rejet d’une société repliée sur des traditions religieuses rétrogrades la conduisent à utiliser son corps comme un outil de travail et de pouvoir, avec peu de scrupules. Mais son rêve de normalisation sociale est brisé à cause du suicide du personnage de Rien (champion de motocross devenu handicapé suite à un accident) et la conduit à se rabattre sur l’un de ses amis, Hans, avec lequel elle reprend le café du père de Rien. Le film se clôt par des plans sur la devanture du bar, affichant en lettres de néon les prénoms de la jeune femme et de son nouveau compagnon.
Les corps des jeunes femmes portent encore des traces de l’enfance, et dans le même temps leur blondeur excessive indique une facticité, des désirs de conquête.
Paul Verhoeven joue ainsi avec les décalages et les correspondances entre les parcours des personnages et la noirceur des mondes qu’ils traversent. Les corps des jeunes femmes portent encore des traces de l’enfance, ingénus, doux, et dans le même temps leur blondeur excessive indique une facticité, des désirs de débordement et de conquête. L’artifice de la blondeur est au cœur de Black Book : Rachel, juive hollandaise qui sera obligée de changer son prénom pour celui d’Ellis lorsqu’elle entrera en clandestinité, doit teindre ses cheveux et ses poils pubiens. Ce geste représente à la fois un acte de dissimulation nécessaire pour séduire et espionner l’ennemi (elle sera la maîtresse de Müntze, le chef de la Gestapo), et son entrée dans la Résistance, preuve de ses volontés de vengeance et de sacrifice (au début du film, la jeune femme assiste au massacre de sa famille par les nazis). Par ailleurs, la forte présence de la sexualité dans les trois films ne peut pas être considérée comme porteuse d’un message d’émancipation. Le sexe est un facteur de différenciation, de distinction qui permet de redistribuer les économies entre les corps, qui autorise les personnages à pouvoir se placer au centre du jeu – cette place demeurant toujours menacée, aléatoire, changeante. Dans Katie Tippel, la trajectoire de la jeune femme ne sert pas l’apologie d’une libération via un processus de conscientisation politique : le désir de révolution demeure très relatif, la sexualité comme les idées politiques des personnages sont des stratégies nécessaires pour modifier les rapports de force et les relations entre les corps, pour trouver une place. De même dans Black Book, où le sexe représente un outil parmi d’autres pour faire aboutir les projets de la Résistance, et où une tragédie chasse l’autre. Il ne semble pas y avoir d’émancipation pour Katie, Fientje et Rachel/Ellis, dont les trajectoires dépendent avant tout d’un jeu d’équilibre collectif.
[1]Propos de Paul Verhoeven, Nathan Réra, Entretiens avec Paul Verhoeven, Au jardin des délices, Pertuis, Rouge profond, coll. « Raccords », 2010, p.126.
[2]Ibid., p.70.