Présentation

La séquence d’ouverture et le retour à la cité posent les enjeux du film par la représentation du combat mené par les filles sur un terrain de jeu masculin. Ces deux séquences présentent aussi Marieme dans ses multiples identités : elle s’inscrit dans un univers patriarcal (elle supplée sa mère auprès de ses sœurs), mais pratique aussi un sport masculin et s’engage dans une histoire d’amour interdite avec un ami de son frère.

Activité
Analyser le sens métaphorique des deux premières séquences en relevant les effets de contraste : sons, couleurs, traitement de l’espace.





Les combattantes

Le film débute sur un terrain de sport, où des filles de couleur noire s’affrontent dans un match de football américain. Leurs silhouettes apparaissent d’abord en gros plan de manière frontale à l’écran, elles entrent sur le terrain comme nous entrons dans le film, sans qu’on puisse déceler au départ qu’il s’agit d’une équipe de filles.

La réalisatrice filme la beauté de l’effort, de la performance sportive des filles puissantes et pleines d’énergie qui évoluent ici sur un terrain traditionnellement réservé aux garçons. Le football américain est en effet réputé comme un sport très violent, pour lequel il faut un équipement approprié (casque, plastron, jambières, etc.). L’agressivité des filles est d’ailleurs visible à certains échanges de regards, aux casques et plastrons qui se heurtent en corps à corps, ou encore à leur maquillage guerrier.

Les casques constituent un élément de protection, mais peuvent aussi évoquer des muselières qui soulignent l’agressivité (l’équipe engagée par Céline Sciamma pour le tournage se nomme « les Molosses d’Asnières » ; on verra plus tard deux bandes rivales de filles s’agresser d’abord verbalement dans une station de métro, puis Lady affronte une autre fille dans un combat qui n’est pas sans évoquer les combats de chiens). Plus largement ce casque, et la protection de la bouche empêchent aussi les filles de s’exprimer librement. Leur équipement constitue une armure qui leur fait aussi conserver leur anonymat. C’est comme une seconde peau protectrice (cf. les vêtements amples que Marieme recommande plus tard à sa sœur pour cacher sa poitrine naissante).

La réalisatrice les filme aussi en plans serrés, comme un corps collectif indivisible. On pourra remarquer de manière fugace le visage de Marieme, mais sans qu’on puisse pour l’instant l’identifier comme l’héroïne du film et c’est sur le but marqué par une autre joueuse que la caméra de Céline Sciamma s’est attardée.

Cette équipe qui préserve l’anonymat de l’héroïne au yeux du spectateur / guetteur que nous sommes se retrouvera plus tard quand la bande de filles protégera également Marieme.



Retour à l’invisibilité

La fin de la séquence d’ouverture montre les filles qui lèvent le poing vers le ciel, comme un manifeste en acte de la féminité, un cri d’affirmation d’une autre façon d’être une femme. Mais l’élargissement du champ dans ce plan d’ensemble est aussi le moment d’une certaine forme de désillusion qui pose un des enjeux fondamentaux du film : c’est sur un terrain sans spectateurs qu’avait lieu le match alors que l’éclairage de toute la séquence, très coloré, pouvait nous amener à penser le contraire. Les projecteurs s’éteignent de manière assez brutale, comme pour couper court à l’élan de joie des filles qui cependant déborde par le raccord son sur le titre. Cette absence de témoin se retrouve sur le plan social dans le film : les filles ne peuvent s’émanciper en pratiquant les activités associées au masculin qu’en dehors de tout regard de la part des garçons. Un des enjeux sera donc pour la réalisatrice de donner à voir des jeunes filles noires qui demeurent souvent invisibles, dans la cité, mais aussi plus largement dans le genre du film de banlieue et le cinéma français.





L’espace de la cité

Sur ce deuxième « terrain » qui est le « territoire » des garçons, les filles deviennent objets de tous les regards, et en particulier ceux des grands frères. La loi tacite de la cité les contraint à adopter une série de codes à l’opposé de ce que nous montrait la séquence d’ouverture, car les filles ont intégré l’idée qu’elles devaient se taire dans cet environnement. Céline Sciamma, pour accentuer le malaise et le caractère anxiogène, joue sur plusieurs contrastes.

Contraste sonore
La séquence d’ouverture débutait sur le titre technoélectro Dark Allies du groupe Light Asylum (dont les paroles peuvent trouver un écho dans le film) et s’achevait sur le cri de guerre tribal des filles. Elles sont encore exubérantes au début de cette séquence, mais la musique de fosse a disparu et le silence se fait dès que se profilent les silhouettes des garçons. Seuls demeurent de manière assourdie les bruits des conversations des garçons et leurs interpellations hors-champ envers les filles. L’ensemble crée une tension et un univers assez angoissants.

Contraste visuel
Face à l’ouverture du film très colorée, l’éclairage est ici beaucoup plus sombre. Céline Sciamma a tourné cette scène la nuit en décors naturels, mais avec un éclairage artificiel en accordant une place assez importante à des tonalités ocres. Les garçons sont par ailleurs filmés le plus souvent en position statique, en surplomb et en légère contre-plongée (qui accentue l’impression de leur supériorité) et leurs silhouettes demeurent floues ou sont réduites à des ombres inquiétantes. La réalisatrice réutilise un élément du réel (« les guetteurs » à l’entrée des cités) pour le transformer et faire des garçons les gardiens de la cité-citadelle, sorte de prison à ciel ouvert, ou des cerbères à l’entrée des Enfers. Il faut d’ailleurs franchir une passerelle, qui marque la frontière, pour entrer dans la cité.

Contraste au niveau du montage
La première scène est montée en plans serrés, avec beaucoup de cuts, mais elle est aussi dilatée par des ralentis, dynamisés par la musique, avant le plan d’ensemble final. Ici, la scène est tournée en plans plus élargis, la caméra suit les jeunes filles inquiètes et sur leurs gardes, ce qui fait qu’on découvre les lieux en même temps qu’elles. L’impression d’angoisse est renforcée par le format d’image Scope qui ne donne pas à voir la verticalité des bâtiments (sauf dans le cas de la contre-plongée du début de la scène qui donne aux immeubles un aspect fantomatique extrêmement inquiétant).




Mise en scène de Marieme

Sur le terrain de sport, les filles formaient une équipe, un corps collectif. Là, elles ne sont au mieux qu’un groupe d’où émergent quelques visages et qui ne va pas tarder à se fractionner. Quand elles ne sont plus que deux ou trois, les interpellations des garçons commencent. Les filles ne peuvent répondre face à ces agressions sinon elles transgressent l’ordre patriarcal qui règne en maître.

L’héroïne n’est pas immédiatement identifiable et n’apparaît toujours pas distinctement dans les premiers plans. Il faut que le groupe se disloque pour qu’émerge enfin la figure de Marieme comme personnage principal. Cet effet de retardement renvoie à la construction du film : c’est l’appartenance à une bande puis la séparation d’avec celle-ci qui va conduire l’héroïne à se transformer et à grandir.

Marieme s’affirme aussi et surtout dans un geste qui peut paraître anodin, mais qui est dans le contexte de la banlieue d’une audace absolue : elle dézippe son sweat avant de croiser Ismaël, le garçon dont elle est amoureuse. C’est d’abord elle-même qui salue le garçon et lui pose des questions. Elle prend l’initiative en affirmant son droit à la sexualité, son droit à disposer de son corps là et quand elle le souhaite. Cela se concrétisera plus tard dans le film dans la scène d’amour avec le jeune garçon.