Le Café en revue D’un matérialisme à l’autre (3/4)
Critique

D’un matérialisme à l’autre (3/4)

par Alice Laguarda

Showgirls (Paul Verhoeven, 1995).

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Cet article fait partie d’un cycle

Troisième et avant-dernier volet d’un essai consacré aux figures féminines du cinéaste. Avant d’en venir à Elle : exhibition, performance, matérialisme subversif et post-féminisme.


Le cinéma de Paul Verhoeven présente des femmes aux corps exhibés et éprouvant du plaisir à cette exhibition. Les corps sont à la fois des instruments d’apparat, de combat et des simulacres qui traversent des mondes où dominent différentes formes de monstruosité dont les hommes autant que les femmes sont responsables. Ce pouvoir du corps est accentué par l’agressivité des images et des caractères des personnages, que figurent notamment les nombreux plans sur leurs visages et leurs regards défiant les autres.

VERHOEVEN MONTRE COMMENT LES FEMMES TENTENT DE SE SOUSTRAIRE AUX PIÈGES DES IMAGERIES, ET AUX SCHÉMAS QUI LES ACCOMPAGNENT.

Le cinéaste montre comment les femmes tentent de se soustraire aux pièges des imageries et des stéréotypes, et aux schémas conflictuels et manichéens qui les accompagnent. Les trajectoires des personnages sont les récits de luttes et de renversements successifs : de l’assimilation à un corps modelé, fabriqué, performant, au retour à un corps naturel, libre, fragile ; d’une innocence ou d’une perversité feintes, à la destruction des masques sociaux. La vulgarité et l’artificialité assumées des personnages, leur sexualité provocante mettent à mal la domination d’une certaine forme de perfection, de fonctionnalité imposées aux femmes. On peut dire qu’il s’agit pour les personnages de jouer à performer le féminin afin d’échapper à la reproduction, à la répétition des schémas dominants, institués, jusqu’à la nécessité vitale. Performer, c’est détourner, contourner, renverser : Nomi Malone n’a pas le style ni la maîtrise technique suffisante pour égaler Cristal Connors dans Goddess, le spectacle du Stardust, cependant elle prend sa place en la poussant volontairement dans les escaliers, en « cassant » le corps de l’autre ; Catherine Tramell, romancière riche et célèbre, affiche une image de contenance et de perfection, pourtant elle est peut-être une meurtrière sanguinaire. Le fonctionnalisme des corps, encore, est outré, poussé à son paroxysme : ainsi de la scène de sexe dans la piscine entre Zack Carey (Kyle MacLachlan) et Nomi, dont les mouvements rapides et déchaînés du corps sont comme la parodie d’une scène de film pornographique, un sabotage de ses valeurs performatives et spectaculaires. Par son androgynie, Christine dans Le Quatrième homme apparaît comme le jumeau physique de son amant Herman, créant un trouble supplémentaire chez Gerard Reve, le renvoyant à sa propre quête identitaire. 

On pourrait croire, ainsi, que les personnages vont jusqu’au surhumain, tant l’idée de performance les tient (les scènes de sexe et de danse dans Basic Instinct et Showgirls), mais ce mouvement, cette tension sont finalement toujours contredits par leurs imperfections, leurs faiblesses. Celles qui pouvaient apparaître comme des machines ou des « monstres », des êtres à la féminité trop ostentatoire, trop visible, demeurent humaines au sein d’un monde toujours menacé de basculer dans l’inhumain et le non-sens (la violence, les trahisons, la guerre ; l’« homme nouveau », l’hybridation avec la machine). 

Marilyn Monroe (Andy Warhol, 1967) / Turkish delights (Paul Verhoeven, 1973).

Le corps cherche à demeurer chair, mais d’une façon ambivalente, trouble. Le corps veut demeurer chair malgré tous les artifices, tous les simulacres disponibles. Les trajectoires des héroïnes de Showgirls et de Black Book illustrent cette tension. Nomi et Rachel/Ellis sont contraintes de modifier leurs apparences, de travestir leurs identités. Nomi doit « augmenter » son corps pour devenir la star du Stardust (entraînement physique, couches de maquillage, costumes : un monde des masques, du toc, de la surface auquel fait écho le décor surréel de Las Vegas). Rachel/Ellis doit laisser de côté ses principes moraux pour aider la Résistance. Elle couche avec Müntze (Sebastian Koch) « pour la bonne cause », mais elle semble tomber amoureuse de lui et sera un temps considérée comme traître. Michel Chion le disait d’une autre façon à propos de La Chair et le sang : les personnages sont « sans doute brutaux, avides, frustres et volontiers cruels pour les hommes, opportunistes et perfides pour les femmes, mais ils sont tous en même temps naturellement opaques, indécidables, ambigus et pas sûrs, parce qu’humains, de ce qu’il faut faire et de ce qu’ils font. Même si leurs actes, par la force des choses, les nécessités de la survie et les impulsions du sexe, ne sont rien moins qu’ambigus, eux le sont. Car ils ne sont castrés, ni de leurs corps, ni de ce qu’ils ont d’intelligence, ni de leurs aspirations.[1] » 

Ceci est possible parce que ce qui intéresse peut-être le plus Paul Verhoeven, c’est de maintenir malgré tout un mystère chez ses personnages féminins. Ainsi de la scène qui clôt Basic Instinct. Le cinéaste filme Nick Curran et Catherine Tramell faisant l’amour en reprenant certains éléments de la séquence d’ouverture, où un homme était exécuté pendant l’acte sexuel par une femme blonde ressemblant à l’héroïne. Le suspens est à son comble, mais Catherine ne tue pas Nick, bien que le plan final révèle que l’arme du crime (le pic à glace) est en place sous le lit. Basic Instinct joue parfaitement, jusqu’au bout, de la dialectique du visible et du dissimulé. C’est aussi une forme de mystère qui définit Rachel/Ellis dans Black Book, sorte de synthèse des personnages féminins de Paul Verhoeven, à la fois victime et responsable, calculatrice et innocente. À la fin de La Chair et le sang, Agnès libérée de la horde de ses ravisseurs, réfugiée dans les bras de Steven, regarde vers le château en flammes : aperçoit-elle Martin en train de s’enfuir, alors qu’on le croit mort ? Regrette-t-elle la vie avec lui ? Le maintien de ces hésitations montre que le cinéma de Verhoeven est avant tout un art du mystère des êtres, et en particulier des femmes[2], dans lequel les personnages sortent ou triomphent des pièges, des schémas manichéens sans que l’on sache jamais vraiment pourquoi.

Le cinéma de Verhoeven est avant tout un art du mystère des êtres.

C’est aussi que, par l’absence de psychologisation des personnages, le corps est mis à égalité avec l’esprit et la parole. Verhoeven rejette la vision culturelle occidentale qui consiste à imposer une dichotomie entre le corps et l’esprit. Ce principe d’égalité implique de trouver un registre de représentation particulier. On parle ainsi souvent de naturalisme à propos du cinéaste, à cause du réalisme cru, de la trivialité présents dans ses films, mais ce sont un faux naturalisme, un faux réalisme. Tout l’intérêt est qu’ils sont travestis, parasités d’outrance, de grotesque, d’invraisemblances, de fantastique : « S’il part du réalisme, ce n’est que pour mieux le travestir », note Nathan Réra à propos du Quatrième homme[3]. Cette idée de travestissement se traduit par exemple dans les très nombreux plans sur les reflets des personnages dans les miroirs (Le Quatrième homme, Showgirls, Basic Instinct) ou encore les images d’ombres chinoises (le sexe en érection du chapelier dans Katie Tippel ; Agnès et Martin dans La Chair et le sang). 

Les personnages féminins de Verhoeven seraient ainsi les vecteurs d’une forme de matérialisme subversif, parce que leur représentation échappe à toute idéalisation et à toute compassion (comme chez Pier Paolo Pasolini et Rainer Werner Fassbinder par exemple, qui se sont également intéressés à la figure de la prostituée), comme à toute explication d’ordre moral. En ce sens, ce cinéma de Verhoeven serait post-féministe plutôt que féministe[4]. Si une possible dimension féministe émerge en effet dans son œuvre à partir du milieu des années 1970 – il y va d’une critique du puritanisme, du sexisme et du conservatisme des sociétés -, une autre question s’y ajoute : comment une forme de matérialisme incarné par les personnages féminins (mettant en scène la sexualité et le corps comme outils de stratégies individuelles ou collectives, par-delà le Bien et le Mal) s’augmente, est subvertie par un mystère qui vient brouiller, complexifier l’interprétation de leurs trajectoires. Cette tension est mise en confrontation avec un autre type de matérialisme, celui des sociétés qui mêle cynisme, cupidité et enfermement dans les pulsions les plus primaires, c’est-à-dire un matérialisme déceptif, bête, cruel et trivial, que Paul Verhoeven ne cesse via ses héroïnes de malmener.

Showgirls.

Showgirls.

[1] Michel Chion, Cahiers du cinéma, n° 377, novembre 1985, p. 58.

[2] Les personnages masculins paraissent davantage soumis aux injonctions sociétales, davantage enfermés dans des postures, des rôles sociaux (chefs de bandes, représentant de la loi, producteur, chef de la Résistance…). La plasticité des rapports sociaux est plus forte chez les personnages féminins.

[3] Nathan Réra, Entretiens avec Paul Verhoeven, Au jardin des délices, Pertuis, Rouge profond, coll. « Raccords », 2010, p.58.

[4] Il faut relier cette formulation au moment postmoderne dans la culture et les arts, dont une part du cinéma rend compte à partir des années 1970-80. On peut par exemple considérer que Brian de Palma poursuit une voie similaire, en particulier lorsqu’il propose dans Femme fatale (2002) une déconstruction des stéréotypes de genre – qu’ils soient cinématographiques (film noir, érotique, d’espionnage…) ou liés aux identités sexuelles -, plus sophistiquée sur les plans de la narration et de la mise en scène que dans ses films précédents (Body Double, Pulsions).